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Billet de blog 20 janvier 2017

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«La Source des saints», belle pièce de Synge sur l’aveuglement

C’est sur les Îles d’Aran que l’auteur irlandais Synge (1871-1909) a trouvé le sujet de plusieurs de ses pièces. Le metteur en scène Michel Cerda restitue l’ambiance, Noëlle Renaude la langue, de l’une d’entre elles, « La Source des saints », qui raconte l’histoire d’un couple d’aveugles auquel un saint veut redonner la vue. Le monde vaut-il d’être vu ?

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Scène de "La Source des saints" © Licence CCJP Estournet

Maintenant la salle n’est plus éclairée et nous faisons face à une scène plongée dans le noir. On ne voit rien. Une situation habituelle au théâtre mais, cette fois, le noir se prolonge. Faute de voir quoi que ce soit, on devient plus attentif aux mouvements sonores. Des pas ? Des voix au loin ? Des frottements ? Des craquements ? On ne sait trop.

 « Une curieuse voix craquée »

Finissent par apparaître Mary Doul (de l’irlandais dall qui veut dire aveugle) et son mari, Martin Doul. A leur façon de marcher, à leurs regards comme retournés en eux-mêmes, on comprend qu’ils sont aveugles. On apprendra incidemment qu’ils ne sont pas aveugles de naissance, qu’autrefois, dans leur très jeune âge, ils ont vu. Si on entend leurs voix, on peine à les comprendre. Il nous faut apprendre la syntaxe de leur langue bizarre, circuler dans les méandres de leurs phrases et de leur façon de les malaxer. Et leurs voix non plus ne sont pas ordinaires. Martin dit de Mary qu’elle a « une curieuse voix craquée » et c’est bien ça, elle craque, elle caquette. Martin a une voix plus grave, plus nouée, plus emportée, comme une épaisse lave qui éclate en bulles.

C’est un monde qui vient de loin, des Îles d’Aran, à l’extrême ouest de l’Irlande où, sur les conseils de de W. B. Yeats, John Millington Synge séjourna plusieurs fois, y puisant l’inspiration de trois de ses pièces au tout début du XXe siècle ; The well of the saints est la dernière (1905). Il en rapporta également un livre, Les Iles d’Aran (traduit par Béatrice Vierne et publié par Anatolia), où il raconte que l’une des premières personnes à lui servir de guide fut un aveugle qui avait déjà été le guide du peintre et archéologue George Petrie.

Hormis Le Baladin du monde occidental, on connaît peu en France les pièces de Synge (son Théâtre a été traduit par Françoise Morvan, chez Actes Sud). Il faut remercier Michel Cerda d’avoir mis en scène sans fioritures La Source des saints (Morvan préfère traduire plus littéralement « La Fontaine des saints ») en se tenant au plus près de la langue et des corps. Et il faut remercier Noëlle Renaude d’avoir recherché – et trouvé – en français un pendant à la langue de Synge faite d’herbes noueuses, de rocaille, de boue et de brume (traduction une première fois jouée dans une mise en scène de Bruno Sachel en 2003 à l’Equinoxe de Châteauroux). Quand on assiste à une représentation d’une pièce d’un auteur du XVIIe siècle, Racine par exemple, on a besoin de quelques répliques pour apprivoiser la langue avant de tout comprendre et c’est exactement ce qui se passe avec Synge traduit par Renaude, c’est un bon signe.

 « La bouche bavoteuse »

Écoutons Martin Doul s’adressant à Mary : « Des fois j’y songe ta splendeur à toi on ne sait pas très bien ce que c’est, me demande aussi, sait-on, en as-tu même, car à l’heure où j’étais jeune, puis avec la vue bonne, c’est les voix douces qu’étaient les mieux de tête. » Les voix douces, non les voix craquées. Mary reste bercée (d’illusions) par le temps de sa jeunesse à Ballinatone où on l’appelait « la toute belle obscure ».

Nous qui la voyons s’approcher un peu de nous la tête renfoncée dans les épaules, savons que ce temps n’est plus s’il a jamais été de sa beauté, que Mary est plutôt laide comme s’empressent de l’éructer à la ronde ceux qui apparaissent maintenant : le forgeron Timmy (Christophe Vandevelde) « à la bouche bavoteuse » aux dires de Martin, Molly Byrne (Chloé Chevalier) « une belle fille aux cheveux blonds », dit Synge, et son amie la timide Bride (Silvia Circu).

Illustration 2
Scène de "La Source des saints" © Licence CCJP Estournet

Le forgeron parle d’un saint (Arthur Verret) qui passe de village en village, et, grâce à une eau miraculeuse, guérit les malades, rend la vue aux aveugles. Ce n’est pas un charlatan mais un homme d’église. Ils sont nombreux dans le pays. Le « miracle » se produit, Martin et Mary retrouvent la vue et tout est chaviré. Le monde visible leur saute à la figure, les agresse. Martin croit que la beauté de Byrne est celle de sa femme et il voit Mary comme elle est, pas bien belle, avec un « tortillas crasseux sur la tête ». Lui comme elle en arrivent à regretter le temps d’avant, quand ils ne voyaient rien. Martin : « Pour l’aveugle c’est un bien de ne pas voir ces nuages là qui roulent sur le mont, puis de ne pas tomber sur les gens avec leurs rouges nez, ton nez à toi tiens [il s’adresse à Timmy], puis leurs yeux que ça pisse, que ça pleure. » Et Mary de voir « les grasses les mollasses qui plissent jeunes, puis cette blanchaille de cheveux paillasse qu’elle [Molly] a ça vire tôt à la grêle touffe d’herbe quand ça croupit, où dort la flotte, au nord d’une soue ». Cette langue obscure de plus en plus claire nous envoûte, nous entraîne dans son épaisseur terreuse.

A force d’être effrayés et secoués par ce qu’ils voient, la vue de Martin et Mary se ratatine, les voici de nouveau aveugles. Et quand le saint veut remettre ça, Martin refuse « ce grand bazar avec l’eau sacrée » et les « longueurs d’oraison », et Mary dit au saint : « J’aime mieux vivre obscure tout le temps auprès de lui [Martin], que voir de nouveaux tourments. » La lumière avait failli les séparer, l’obscurité partagée les retrouve plus unis que jamais, ils décident de partir vivre ailleurs. Peut-être croiseront-ils l’aveugle Tirésias qui leur apprendra le langage des oiseaux.

Belle parabole sur la cécité qui vaut aujourd’hui dans bien des pays où les plus voyants, les plus apparemment clairvoyants ne sont pas ceux qu’on croit, où l’obscurité des humbles, des proscrits, des rejetés est porteuse d’une lumière que beaucoup de voyants ne voient pas ne voulant pas la voir. La distribution est emmenée par deux acteurs méconnaissables, voix comme corps : Anne Alvaro (Mary) et Yann Boudaud (Martin). Ces voix de La Source des saints de Synge émettent des signes vers celle, un bon demi-siècle plus tard, d’un autre Irlandais, Samuel Beckett : « Maintenant tel quelqu’un dans un lieu inconnu à la recherche de la sortie. Dans les ténèbres. A l’aveuglette dans les ténèbres de jour ou de nuit d’un lieu inconnu à la recherche de la sortie. D’une sortie. Vers l’errance d’antan. Dans l’arrière-pays. » (Soubresauts).

Créé au Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine, le spectacle La Source des saints est à l’affiche du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers du 25 janvier au 2 février puis au Théâtre de Dijon-Bourgogne du 7 au 10 février.

La pièce dans la traduction de Noëlle Renaude est publiée aux éditions Théâtrales, 60 p., 10 €.

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