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Quand on entre dans la salle, on la reconnaît, chacun d’entre nous la reconnaît. Elle a beau être tramée, solarisée ou je ne sais quoi, on la reconnaît tout de suite. La soldate debout en pantalon militaire, l’homme à terre torse nu, la laisse qui les relie. Cette photographie de la soldate américaine, prise dans la prison d’Abou Ghraïb, tenant en laisse un prisonnier irakien qui n’est plus qu’un tas de chair meurtrie, parue dans le Washington post le 21 mai 2004 ,a fait le tour de la planète, la Une de tous les journaux.
La femme qui, devant nous, entre littéralement dans cette image projetée sur la scène, est une actrice – on reconnaît Cécile Brune (souvent vue sur les scènes de la Comédie Française)-, elle porte un sobre chemisier bleu et un pantalon noir. Elle va évoluer dans cet espace clos ,sans porte ni fenêtre, où la seule sortie possible est devant elle : la salle où nous sommes assis. Elle (l’actrice, la fille) est prisonnière en quelque sorte de l’autrice, Claudine Galea, devenue, elle, prisonnière de cette photographie qui l’a obsédée au point d’écrire une pièce à partir d’elle, cette pièce que nous voyons, Au Bord, interprétée, portée par Cécile Brune. Le mal étant fait (le souvenir réanimé, imprimé dans nos têtes de cette photo) , ayant cette image en partage avec Claudine Galea, les premiers mots peuvent advenir : «Je suis cette laisse en vérité./Pendant des semaines je suis cette laisse/ Pendant des semaines j’écris Au Bord»
Ce qui l’intéresse, raconte-t-elle, ce n’est pas l’homme, « L’homme je suis incapable de le décrire », mais « la fille » aux cheveux courts qu’elle ne cesse de regarder même quand la photographie punaisée au mur, se fond dans la nuit. Au point de faire corps avec elle, avec son corps.
Le 21 août 2005, un an et trois mois après avoir vu pour la première fois dans un journal, la fille tenant un homme amoché en laisse , elle lit cette phrase dans un poème de Dominique Fourcade « je suis cette laisse en vérité » . Dès lors, elle travaille à la « quarantième version de Au bord ». en s’y enfonçant plus avant. Le 21 août c’est le jour où sa mère est morte, dix-huit ans auparavant. Elle "dépunaise" la photo - elle n’en a plus besoin, la « fille » est en elle. Alors lui reviennent les derniers mots dits par sa mère avant de mourir : « tu pues ». Déflagration, croisement, enroulement, renversement… autrement dit « vertige », autrement dit « le suis cette laisse et cette fille ».
Le seconde partie du texte, un bloc, revient sur la photo, la narratrice (Caudine Galea) prend du champ et s’engouffre dans une litanie de « je pense... » jusqu’au delà de l’ivresse mémorielle sur sa mère, « la voix grave de Françoise », son premier amour, son dernier amour, les femmes, la soldate, l’amour des filles ;....Jusqu’à ces mots presque ultimes: »Je pense que c’est un vertige/ Je pense que j’écris pour ne pas tomber « .
Il est rare de voir (lire) une pièce qui met en scène (en mots) – et en jeu – le mouvement et le moment mêmes de son écriture . Le numéro 9 de la revue Parages consacré entièrement à Claudine Galea, s’ouvre par un long entretien avec l’autrice mené par Frédéric Vossier et se termine par un texte de Jean-Luc Nancy titré Notes pour imaginer une mise en scène de Au Bord de Claudine Galea, intitulé surprenant pour un philosophe qui n’a jamais fait de mise en scène. Il s’en explique en préambule : « je me voyais mal commenter un texte qui se commente déjà beaucoup lui-même, ou plutôt qui manifeste une conscience aiguë de lui-même et de ses enjeux. »
Dans un texte passionnant, Christophe Pellet commente cette phrase, peut-être la plus intriguant de Au Bord : « livre après livre je me désenfante » et vagabonde dans les livres de Galea écrits « pour la jeunesse ». Et si, ce qui fascine Claudine Galea dans le corps de la soldate, c’était son âge indécidable : enfant ? adolescente ? Femme ? « Fille » répond Galea.
En mars 2014, à la MC93, lorsque Jean-Michel Rabeux écoute Claudie Galea lire Au Bord dans le cadre de Théâtre ouvert il est foudroyé », « abasourdi ». C’est lui qui le premier mettra en scène la pièce (un monologue) avec, on s’en doute, Claude Degliame. Dans le même numéro de Parages, interrogée par Chantal Boiron, Degliame déclare : »Quand on est interprète, il y a des textes qu’on trouve magnifiques, et une fois qu’on les travaille, même chez les plus grands écrivains, il arrive qu’on se dise : ‘là ça se répète.Là, il faudrait enlever.’ Mais ça n’a aucune importante. Cela ne retire rien à leur génie.Puis, de temps en temps, il y a un texte où l’on se dit : ‘c’est total. C’est rond. Il n’y a rien à retirer. C’est comme un caillou ‘. C’est le cas pour Au Bord . »
Cécile Brune qui interprète aujourd’hui Au Bord dans la mise en scène de Stanislas Nordey, poursuit en écho: « La force de de ce texte réside aussi dans la recherche éperdue de l’absolu, au-delà de l’amour-passion et des déchirures familiales et sentimentales.C’est la quête de l’inaccessible. Chez certains artistes, c’est plus prégnant que chez d’autres. Et là, j’ai la sensation qu’on est au cœur de cette quête ». Quant à Nordey, cela fait des années qu’il souhaitait monter ce texte, Grand prix de la littérature dramatique en 2011, c’est fait. Il écrit dans Parages à propos de Au Bord : « il est un des textes écrits pour la scène les plus puissants que j’ai pu lire ces trente dernières années. Il est pour moi l’acmé d’un mouvement d’écriture qui se déploie dans des sens à la fois opposés et complémentaires, mais qui creusent méchamment et avec acharnement une tranchée de résistance ». »
Au fait , au bord de quoi ? Du précipice. Oui, il va sans dire Et plus encore :au bord de l’os.
Au Bord, Théâtre de la Colline du 15 mars au 9 avril
Au Bord, éditions Espaces 34, 32p, 7,50€
Parages 09, numéro spécial Claudine Galea, diffusion Les solitaires intempestifs, 224p, 15€