
C’est en s’inspirant de contes européens que le russe Evgueni Schwartz a écrit plusieurs pièces remarquables, cependant sa vie ne fut pas un conte de fée. Ses études de droit à Moscou aux lendemains de la Révolution d’Octobre l’ennuient, il songe à devenir acteur, mais non, il brille dans les soirées de l’intelligentsia des années vingt par son art des réparties, il sait improviser des sketchs comiques, bref c’est un amuseur. Mais à quoi bon. Déprimé, il rejoint son père, médecin, dans une ville minière du sud de l’Ukraine, écrit dans Chaudière de la fédération,le journal local, encouragé par un rédacteur en chef qui va lui redonner confiance.
De retour à Moscou, il entre bientôt dans un cercle d’écrivains autour de Samouïl Marchak lequel veut donner du sang neuf à la littérature et au théâtre pour les enfants. Marchak va donner à Schwartz l’élan qui lui manquait, ce dernier lui en sera reconnaissant. Marchak était un proche de Daniil Harms, ils écrivirent à quatre mains quelques poèmes ironiques.
Les théâtres pour enfants étant extrêmement nombreux en Union Soviétique, le besoin de pièces est énorme, mais celles que Schwartz écrit ne plaisent guère aux autorités soviétiques. On lui reproche sa façon de mettre en scène des personnages grotesques, de mieux parler du mal que du bien. Il écrit beaucoup. Et pas seulement pour les enfants. En traduction, on connaît surtout ses pièces pour tous inspirées librement de contes (Grimm, Perrault,Andersen et les autres) comme Le roi nu (1934), L’Ombre (1940) et le Dragon (1944). Trois pièces qui seront lues, certaines mises en répétition mais, du vivant de l’auteur, jamais présentées devant un public. La censure soviétique veille.
Son ami le metteur en scène Akimov ne pourra mettre en scène L’Ombre qu’en 1960, temps du Dégel, deux ans près la mort de Schwartz. Huit ans plus tard il escomptait bien en faire de même pour Le Dragon mais l’entrée des chars soviétiques à Prague entraîna une censure accrue et mit fin à ses espoirs. Et si les dirigeants soviétiques étaient des dragons ? Schwartz a pris soin dans sa pièce de ne pas donner de nom au pays sur lequel règne le féroce dragon.
En leur temps, Benno Besson et Antoine Vitez avaient mis en scène cette belle pièce. C’est aujourd’hui au tour de Thomas Jolly qui en avait fait le spectacle d’ouverture de ce qui allait être sa dernière saison au Quai à Angers, dans la traduction de la pièce effectuée par Benno Besson. Le spectacle est aujourd’hui à l’affiche du Théâtre de Nanterre Amandiers que dirige Christophe Rauck, une pièce que Rauch connaît bien puisqu’il l’avait mis en scène en 2003 lorsqu’il dirigeait le théâtre du peuple de Bussang.
Étrange de voir aujourd’hui ce spectacle créé quelques mois avant l’entrée des chars russe en territoire ukrainien. Et difficile de ne pas voir derrière le dragon, non plus Staline comme au temps de Schwartz, ou Hitler, mais Poutine. Et derrière Lancelot , les noms de tous ceux, connus ou inconnus, en prison, exilés ou baîllonnés de l’intérieur, qui bravent le dragon.
Du haut de sa montagne, le dragon comme Poutine au Kremlin ou dans sa propriété monstre aux multiples pièces, est multi-connecté. Il voit tout, entend tout, contrôle tout. Les oligarques comme le bourgmestre de la pièce, sont à ses pieds. Chaque année, une jeune vierge doit être offerte au monstre et la chronique people a évoqué les relations persistantes entre le président russe et une jeune gymnaste. Etc.
Le spectacle de Thomas Jolly ne parle pas explicitement de cela, il s’en tient à la fable qu’il modifie quelque peu. L’essentiel reste : Lancelot tue le dragon et, même mort, le dragon vit encore à travers ceux qui restent : l’ambitieux et mafieux bourgmestre (aujourd’hui on dirait oligarque) et son fils, la clique des courtisans assoiffés d’avantages, de pouvoir et de haine de l’étranger. La monstruosité est partout. Telle Antigone, la petite Elsa, fille de l’archiviste Charlemagne, qui a échappé à son sacrifice alors qu’elle aurait dû donner sa vie pour satisfaire les appétits du monstre, dira non au bourgmestre devenu roitelet et qui entend l’épouser. Celui qu’elle aime, même mort, c’est Lancelot. C’est lui qui lui a ouvert les yeux alors qu’elle était prête au sacrifice en fille obéissante.
Par ricochets, Evgueni Schwartz, questionne la questions de la responsabilité du peuple. Que faire face au tyran ? Protester en risquant sa vie ? S’exiler ? Résister de l’intérieur mais comment ? Se taire et n’en penser pas moins ? Jouer le jeu par intérêt et bientôt par fausse ou, pire, vraie adhésion ?
Thomas fait du Jolly mais sans folie. Bel espace (quoique trop contraignant), sorte de caverne expressionniste cernée d’éclairs où le tyran règne tout en haut (scénographie Bruno Lavergne), musique originale peu avare en coups de massue sonores (Clément Mirguet), distribution nombreuse et de bonne tenue (Damien Avice, Bruno Bayeux, Moustafa Benaïbout, Clémence Boissé, Gilles Chabrier, Pierre Delmotte, Hiba El Aflahi, Damien Gabriac, Katja Krüger, Pier Lamandé, Damien Marquet, Théo Salemkour, Clémence Solignac, Ophélie Trichard et, en alternance, Mathis Lebreton, Adam Nefla ou Fernand Texier) , beaucoup ayant déjà joués dans les précédents spectacles de Thomas Jolly. Comme on pouvait s’y attendre, la machinerie à effets et fumigènes tourne à plein régime. On en a plein la vue, plein les oreilles. On aurait aimé un peu moins de paraître et de boum boum et et un peu plus d’introspection, de nuances, de chair. Qui sait, si, inconsciemment, Thomas Jolly ne se préparait pas à ce qu’il allait devenir : le grand ordonnateur du show artistique des prochain Jeux Olympiques.
Théâtre de Nanterre Amandiers , mar et mer 19.30, jeu et ven 20h30, sam 18h, jusqu’au 25 mars