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Billet de blog 16 mai 2022

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Krzysztof Warlikowski, sorcier de l’entrelacement

Dans  « L’Odyssée, une histoire pour Hollywood », Krzysztof Warlikowski entrelace deux histoires, celle que raconte Homère et celle que raconte Hanna Krall, Ulysse et Izolda, rescapée des camps de la mort. Entourés par Elizabeth Taylor, Hannah Arendt, Martin Heidegger, Claude Lanzmann et j’en oublie. Tous interprétés par l ‘extraordinaire troupe du teatr Nowy de Varsovie

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Illustration 1
Scèned de "L'Odyssée, une histoire pour Hollywood" © Magda Hueckedl

Le nouveau spectacle de Krzysztof Warliwowski s’achève. Les acteurs ont salués, le public se lève, alors au fond du plateau sur un grand écran utilisé pendant le spectacle se dressent à l’horizon les couleurs de l‘Ukraine : moitié bleu, moitié jaune. Qu’est-ce à dire ? Un signe de solidarité ? Sans aucun doute. La Pologne est le pays qui a le plus accueilli de réfugiés ukrainiens. Une double proximité, géographique et politique l’explique : plus encore que les presque voisins, les Polonais ne portent dans leur cœur l’Armée rouge et la Russie soviétique depuis des lustres et Poutine enfonce le clou. Mais c’est aussi un signe d’impuissance : le théâtre en général et celui de Warlikowski en particulier semble plus à même de parler des morts que des vivants.

A travers ces couleurs ukrainiennes qui viennent conclure un spectacle au décor fait de murs et de cages en fer où rôdent des personnages qui sont souvent comme des fantômes, à travers ces histoires venus de loin (Ulysse, la Grèce antique) et de ce qui obsède le théâtre de Warlikowski , la Shoah (thème premier des livres de l’écrivaine polonaise Hanna Krall) choses qui traversent le spectacle, le metteur en scène polonais nous dit,comme Beckett, qu’il n’est « bon qu’à ça », qu’à faire du théâtre, à tresser des récits, à bricoler avec des œuvres et des mémoires, à faire du montage, du démontage, à faire des rapprochements qui peuvent paraître incongrus, et avec cela il ne peut parler que du passé, car il ne peut se passer du passé, qu’il n’oublie pas cependant le présent, qu’il ne vit pas dans une bulle, que la situation en Ukraine ne le laisse pas indifférent au contraire puisqu’elle lui rappelle ou convoque des pages noires de son histoire polonaise et que c’est à partir de ces pages qu’il peut parler et qu’il va parler dans L’odyssée, une histoire pour Hollywood et que c’est sa façon à lui de parler de l’Ukraine sans jamais en parler.

Alors, après un prélude où Ulysse sur le départ dit qu’il reviendra un jour et racontera son voyage, voici la jeune Izolda Regensberg qui entre en scène. Elle s’est mariée l’année précédente avec Zayed, tous les deux sont Juifs, les nazis sont là, lui sera déportée à Mauthausen, elle finira par l’en sortir, après avoir été à Auschwitz, une histoire qui paraît, folle et qui l’est, invraisemblable et qui l’est. Elle voudra plus tard que l’on raconte son histoire, elle rêve que cela devienne un film et qu’Elisabeth Taylor joue son rôle. C’est à l’écrivaine et journaliste polonaise Anna Krall qu’elle racontera sa vie, Krall en fera deux livres (dont Le roi de coeur, Gallimard, traduit en français par Margot Carlier) deux livres qui ne plaisent pas à Izolda qui voulait plus de romance et de falbalas. Warlikovski s’appuie sur les deux livres d’Anna Krall , ils ont en partage l’obsession de la Shoah. Comme Ulysse et Izolda  partagent, eux, des vies faites d’errances et de rencontres.

Avec beaucoup de vivacité et de virtuosité, Warlikowski s’engoufle dans cette brèche entre vie et fable, fiction et non fiction, sur le thème obsessionnel du retour. Ulysse et Isolda reviennent. De loin. Des camps. Amour et mort fot la paire. C’est ainsi que Warlikowski, son complice habituel Piotr Gruszczynski mais aussi Adam Radecki invitent sur le plateau Martin Heidegger et Hannah Arendt qui se retrouvent longtemps après leur brève flirt et croisent un moine bouddhiste ( extraordinaire saynète). Et, de la même façon, ils convoquent la séquence de Shoah entre Abram le coiffeur juif et Claude Lanzmann, ce dernier entrant sur le plateau parle de cette séquence de son film comme d’une « fiction documentaire » puisque, lorsqu’il il la tourne dans un salon de coiffure loué, Abram n’exerce plus le métier et ne raconte pas comment il a perdu son fils et sa femme à Treblinka . Il parle au nom des morts dit Lanzmann dans le spectacle de Warlikowski, lequel, dans ses spectacles n’en finit pas de mêler les morts aux vivants. A dessein,son Ulysse, est interprété par un acteur très, très âgé, Stanislaw Brundy, quatre vingt douze ans. Le rôle devait être tenu par l’acteur Zygmunt Malanowicz , emporté par le Covid, le spectacle lui est dédié. Que seraient les vivants sans leurs morts? Warlikowski est un sorcier de l’entrelacement.

Théâtre de la Colline jusqu’au 21 mai

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