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C’est l’ultime, la plus belle et la plus déchirante des pièces de Tchekhov. On a beau la relire, la revoir, elle apparaît plus riche, plus complexe, plus désarmante que la dernière fois. Quand Satoshi Miyagi, le metteur en scène et directeur du SPAC (Shizuoka Performing Arts Center), a proposé à Daniel Jeanneteau de faire entrer Tchekhov au répertoire du SPAC, son choix s’est vite porté sur la dernière pièce de Tchekhov, La Cerisaie. Avec la figure centrale et complexe de Lioubov (intense, immense et bouleversante Haruyo Hayama), l’héritière de la cerisaie percluse de dettes, et, en opposition, celle nouée du plus jeune Lopakhine (Philippe Smith aux délicates nuances), l’ancien serf devenu riche qui, avant la fin de la pièce achètera la cerisaie pour l’abattre et y faire des lotissements.
Un monde s’achève sous nos yeux. A elle, le passé et l’amour ; à lui, le futur et les affaires. A eux, à tous, le temps qui passe et qu’on peine à retenir. Autour des deux pôles que sont Lioubov et Lopakhine, une cohorte de personnages auxquels Tchekhov offre une ampleur affirmée et magnifiée par la mise en scène. De la jeune bonne Douniacha (Miyuli Yamamot) au vieil étudiant Trofimov (Aurélien Estager) et au très vieux Firs (Axel Bogousslavski au Japon et Stéphanie Beghain à Gennevilliers en attendant le rétablissement d’Axel). D’Ania (Sayaka Watanabe, joliment virvoltante), la fille de Lioubov, à Varia (Solène Arbel extraordinairement intense, qui, tout en noir, fait elle aussi le deuil de sa vie), sa fille adoptive. C’est elle qui a gardé les clefs et a veillé sur la bonne marche de la propriété pendant les cinq ans d’absence de Lioubov et de sa suite dont son frère Gaev (imposant Kazunori Abe) et la gouvernante et magicienne Carlotta (impeccable Nathalie Kousnetzoff)... comme un nuancier de destins et de sensibilités.
Ils sont tous présents en scène dans le spectacle, plus encore peut-être que dans la pièce. Derrière eux, au fond, merveilleuse proposition de Mammar Benranou, défile un ciel de droite à gauche, cisaillant le mouvement du temps jusqu’au couperet de l’arrêt quand on apprend que Lopakhine a acheté la Cerisaie. Quelle pièce ! Quel spectacle d’une intensité rare et qui doit beaucoup à ce jeu entre deux langues et même, pour certains, deux façons de jouer, le tout tenant d’une haute alchimie.
Créée au Japon, cette Cerisaie vient au T2G que dirige Daniel Jeanneteau.
Jeanneteau a plusieurs fois mis en scène des pièces étrangères au Shizoka et monté ces mêmes pièces en France. Ainsi La Ménagerie de verre de Tennessee Williams d’abord au Japon puis en France ou Les Aveugles de Maeterlinck d’abord en France puis au Japon. C’est la première fois qu’un même spectacle réunit les acteurs de la troupe du Shizuoka et des acteurs français qui ont souvent joué avec Jeanneteau.
Prenons la première scène. Elle se passe dans la chambre des enfants (elle a a gardé ce nom), ce qui paraît invraisemblable mais justement, cela donne son tempo au mouvement du temps chaviré de la pièce. Le jour se lève. « On est déjà en mai, les cerisiers sont en fleur, mais il fait froid, le brouillard du matin couvre la cerisaie », précise Tchekhov (traduction André Markowicz et Françoise Morvan, utilisée pour le spectacle). Dans la pénombre, Lopakhine tient un livre à la main. Entre Douniacha tenant une bougie. « Il est arrivé, le train. Quelle heure est-il ? » demande Lopakhine en français. Et Douniacha lui répond en japonais : « Bientôt deux heures » (sous-titré en français). Le théâtre qui s’y connaît en la matière s’accommode fort bien de cet artifice, il en fait même son miel. L’armoire de la chambre d’enfant (centrale dans la mise en scène de Strehler) est ici une simple structure en métal où passe l’air, un signe, aurait dit Barthes qui aurait aimé ce spectacle. Pas d’espace défini. Peu d’accessoires hormis quelques vêtements, les valises de l’arrivée et celles du départ, un guéridon pour le thé, exit l’éternel samovar. Tout est dans les corps, les voix, le mouvement des êtres, le temps, obsédant, entre hier et demain.

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Et la cerisaie ? Elle est là où nous sommes, nous spectateurs, elle flotte dans l’air, impalpable et désirable. C’est vers nous que regarde Lioubov lorsqu’elle voit sa mère en robe blanche marcher dans la cerisaie. A l’opposé, quand Lopakhine revient après avoir acheté la cerisaie, et convoque des musiciens, tout se passe au fond du plateau et en contrebas. On ne voit pas les musiciens, mais au loin on voit les personnages danser lentement... une danse d’adieu, un rituel de deuil.
Il y a aussi ce moment sidérant où Tchekhov, à la fin de l’acte II, fait entrer en scène un passant qui feint de chercher le chemin de la gare, avoue avoir faim, et réclame quelques kopecks. Lioubov qui n’a pas de monnaie lui donne un louis d’or et il sort. Scène inutile, dirait-on peu- être dans un cours de creative writing. C’est tout le contraire. L’échange qui suit entre Lioubov et Varia le prouve, sanctionné par un Lopakhine qui cite Hamlet. Ou encore ce leitmotiv attaché à Gaev que jouer au billard démange, petite virgule avec laquelle Jeanneteau et Benranou concluent le spectacle avant de laisser Firs (que l’on croit à l’hôpital) seul dans la maison, à bout de vie.
Un pièce complexe, « très difficile « disait Stanislavski. Il faut s’y enfoncer comme le font Jeanneteau et Benranou sans s’y perdre et sans négliger la moindre réplique, car Tchekhov est le maître du pas de côté et du mine de rien. L’aller-retour permanent entre le français et le japonais sous le regard de la langue russe initiale, renchérit ce mouvement permanent de la pièce dans une sorte d’allégresse un peut triste, juste ce qu’il faut. Le « charme » de la pièce, disait Stanislavski, réside dans « un arôme inexprimable, caché au plus profond. Pour sentir cet arôme, il faut pour ainsi dire prendre la fleur avec la motte et contraindre les pétales à s’ouvrir. Mais cela doit se faire de soi-même, sans violence, faute de quoi la tendre fleur sera froissée, se fanera ». Et c’est exactement ce qui se passe dans cette Cerisaie entre Shizuoka et Gennevilliers.
Théâtre de Gennevilliers jusqu’au 28 nov puis du 8 au 14 déc au Théâtre des Treize Vents (Montpellier).