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Billet de blog 13 janv. 2023

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Kiev-Pirandello, aller-retour avec escale à Vire

En adaptant librement « Les géants de la montagne », l’ultime pièce inachevée de Luigi Pirandello, Lucie Berelowitsch, entourée de collaborateurs ,d’actrices et d’aceurs parlant français, offre un écrin à ses amies ukrainiennes, actrices, chanteuses, musiciennes et compositrices formant les Dakh Daughters

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Illustration 1
Scène de "Les géants de la montagne" © Simon Gosselin

C’est à Kiev, sur la place Maidan, au plus fort de l’occupation, que Lucie Berelowitsch, en 2014, a rencontré celles qui allaient constituer les actrices, musiciennes et chanteuses des Dakh Daughters, Natacha Charpe-Zozul, Natalia Halanevsych, Ruslana Khazipova, Solomia Melnik et Anna Nikitina. Puisant dans le riche répertoire ukrainien, elles signent aussi, et de plus en plus, des compositions personnelles. C’est au sein du théâtre Dakh, créé et dirigé par le metteur en scène Vlad Troitskyi et où elles jouaient dans ses spectacles que le groupe de filles s’est créé avec la complicité de Vlad, déjà à l’origine du groupe musical DakhaBraha, un groupe qui, aujourd’hui, tourne dans le monde entier.

Lucie Berelowitsch a tout de suite voulu travailler avec les Dakh Daughters, ce groupe de filles actrices et musiciennes et c’est dans l’avion qui la ramenait une nouvelle fois de Kiev à Paris qu’elle a songé à Antigone, celle de Sophocle mais aussi celle de Brecht. Le spectacle réunissait les Dakh Daughters (toutes formaient un chœur et l’une d’entre elles, Ruslana, jouait Antigone) et des acteurs français (dont Thibaut Lacroix qui a cofondé avec Lucie Berelowitsch la compagnie Les trois sentiers). Ce spectacle étonnant (lire ici) a été fortement remarqué et devait effectuer une longue tournée quand le Covid a tout arrêté.

Entre temps, Lucie Berelowitsch a été nommée à la direction du Centre Dramatique National de Vire. Ville devenue, avec la guerre en Ukraine, un havre pour nombre d’Ukrainiens dont Vlad Troitskyi qui est aujourd’hui un metteur en scène privé de tout : il est loin de son Dakh teatr laissé en jachère à Kiev, il a des projets mais, en France, pas de quoi les porter et surtout pas les financer. Les Dakh Daughters qui sont comme ses filles, elles, vont de concert en concert. Elles étaient à Avignon le dernier soir sur la scène aux côtés d’Olivier Py.

C’est pour elles que Lucie Berelowitsch a songé à mettre en scène une adaptation de la pièce inachevée de Pirandello Les Géants de la montagne. Une pièce qui fascine tous les metteurs en scène bien qu’inachevée ou parce qu’inachevée. On se souvient de la mise en scène de Georges Lavaudant avec dans le rôle du magicien Cotrone le regretté Gabriel Monnet, de celle de Klaus Mikael Grüber avec les élèves du Conservatoire national de Paris et avec Michel Piccoli dans le même rôle. Quant à Giorgio Strehler, il a monté plusieurs fois cette pièce qu’il chérissait. Dans Un théâtre pour la vie (traduit chez Fayard)  il écrit : « Cotrone : résumé de tous les genres du théâtre, à commencer par un acte de foi dans les possibilités de la poésie. Il invite à croire, comme les enfants, au jeu, aux artifices de l’art sans demander de raison, sans définir ».

Ce personnage central disparaît dans l’adaptation de Lucie Berelowitsch, une partie de ses répliques sont attribuées à d’autres personnages. Elle s’en explique en disant vouloir travailler avec un ensemble et non sur un personnages central. « Les Dakh Daughters incarnent tous les habitants de la ville, l’esprit de Cotrone compris » souligne-t-elle.

Pour ouvrir le spectacle la metteure en scène a écrit un court prologue où Pirandello, sur son lit d’agonisant, s’adresse à son fils Stefano et lui confie ce qui pourrait être la fin de la pièce. De fait, Stefano , à partir des notes de son père, a bricolé une fin possible de la pièce avec les géants qui, descendus de leur montage, se livrent à un massacre. Final qui est un sujet de disputes sas fin chez les pirandelliens et ne manqsue pas de troubler celles et ceux qui mettent en scène Les géants de la montagne

Après ce court prologue inventé, la pièce commence comme elle a été écrite avec l’arrivée de la troupe des comédiens dans une villa qu’ils prennent ou veulent prendre pour un théâtre. « Ce qui m’intéresse, dit Lucie Berelowitsch, c’est de montrer en quoi cette villa est un endroit de protection pour des réfugiés de la société. » Ce qui renvoie, en miroir, à l’accueil des Dakh Daughters et d’autres Ukrainiens comme Vlad Troitskyi, à Vire.

Le décor touffu signé Hervé Cherblanc multiplie les échappées possibles de cette villa aux allures de caverne de fortune (le décor est fait en grandes partie fait d’éléments récupérés) .Sur le côté gauche sont installés les instruments de musique des Dakh Daughters (piano, batterie, violoncelle, violon, guitare électrique) lesquelles habitent la villa.

Illustration 2
L'orchestre de la villa © Simon Gosselin

La pièce avance ainsi en entrelaçant, dès la première scène, l‘adaptation libre du texte de Pirandello et les nombreuses propositions musicales des Dakh Daughters avec la complicité de Vlad Troitskyi , tout spécialement écrites pour le spectacle et qui en sont comme la respiration.

Dans une didascalie, Pirandello écrit  : « On entend venant de l’intérieur de la villa et accompagnés d’instruments étranges, un chant à rebondissements qui tantôt éclate en cris inattendus, tantôt fléchit en des glissements téméraires jusqu’à se laisser attirer comme dans un tourbillon auquel il s’arrache soudains en prenant la fuite comme un cheval emballé ». En miroir, ce chant des Dakh Daughters, toutes loin de leur logis ukrainien  « « Maison/Maison/A la maison/A la maison/Il fait bon/ A la maison sans maison/ Je suis sans abri dans la maison/ Je suis fatiguée sans maison/ Je roulais, marchais, errais et j’ai oublié/ Comment c’est à la maison/ Et à la maison/ Il fait bon/ chau». Avec, en contrepoint ce que dit Ilse dite la comtesse (Marina Keltchewsky), la grande actrice de la troupe, aux habitantes de la maison , encouragée par le comte, son époux (Jonathan Genet) : « mais vous devez me croire/Je vous apporte des témoignages/ Ce sont toutes de pauvres femmes,/de pauvres mères comme moi, /des voisines... » Et Anna et Solonia, (deux des Dakh Daughters) de répliquer « ah mais ils sont en train de jouer » dit l’une et l’autre « C’est du théâtre ? Ce sont des acteurs ? » Redoublement du vertige pirandellien

Baptiste Mayoraz (comédien permanent du Préau de Vire) conclut le premier acte : « Et c’est ainsi qu’ils sont arrivés sur l’île et qu’ils sont entrés pour la première fois dans la villa. La troupe n’était plus la même et ne comptait pas beaucoup d’anciens. Diamante, Spizzi, Battaglia, Sacerdote, Mumachi et tous les autres n’étaient plus avec eux. Ils étaient fatigués,inquiets, nils n’avaient pas dormi depuis longtemps ». Tous les noms cités sont ceux de personnages de la pièce de Pirandello qui ont disparu dans l’adaptation de Lucie Berelowitsch.

Et les Dakh Daughters de jouer et chanter encore et encore la maison que l’on a fermée pour la quitter avant un jour d’y revenir et mettre la clef dans la serrure. C’est ainsi que le spectacle avance, de pantins en fantômes, jusqu’à son terme, en miroitant..

Créé au TNBA de Bordeaux , le spectacle y sera donné ce soir une dernière fois avant de regagner le Préau de Vire du 19 au 21 janvier. Le spectacle le sera en tournée la saison prochaine ( à Limoges, Poitiers, Bayonne, Dieppe, Évreux, Thionville, etc.)

L'avant-scène théâtre publiera dans son numéro de février l'adaptation de "Les Géants de la montagne"par Lucie Berelowitsch ainsi que le texte " Danse macabre" par le Dakh théâtre.

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