
Le metteur en scène russe Piotr Fomenko aimait à dire qu’il se sentait bien dans le quartier de Moscou Zcamoskvoriétchié (outre Moskova) qui avait été celui d’Alexandre Ostrovski, le quartier des marchands d’alors (seconde moitié du XIXe siècle) C’est un auteur qu’il affectionnait, et approchait avec complicité. Comment oublier sa version d’Innocents coupables ? Elle était interprétée par des jeunes acteurs qu’il avait eus dans sa classe au GITIS et qui, ne voulant pas le quitter, et lui ne voulant pas les quitter, avaient créé avec lui la troupe des Fomenki, qui longtemps erra de théâtre en théâtre, avant d’en avoir un et non des moindres. Piotr est mort en 2012, les Fomenki ont poursuivi le répertoire quelques années avant de s’éparpiller.
En 2003, Piotr Fomenko avait été invité à venir mettre en scène la troupe de la Comédie-Française, dans La Forêt, belle pièce d’Alexandre Ostrovski. Denis Podalydès était de la distribution. Il évoque ce travail dans son livre Scènes de la vie d’acteurs (Seuil/Archimbaud), c’est le dernier texte du livre. Il parle d’un certain Garine qui n’est autre que Piotr Fomenko. Podalydès écrit :
« Comme Strehler, dont Vitez aimait à dire que la voix, recouvrant le spectacle tout au long des répétitions, ne cessait de se faire entendre qu’au lever du premier rideau, je sais que Garine nous enveloppera toujours de sa voix, nous coupera tout instant, s’échauffera, grondera, nous embrassera, fervent, fou, épuisé à défaillir, et nous quittera dans les larmes. Nos larmes. »
Difficile pour moi, à l’heure où Denis Podalydès met en scène L’Orage d’Ostrovski de ne pas penser à Piotr en dirigeant mes pas vers le Théâtre des Bouffes du Nord.
Dans sa présentation du spectacle distribuée aux spectateurs, Podalydès résume très justement l’atmosphère de la pièce : « L’inertie domine. On va et vient dans cette ville dans une forme d’errance sur place, les gens déambulent, s’arrêtent, repartent et ne vont nulle part. D’un côté, la Volga ; de l’autre, les murs clos des demeures, les secrets enfermés, la violence sourde, l’alcool pour faire semblant d’être libre. Comédie et tragédie tout ensemble, à chaque instant, L’Orage est un classique ébréché, bizarre, très drôle et très dur. Une pièce d’hier pour aujourd’hui. »
C’est parfaitement dit. Mais fallait-il insister lourdement sur le dernier, « aujourd’hui », en mettant sur le plateau un poste de télévision passant des dessins animés que l’on éteint et que l’on rallume, un frigo, plus tard, on verra un personnage apparaître avec un téléphone portable... A quoi bon cette actualisation qui n’a aucun sens ? Et pourquoi encombrer la scène des Bouffes du Nord d’un imposant décor (Eric Ruf) qui est à l’étroit sur cette scène habituellement magique, l’énorme toile peinte dressée au fond du plateau et représentant la Volga et ses rives aurait suffi.
Dans un avant-propos, Laurent Mauvignier à qui Podalydès a commandé une traduction, la présente dans sa publication (aux Editions de Minuit, l’éditeur de ses romans) comme une « adaptation ». L’écrivain s’explique : « Podalydès transporte la pièce du XIXe au début du XXIe siècle. Pour rendre compte de ce déplacement temporel, il a fallu parfois accélérer le texte en coupant quelques répétitions, afin de retrouver sa vélocité originelle. Paradoxalement, pour rejoindre les sensations perçues par le spectateur de l’époque où la pièce a été créée, il faut interroger le texte avec les moyens du présent : ce qu’il faut surtout, c’est ne pas faire costume. » Etrange propos. En ferait-il autant pour des chefs-d’œuvre comme la Bérénice de Racine, le Médecin malgré lui de Molière ou le Roi Lear de Shakespeare ? Entendre le verbe « draguer » comme le propose Mauvignier pour faire contemporain, est-ce cela « retrouver la vélocité originelle » ? C’est un gadget comme l’est le téléviseur, c’est plaqué et non articulé.
Au demeurant, cette soi-disant actualisation ne tient pas la route. L’art d’Ostrovski agit comme un rouleau compresseur auprès de Mauvignier avec la complicité des actrices et des acteurs. L’auteur russe est un orfèvre pour décrire la société de son temps et les acteurs ne s’y trompent pas, la vie innerve les personnages de L’Orage comme ceux de ses autres pièces. Difficile d’imaginer une jeune fille de la province française ou russe du XIXe siècle dans le portrait de Katerina, l’héroïne centrale de la pièce (délicieusement interprétée par Mélodie Richard). Dans sa prime jeunesse, le matin, elle allait faire sa toilette « à la source » puis « avec maman et des pèlerins » allait à l’église, au retour brodait en écoutant des femmes raconter des légendes ou la vie des saints, la nuit elle rêvait d’« églises recouvertes d’or » et de « jardins magnifiques ». C’est ce qu’elle raconte à son amie Varvara (Leslie Menu).
Tout a changé depuis qu’on l’a mariée avec un homme brutal (Thibault Vinçon) entièrement sous l’emprise de sa mère, laquelle vit avec le couple. Rompue aux usages surannés, la vieille femme rudoie sa belle-fille (qu’elle déteste bien sûr) laquelle, à l’heure de dire adieu à son mari partant en voyage, se jette à son cou : « Effrontée ! Pourquoi se jeter à son cou, ce n’est pas à un amant que tu dis adieu, c’est à ton mari ! Tu ne respectes donc plus rien ? Devant son maître, on se prosterne ! » (rôle tenue avec force par Nada Strancar). Qui, aujourd’hui, tiendrait de tels propos, hormis une maîtresse dans un club sado-maso ? Là encore « l’ actualisation » de la pièce souhaitée par le metteur en scène plie l’échine. Ostrovski, c’est lui, le maître. Lui qui nous offre une panoplie d’hommes allant d’un homme passionné de poésie et de science comme Kouliagine (lunaire Philippe Duclos) à une fourchette de marchands affairistes. Bref : dans cette petite ville de la Volga, les cancans vont vite. Chacun pressent que le timide Boris (Julien Campani) est amoureux d’Ekaterina, laquelle voit là une corde où s’accrocher pour sortir de son enfer domestique. Ils deviennent amants. L’orage qui éclate est annonciateur : à la dernière scène, on rapporte le corps d’Ekaterina qui, par désespoir autant que par amour, s’est jetée dans la Volga.
« C’est vous tous ! vous l’avez tuée - oui vous tous ! Vous ! » hurle son mari. A quoi sa mère réplique « Tais-Toi. J’ai des choses à te dire à la maison. Tu vas m’entendre » à son fils, le mari désormais veuf. Quelle belle pièce ! La dernière réplique revient au mari esseulé : « Katia, mon heureuse... Pourquoi faut-il que je reste seul dans cet enfer ? », une réplique pas très heureuse.
Créé le 7 janvier au Théâtre de Choisy-le-Roi, le spectacle est à l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 29 janvier, du mar au sam 20h, dim 16h.
La version de Laurent Mauvignier est parue aux Editions de Minuit, 144 p., 14€.