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Parmi les remerciements qui concluent le générique de Memoria, le nouveau film du thaïlandais Apitachtong Weerazethakul tourné en Colombie (son premier film tournée à l’étranger), figure le Mapa teatro de Bogota. Dans les remerciements mentionnés dans le programme de La lune en Amazonie, le nouveau spectacle du Mapa teatro mis en scène par Heidi et Rolf Abderrhalden, figurent les noms d’Apitachtong Weerazethakul ainsi que celui de la principale interprète du film, Tilda Swinton et celui de l’acteur Daniel Jimenez Cacho.
Mais ce n’est pas tout. L’actrice Agnès Brekker, présente dans le film, est aussi l’une des interprètes du spectacle du Mapa teatro qui était en préparation lorsque le cinéaste est venu travailler en Colombie. Dans La lune en Amazonie, l’actrice revient sur « une scène très difficile » du film où le réalisateur thaïlandais a interrompu le travail pour demander à ses interprètes de parler d’eux, de ce qu’ils font dans leur vie. A Agnès Brekker il demande ce qu’elle fait avec le Mapa teatro. « Je lui ai répondu que la nouvelle création tournait autour de l’existence d’un peuple autonome isolé de l’Amazonie colombienne . L’étrange sensation que je ressentais dans mon corps, pendant que je leur parlais des autres modes d’existence, serait finalement la cause de la maladie de mon personnage et le thème de la conversation de cette scène dans le film ». L’entrelacement le dispute à la porosité.

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Le spectacle s’ouvre par une colonne lumineuse étroite dressée verticalement au centre de la scène plongée dans le noir. Puis, lorsqu’elle pivote, on comprend que la colonne constitue l’épaisseur d’un mur qui sépare la scène en deux. Est-ce là de l’autre côté , que vit ce peuple autochtone qui a choisit de rester dans l’isolement depuis un siècle, « de l’autre côté de frontière » ?
Frontière et isolement font écho au confinement que nous avons connu partout dans le monde, lequel chavirantt le jeu s’invite dans le spectacle : « pendant que nous cherchons des indices de l’existence d’êtres isolés par leur propre détermination, le monde s’arrête. L’éruption d’un virus nous coupe l’air et nous oblige à rester seuls et immobiles. Quelle ironie, c’est nous qui sommes à présent les ‘isolés’ » entend-on dans La lune en^Amazonie. Beau jeu d’échos et réminiscences.
Au bruit qui claque violemment aux oreilles de l’ héroïne du film et qu’elle est seule à entendre, correspond le jaguar qui (projeté) traverse la scène. On entre dans un « rêve dévoré par l’esprit d’un jaguar à tête humaine » même si la dite tête n’est pas encore là comme telle. « Comment pouvais-je croire que je n’étais pas un homme ? Est-ce que j’étais en train de rêver ? Est-ce que j’étais dans le rêve d’un autre ? » entend-on dans La lune en Amazonie. Et si le spectacle était entré dans le rêve de Memoria après avoir contribué à initier le réalisateur et ses amis aux secrets de la forêt amazonienne ?
Scène du spectacle (j’allais écrire « scène extraordinaire du spectacle », mais toutes le sont), l’actrice Agnès Brekker reçoit un coup de film de l’acteur Daniel Géminez Cacho qui a, lui aussi, tourbé dans le film. Il dit avoir eu dans la nuit une vision qui lui a rappelé l’histoire racontée la même Agnès dans le film : « Dans cette vision, j’entrais chez un homme qui s’était échappé de la jungle. Il avait quelque chose de brillant dans la poche. Je lui demandais : qu’est-ce que vous avez dans votre poche ? Il me demanda de le suivre, je l’ai suivi. Toute la nuit, de pièce en pièce. J’étais fatigué, je lui demandais encore : qu’est-ce que vous avez là, dites-le moi ? C’est la lune d’Amazonie. Et je ne suis souvenue de toi ».
A la fin du spectacle La lune en Amazonie, le jaguar dit : « Me tuez pas – vous faites aussi partie de ma parenté. Oui vous. ». Qui vous ? Apitachtong Weerazethakul ? Les acteurs et metteurs en scène du Mapa teatro ? Nous ?
Le film Memoria est sorti en salle en France le 17 novembre dernier. Le spectacle La lune en Amazonie allait se jouer les deux jours suivants au Phénix de Valenciennes dans le cadre du festival Next, au cœur d’une tournée commencée en Allemagne, passée par la Suisse, Paris (le théâtre des Abbesses), pour s’achever il y a quelques jours sur la scène du Théâtre national de Wallonie à Bruxelles. On pouvait donc voir un jour le spectacle et le lendemain le film. Ce que j’ai fait. Sous l’œil du jaguar.