
ll n’est pas si fréquent que des metteurs en scène (et encore moins des directeurs de théâtre) passent commande d’une pièce à un auteur ou une autrice. Applaudissons donc Jean Bellorini d’avoir commandé à Valère Novarina une pièce autour du mythe d’Orphée et Eurydice, mythe qui nous a déjà valu, au fil des siècles, une liste respectable de chefs d’œuvre en tous genre. En voici un de plus : Le Jeu des Ombres. Il y a longtemps , avant même que Novarina ne soit un auteur connu, Marcel Maréchal, cet amoureux d’un théâtre du verbe, lui avait déjà commandé un Falstafe (une adaptation libre de Shakespeare), alors qu’il était à la tête d’un théâtre lyonnais comme Bellorini s’apprêtait à l’être du TNP lorsqu’il a passé commande.
La pièce et le spectacle portent le même titre, mais on ne saurait les confondre. Quand Novarina a livré son texte au long cours (268p, édité chez POL comme toute son œuvre), il a laissé une liberté totale d’adaptation au metteur en scène. Si Bellorini a donc très librement adapté le texte ( en y coupant des scènes , en en assemblant d’autres qui ne l’étaient pas, en changeant des noms de personnages-par exemple « les personnages de la pensée » que sont le Déséquilibriste, le Déléatur, et Le Décupleur, deviennent les trois Enfants de la colère , etc.), c’est aussi que son projet, comme la plupart de ses spectacles, avait d’entrée de jeu une visée musicale : associer l’Orfeo de Monteverdi (dont le texte du livret est projeté) à la partition sonore de Novarina. Et en y ajoutant des compositions originales signées Sébastien Trouvé, Jérémie Poirier-Quinot, Jean Bellorini et Clément Griffage
Un dialogue entre La Dame de pique (Eurydice) et Le Valet de carreau (Orphée) ; non repris dans l'adaptation scénique (on aurait frisé le pléonasme), résume bien le rôle de la musique dans le spectacle:
« La dame de pique. La parole existe-t-elle avant la pensée ?
Le valet de carreau. Peut-être. La musique, très certainement.
La dame de pique. Et qu’est-ce qu’elle vous dit ?
Le valet de carreau. Elle n’accompagne pas le drame, elle le délivre ; elle frôle, elle va parfois jusqu’où s’ouvre l’espace, jusqu’où joue la pensée. »
Sous le même titre Le Jeu des Ombres, on peut donc voir et entendre un riche spectacle de Jean Bellorini, et lire (au besoin à voix haute) une pièce, non moins riche, de Valère Novarina. Le spectacle aurait dû ouvrir le festival d’Avignon dans la Cour du Palais des papes, il y a deux ans. La manifestation ayant été annulée pour cause de pandémie, le spectacle a été créé quelques mois plus tard à la Fabrica d’Avignon lors d’un semaine d’art automnale. Le voici présentement programmé durablement au TNP de Villeurbanne dont Jean Bellorini a pris la direction et où le spectacle a été de nouveau mais brièvement répété. Une tournée suivra.
Les Ombres du titre sont celles du monde d’en bas, des enfers (à un moment les flammes rayent le plateau d’un grand trait de feu), mais aussi celle des coulisses, du théâtre où veillent une théorie de servantes sur un piano où repose comme un songe nocturne. Le spectacle est ainsi traversé de visions aussi intuitives que fulgurantes. Bellorini n’explique rien, au mieux il suggère. Il faut se laisser porter par les mots et les notes , leur enchaînement, leur dialogue fécond eqntres les musiques et le livret de Monteverdi et les mots de Novarina.
Ainsi L’Homme hors de lui explique à son pote Orphée : »Dans notre langue (si tu veux bien, comme les Latins, ne pas distinguer le u du v) ,il y a a un anagramme du mot DIEU, c’est le mot VIDE. Dans toutes nos phrases Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de reprendre souffle ». A Orphée qui demande une explication, L’Homme hors de lui se lance alors dans une énumération de définitions de Dieu allant d’Alain de Lille à Jean l’Evangéliste, en passant par Bossuet, Leibnitz, le Coran, Voltaire, Nietszche, Dostoïevski, Lacan, Rimbaud, Breton, Baudelaire, Mallarmé, Gainsbourg, Epicure, Leiris, Novarina («Dieu est la quatrième personne du singulier ») et des dizaines d’autres. Moment exaltant, délirant, performatif, moment d’inventaire, spécialité de la maison Novarina, très attendue par ses fidèles lecteurs. A l’issue de quoi, Orphée déclare : « Il y a donc un mot qui Le désigne dans notre langue, mais ce n’est qu’un mot...Aucun mot ne le saisit. Ce qui lui est le plus proche, ce n’est pas son nom, ce n’est pas l’un de ses neuf-cent nonante-neuf noms, c’est la parole même. »

Avec raison, Jean Bellorini a coupé une longue séquence très personnelle où, pendant que Pluton et Hécate dialoguent, surgissent un à un les morts de Novarina, à commencer par son défunt acteur fétiche Daniel Znyk. Puis, acteurs ou pas, tous très chers, tous disparus comme Michel Baudinat, Anne Wiazemsky mais aussi Alain Cuny, Paul Otchakowsky, Michel Corvin, Tsilla Chelton , Christine Fersen, Clément Rosset et bien d’autres. Dans la distribution du spectacle on note la belle présence d’une actrice novarinienne historique: Laurence Mayor.
Bref, on se perd forcément (et c’est bien ainsi) dans ce dédale de mots et de musiques aux pentes escarpées, mais l‘Orfeo de Monteverdi, nous tient la main. Novarina en profite pour imaginer un dialogue (qui n’est pas dans le spectacle) entre l’actrice Julia Bartet (célèbre pour son interprétation de Bérénice, modèle de Proust pour la Berma, elle se retira du théâtre en pleine gloire) et Robert le Vigan (acteur explosif et bondissant, ami de Céline et collaborateur, il trouvera refuge en Amérique latine) :
« Julia Bartet. Lorsque Orphée eut assez pleuré Eurydice sur terre, il voulut descendre dans le monde des ombres, par le Styx. Traversant des simulacres de peuple et des fantômes sans sépulture, il rejoignit Perséphone et celui qui règne sur l’abominable royaume des ombres. Alors, pour accompagner sa lyre, il chanta.
Robert Le Vigan. Les quatre membres d’Orphée sont dispersés ça et là. C’est toi, fleuve de l’Hèbre ! Qui reçoit sa tête- et sa lyre. Et voici qu’emportée par le courant, sa lyre fait entendre de tristes accords ; et voici que sa langue -séparée de son corps, privée de sentiment -murmure encore une mélodie plaintive – et les rives y répondent par les plaintes de l’ écho ».
Et c’est qui demeure dans le spectacle de Bellorini : les plaintes de écho , la musique « qui déploie sans rien dire la beauté du temps » comme dit La Mesure.
Ainsi Monteverdi et Novarina dialoguent-ils sous la baguette du maestro Bellorini dans « la discordanse des temps ». Le spectacle s’achève avec Orphée. Un jour où , seul, il joue de la trompe « dans un bois splendide », « onze cent onze » oiseaux « vinrent se pacifier » à ses pieds. Alors, il les nomme, un à un : « la limnote, la fuge, l’hypille, le ventisque, le lure, le figile, le lepandre, le ramble, l’entrève... ». Jusqu’au dernier. Le texte de Novarina continue le temps d’une dernière scène qui s’achève par un dernier inventaire.
Le Jeu des ombres, un spectacle de Jean Bellorin. Au TNP jusqu’au 31 janv. Puis du 10 au 12 fév à la Comédie de Clermont-Ferrand, les 18 et 19 fèv, au Grand théâtre d’Aix en Provence, du 9 au 20 mars aux Gémeaux de Sceaux, du 24 au 26 mars au Quai d’Angers, du 31 mars au 3 avril à la Criée de Marseille, du 20 au 21 avril à l’Opéra de Massy, les 10 et 11 mai à la Scène Nationale de Bayonne, le 15 juillet au festival de Chateauvallon.
Le Jeu des ombres, un texte de Valère Novarina. Publié aux Editions POL, 268p 17€