Voir un nouveau et très attendu spectacle de Krystian Lupa retiré de l’affiche, anéanti, alors qu’il est presque sur le point de rencontrer le public, est un crève cœur dont on ne se remet pas.
A la Comédie de Genève où il devait être créé, au Festival d’Avignon où on l’attendait avec empressement, Krystian Lupa devait nous embarquer dans les méandres des Émigrants de W. G. Sebald avec une troupe francophone (suisse et française). Le spectacle vient d’être annulé par la direction du théâtre sous la pression de l’équipe technique à quelques jours de la première. Une direction du théâtre, par ailleurs sur le départ, puisqu’elle s’apprête à donner les clefs à la future directrice, Séverine Chavrier. Cela devait être un dernier spectacle triomphal pour la direction, c’est un terrible fiasco. Annulé à Genève, le spectrale spectacle n’ira pas non plus au Festival d’Avignon. D’un côté il manquait un lieu pour accueillir les ultimes jours de travail, de l’autre le sponsor suisse qui finançait en partie l’opération avignonnaise s’est retiré. Quelle tristesse, quel gâchis.
En cause, au delà des prises de becs, des méthodes de travail opposées entre l’équipe artistique de Lupa et l’équipe technique de la Comédie de Genève. Lupa s’est expliqué dans la presse française (Libération, Le Monde), reconnaissant, en s’en excusant, des tensions, des mots excessifs. Mais n’est-ce pas là souvent le lot commun à toute création intense qui met les nerfs à vif, favorise les montées d’adrénaline dans sa dernière ligne droite ? On espérait un accord possible de dernière minute, ce fut tout le contraire : une pétition contre Lupa menée par l’équipe technique dénonçant les méthodes de travail du metteur en scène polonais, au demeurant toujours les mêmes depuis des lustres. A ma connaissance -déjà ancienne- du travail de Lupa, une telle mésaventure ne lui était jamais arrivée. Des tensions, oui, mais une rupture, une exclusion du plateau comme on le lui a signifié, jamais. Lupa parle d’un contraste entre deux mondes. « L’équipe technique qui ne voulait rien changer à ses façons de travailler a fait du forcing auprès des directeurs de la Comédie de Genève, malgré les tentatives de ces derniers pour calmer les choses. Je trouve ce forcing scandaleux. Pas par rapport à moi, mais par rapport aux acteurs » a déclaré Lupa dans un entretien au Monde.
Qu’il travaille en Suisse comme à Lausanne où il a créé Salle d’attente, en Lituanie où il a créé la Place des Héros, en Chine, en Espagne, en France (Perturbation venu au Théâtre de la Colline par exemple) ou, le plus souvent en Pologne, Krystian Lupa mène toujours tout de front ; l’établissement du texte, la scénographie, les lumières (il signe les trois) , les sons et musiques, et, bien sûr, le travail avec les acteurs. De front et non séparément.. C’est là sa façon de travailler. Lupa ne met pas en scène, il compose un spectacle dont tous les éléments sont solidaires et tracent leur route ensemble. De même, lorsqu’il enseignait à l’école de théâtre de Cracovie, rien n’y était habituel, normatif. « Enseigner consiste à ne rien enseigner, à ne jamais parler de recettes, mais à transmettre ce que l’on au plus profond de soir, ne disait il un jour. Ce secret intérieur, ce n’est pas non plus une méthode. Cela à voir avec des sphères personnelles vives et intenses, touchant au pourquoi on fait du théâtre ».
Pour le programme qui devait accompagner le spectacle, Arielle Meyer Macleod de la Comédie de Genève, s’était entretenue avec les acteurs. Les français Pierre-François Garel et Mélodie Richard avaient déjà travaillé avec Lupa. « Il active en lui un état animal d’où surgissent des intuitions créatives, et nous contamine, nous fait accéder à un état où tout ce qui nous entoure, partout, tout le temps, ouvre notre imaginaire. » dit-il. « Si on a déjà en soi un désir d’intensité, une propension à l’amour fou, travailler avec lui est un cadeau, parce qu’il nous donne la possibilité d’être en permanence dans cet état d’amour fou, par pour lui -il garde une grande distance avec nous- mais pour le mystère dans lequel il nous plonge » dit-elle. Pierre Banderet et Philippe Vuilleumier, deux acteurs suisses de la distribution parlent de Lupa comme d’un « medium ». Et Aurélien Gschwind : « à l’inverse du processus habituel, dans lequel on travaille les scènes encore et encore, Lupa repousse le moment du plateau pour mieux le préserver et le rendre encore plus précieux et magique ». Manuel Vallade travaille avec Lupa pour la première fois : « ce travail nous emmène des zones inexplorées pour créer d’abord un paysage intérieur d’où naissent non des personnages mais des situations, des rapports, des états. Ensuite seulement surgit la parole, dans le creux de laquelle se dessine alors un personnage fait surtout de ce qu’il ne peut pas dire, de tous ces mots qui, comme dans la vie, sont empêchés ».
L’actrice polonaise Ewa Skibińska qui était dans le Procès ou Des arbres à abattre, spectacles que l’on a pu voir en France, jouait également dans Capri, l’île des fugitifs d’après Malaparte, spectacle qui n’a malheureusement pas été programmé sur une scène française. Elle parle bien du travail avec Lupa : « Grâce à Krystian, j’ai appris à construire le personnage dans un sentiment de corps en rêve. Faire sortir le fou qui se loge en moi. Éteindre mon cerveau. Ne pas faire de mon rôle un puzzle. Soigner l’état de transes et les paysages douloureux. Jouer avec mon être. Ce sont les appuis donnés par Lupa dont je me souviens le mieux ; même s’il y en a des centaines ». (1)
Avant Les émigrants, Lupa avait déjà approché l’œuvre de Sebald avec Austerlitz au Jaunimo Teatras de Vilnus en 2020. Il s’en était entretenu avec Tomasz Domagala, entretien publié dans un numéro de la revue théâtre/public entièrement consacré à Lupa (2).Extrait :
« Sebald écrivain est un homme solitaire, sauvage qui emprunte ses propres chemins.Il existe de nombreuses descriptions de ses voyages, pendant lesquels il se perd pour retrouver en lui le fou qui se cache, dont, nous le savons tous, chaque artiste a besoin dans le processus de sa création. L’écriture ne lui venait pas facilement, il n’avait pas selon lui, suffisamment de folie intérieure, cette substance indispensable à l’écriture. Il était obligé, selon ses dires, de la faire ressurgir, de la stimuler et ensuite de l’isoler. A vrai dire, Sebald, probablement en suivant Bernhard, aimait user de diverses mystifications. Il entremêlait chaque fois toutes sortes de pistes, en les faisant dialoguer entre elles. Les plus personnelles prenaient toujours le dessus. Les protagonistes étaient tissés de ses propres expériences intérieures. Il fomentait une mystification avec les éléments de certaines trames, jouant avec leurs divers assemblages. »
Faute de Genève et d’Avignon, espérons que le spectacle Les émigrants soit programmé comme prévu du 11 janvier au 2février 2024 au Théâtre de l’Odéon. Soyons fous et rêvons qu’un autre théâtre ou le même programme Austerlitz. Un festival Lupa-Sebald !
Blessé, secoué, désespéré, après l’annulation du spectacle, Krystian Lupa est retourné chez lui à Cracovie. Tôt ou tard, il faut qu’il revienne. Son spectacle Les émigrants doit avoir lieu. Les actrices et les acteurs du spectacle sont comme orphelins. Lupa reviens !
(1) extrait de Krystian Lupa, les acteurs et leurs rêves par Agnieszka Zgieb, collection Les voix de l’acteur, Éditions Deuxième époque. Une suite (même autrice, même éditeur) doit paraître début juillet.
(2) théâtre/public N°240, juillet-septembre 2021