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Au commencement était une femme, Natalie Zemon Davis. Cette chercheuse américaine, curieuse de tout et passionnée d’histoire française (on lui doit Le Retour de Martin Guerre ou un Essai sur le don dans la France du XVIe siècle), alors qu’elle terminait (il y a près d’un demi-siècle) sa thèse de doctorat sur le protestantisme chez les imprimeurs à Lyon au XVIe siècle, est tombée sur La Description de l’Afrique, un ouvrage d’Hassan al-Wazzân imprimé à Lyon en 1556. Toute à sa recherche, elle mit cet ouvrage de côté avant d’y revenir plusieurs décennies plus tard.
Musulman et chrétien
Nord-Africain de Fès où il occupait un poste enviable, voyageur, diplomate, musulman, Hassan al-Wazzân fut capturé par un pirate espagnol alors qu’il revenait de La Mecque. Le pirate, qui avait sans doute quelques méfaits à se faire pardonner, en fit cadeau au pape Léon X en 1518. L’infortuné eut bientôt la sage idée de se faire baptiser quinze mois plus tard en la basilique Saint-Pierre, demeurant huit ans en Italie avant de retraverser la méditerranée.
C’est en Italie et en italien qu’il avait publié La Descrittione dell’Africa sous son nom de baptême, Giovanni Lioni Africano. C’est ainsi que traduit en français il devint « Jean Léon Africain » et bientôt « Léon l’Africain ». C’est sous ce nom qu’il apparaît dans la thèse en Sorbonne de Louis Massignon. Tout cela nous est raconté dans Léon l’Africain (Poche Payot), l’ouvrage que Natalie Zemon Davis allait publier quelques années après la parution du roman écrit sous ce même titre par Amin Maalouf.
« J’ai tenté de restituer aussi précisément que possible Hassan al-Wazzân dans la société nord-africaine du XVIe siècle, peuplée de Berbères, d’Andalous, d’Arabes, de Juifs et de Noirs avec des Européens qui grignotaient ses frontières », écrit Natalie Zemon Davis. Elle dit aussi avoir été « hantée » par « les contradictions ou les mystères qui parsèment [les] textes » de son héros. Elle insiste sur le caractère tolérant de l’homme, qui ne prend pas partie pour les chrétiens contre les musulmans ou inversement. Elle souligne « la stratégie de neutralité » de ses écrits.
Natalie et Wajdi
Son livre sur Hassan al-Wazzân est paru à New York en 2006 et très vite un directeur de festival propose à Natalie Zemon Davis que son livre soit adapté au théâtre. Elle venait de voir une pièce de Wajdi Mouawad à Toronto et tout de suite elle pense à lui. Il se rencontrent dans le restaurant du hall des départs de l’aéroport international de Toronto comme le raconte aujourd’hui l’auteur metteur en scène dans le programme. Et c’est là que tout commence.
Natalie Zemon Davis lui parle de son héros, de sa vie aventureuse, de ses voyages, de sa double culture religieuse et de sa tolérance, de son œuvre écrite. Wajdi Mouawad, Libanais parti vivre au Canada en passant par la France, est sensible à la vie de Léon l’Africain. Il décide d’écrire une pièce non pour raconter son histoire mais en inventer une autre reprenant ses thèmes et ses valeurs et où il interviendrait comme sujet d’étude sous son nom que Mouawad n’écrit qu’au complet : Hassan ibn Muhamed al-Wazzân. C’est ainsi qu’il écrit Tous des oiseaux ; le titre de la pièce faisant référence à la légende de l’oiseau amphibie que raconte Léon l’Africain et qui est aussi racontée dans le spectacle, au générique duquel Natalie Zemon Davis figure comme « conseil historique ».
La première scène de la pièce se passe dans une grande bibliothèque new-yorkaise où une jeune femme arabe, Wahida (Souheila Yacoub, actuellement élève au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique à Paris) fait des recherches... sur Hassan al-Wazzân. Un jeune homme la remarque, lui fait une cour effrénée, il est juif, il s’appelle Eitan (Jérémie Galiana, mère allemande, père américain, formé à Londres et au conservatoire Ernst Buch de Berlin). Une histoire d’amour à la Roméo et Juliette se profile : grande scène d’un repas où Eitan veut présenter la jeune fille arabe et musulmane à sa famille, ce qui ne passe pas comme une lettre à la poste auprès de son père David (Raphael Weinstock, acteur d’Haïfa travaillant en Europe) et de sa mère Norah (Judith Rosmair qui a travaillé avec de grands metteurs en scène allemands) ; cela passe mieux avec le grand-père (Rafael Tabor, vedette de séries en Israël) séparé de son épouse Leah (Leora Rivlin, grande actrice israélienne).
Allemand et hébreu
Ce premier niveau en cache évidemment un second et, comme souvent chez Wajdi Mouawad, c’est un secret de famille bien gardé. Sa découverte fera vaciller des certitudes, révélera plusieurs personnages à eux-mêmes. C’est comme une série dont on verrait d’un coup tous les épisodes (le spectacle dure 4 heures).
Wajdi Mouawad a eu l’excellente idée de faire parler les personnages dans leur langue. Eitan parle anglais avec Wahida mais allemand ou hébreu avec ses parents et grands-parents (la famille est partagée entre Berlin et Jérusalem), etc. L’idée est bonne mais elle est contraignante : elle a obligé Wajdi Mouawad à livrer sa pièce bien en amont des répétitions pour que l’on puisse effectuer les traductions. Habituellement, comme il le raconte, il aime arriver aux répétitions avec une première version du texte qui est amendée, enrichie, musclée par le travail scénique. Cela n’a pas été le cas ici et la pièce s’en ressent : scènes trop plates, figées ou trop démonstratives, manquant de dérives, de surprises, de mouvement, personnages manquant de nuances. Par ailleurs, surtout avec les jeunes acteurs, Wajdi Mouawad manque de force dans sa direction, ou bien était-ce le trac d’un soir de deuxième ?
Dans son ouvrage Léon l’Africain, Natalie Zemon Davis écrit : « Je finis par comprendre que les silences, les contradictions occasionnelles, les mystères étaient la caractéristique d’Hassan al-Wazzân, que je devais les accepter comme des indices permettant de comprendre sa position. Quel genre de personne invite le silence dans sa société, dans son temps ? Quel genre d’auteur laisse un texte plein de mystères, de contradictions et d’inventions ? » C’est exactement cela qui manque à Tous des oiseaux.
Théâtre de la Colline, du mar au sam 19h30, dim 15h30, jusqu’au 17 décembre.
TNP, Villeurbanne, du 28 fév au 10 mars.