
Le théâtre de Vidy s’est refait une beauté. Shampoing, brushing et nouvelles mèches. Le théâtre a été construit pour la vaste « Expo 64 » à Lausanne par l‘architecte Max Bill, fils du Bauhaus. L’ensemble des lieux de l’exposition devait être rasé, deux bâtiments ont fait exception dont le le théâtre, Charles Apothéloz ayant persuadé les autorités de le garder. A sa suite, Matthias Langhoff et René Gonzalès qui se sont succédés à la direction du théâtre lui ont donné son assise artistique internationale. C’est à Vincent Baudrier, nommé à la direction de Vidy après la mort de Gonzalès que revenait la tache, aussi lourde qu’exaltante, de donner un nouvel élan architectural à l’établissement en accord et avec le financement de la ville de Lausanne. Le chantier a été confié à François Jolliet et Giuy Nicollier, architectes et cofondateurs du « Ponti2architectes ». Loin de nier l’héritage de Max Bill, ils l’ont au contraire préservé y compris en ajoutant des volumes.
La grande salle Charles Apothéoz été remaniée et mise en conformité comme le reste des éléments. Mieux équipée, ayant gagné des espaces dans les hauteurs, elle est plus seyante. En outre, elle a reçu le renfort d’une grande salle de répétitions qui s’intègre dans le bâtiment existant « sans le dénaturer », en prolongeant l’esprit de Max Bill si l’on peut dire. Hors de la vue du public de nombreux espaces ont été aménagés (loges, bureaux, ateliers…). Enfin, le hall chaleureux où l’on se restaure a gagné quelques mètres de plus. Bref une bel outil de travail au service de la création.
C’est sur la scène de la grande salle Charles Apothéloz que Stefan Kaegi (le groupe Rimini Protokoll) s’apprête à reprendre Société en chantier, spectacle crée à Vidy en 2020. C’est dans le Pavillon, datant de 2017, une salle située à l’extérieur et tout en bois, que Jeanne Balibar, deux soirs durant, a fait salle comble pour Les historiennes autour de trois figures : Violette Nozière, Delphine Seyrig et l’esclave Pascoa Vieira (un spectakle présent auparavant et brièvement aux Bouffes du Nord et à la MC93). Sur cette même scène lui succédera, seule en scène elle aussi, Valérie Dréville du 1er au 11 février dans Un sentiment de vie de Claudine Galea , un texte mis en scène par la suissesse Emilie Charriot (lire ici),
Dans la salle René Gonzalès, on pouvait voir Hartaqãt (Hérésie), un spectacle en trois parties et autant de monologues et de générations, sous la direction des Libanais exilés à Berlin Lina Majdalanie et Rabih Mroué (souvent programmé en France au Festival d’automne).
Dans Incontinence, l’écrivaine libanaise Rana Issa raconte et fait revivre à sa manière sa grand- mère Izdihar, réfugiée Palestinienne au Liban. « Georges Bataille m’a permis de comprendre une nouvelle dimension de mon pipi incontrôlable. Bataille relie la pisse au sexe et à la rébellion contre la famille bourgeoise. Pour lui, la pisse est un acte révolutionnaire violent qui s’insurge contre le conservatisme bourgeois et son hypocrisie virginale. Les personnages de Bataille se délectent de l’urine, ils pissent sur la chasteté bourgeoise de mères et de pères qui ne savent rien de la vie de leurs enfants. Contrairement aux chiens, les personnages de Bataille ne pissent pas pour marquer le ur territoire. Ils pissent sur les autres pour les humilier est une pratique bien connue dans l’histoire de la violence politique. Ainsi font les geôliers syriens sur les prisonniers. » écrit-elle. Une femme étonnante que cette grand-mère, très libre de son corps, allant jusqu’à faire la cuisine dans la maison de celui qui avait assassiné son mari. »Izdihar était analphabète (Oummiyya). Elle ne savait ni lire ni écrire. Pas même son nom. A l’époque, et dans son milieu, il n’était pas demandé aux femmes de s’instruire, mais de se marier, d’engendrer, et de rester cloîtrées, discrètes et vertueuses. On ne lui apprit donc qu’à cuisiner, coudre et autres choses de ce genre, qu’on pensait être utiles pour devenir une bonne épouse. » Le texte va développer les glissements entre Oummiyya, Oum (mère) et Oumma (communauté ou Nation). Il est interprété avec jubilation par le musicien Raed Yassin qu use de sa contrebasse comme d’un partenaire de jeu. Lui vit entre Berlin et le Liban
Le second texte, L’imperceptible suintement de la vie est écrit et interprété par Souhaib Ayoub qui vit en France depuis 2015. Il y parle de sa ville Tripoli et de son identité sexuelle. « Bilal me pénétra dans son petit appartement à Bab el-Tabbaneh, alors que les combattants se faufilaient entre des immeubles à moitié détruits par les missiles des batailles entre sunnites et alaouites. Son pénis, dur comme de la pierre, s’enfonçait dans mon anus, au milieu des ravages de la guerre, des conflits sectaires et sanglants, des sermons assourdissants du cheikh Al-Arour, des affiches de Erdogan le sunnite, et des photos des cadavres des djihadistes tués en Syrie. Je gémissais dans son appartement alors que les balles fusaient à l’extérieur. »
Le troisième texte Mémoires non fonctionnelles est écrit par Bilal Khbeiz, un poète et journaliste contraint de quitter le Liban et qui vit aujourd’hui aux Etats-Unis.. Comment construire une seconde vie ? Commente renaître ? S=se demande-t-il. « Construire une nouvelle vie, est une trahison à soi-même. Une trahison à ceux que tu as aimés, et non pas une nouvelle chance. Tu vis avec des souvenirs devenus hors d’usage. Des lieux qui ont disparu de ta vie mais qui dominent tes souvenirs, des voix de personnes et d’êtres, des odeurs de gens et d’arbres, des goûts de mets et de boissons. Tout devient ton passé, et tu n’as les moyens ni de les décrire ni de les représenter. Les mots bouillonnent dans tête, mais tu es contraint de garder le silence ; de ne pas partager avec d’autres. Tu as laissé ton héritage aux autres, et tu dois leur pardonner de le dilapider entièrement et d’un seul coup. ».Le texte est interprété par Lina Majdalanie tandis que défile verticalement un film de Rabih Mroué, une « chute sans fin », un « tas de ruines qui s’accumule indéfiniment » explique-t-il.
Trois histoires qui ne racontent pas des héros, mais des histoires personnelles qui, dans l’histoire tourmentée d’un pays natal et d’un exil forcé, cherchent à se frayer un chemin, une voie pour leur voix.