Un peu partout dans le monde, des signes très inquiétants de censure des savoirs scolaires manifestent la volonté de pouvoirs autoritaires d’expurger les apprentissages à l’école de tout ce qui n’est pas conforme à l’idéologie qui les inspire.
Libération publie ainsi aujourd’hui un épisode de son enquête « Divided States of América » consacré à la Floride et portant sur « l’école au cœur de la "guerre culturelle" des fanatiques républicains » : « les fanatiques républicains en pleine lutte des classes, au nom d’une croisade biblique (…) entre livres censurés, réécritures historiques, accusations de pédophilie ou intimidations de professeurs[1] ».
Dans le dernier numéro de la Revue internationale d’éducation de Sèvres[2], Ivan Bajomi, analysant les effets déplorables du régime populiste sur le système éducatif hongrois, observe que « les enseignants des différentes disciplines ne peuvent choisir qu’entre deux manuels d’État dont la qualité et le contenu sont souvent critiqués. Ainsi, afin de présenter aux écoliers un passé national glorieux les auteurs d’un livre d’histoire ont omis d’évoquer la dévastation de la Hongrie par les Mongols survenue en 1241, tandis que certains livres scolaires de récente création contenaient des affirmations dévalorisant les filles ». Il ajoute que « une nouvelle loi qui fait l’amalgame entre la pédophilie et l’homosexualité n’autorise les médias à diffuser des contenus évoquant l’homosexualité que tardivement et parallèlement à cela le texte impose que les organisations non gouvernementales intervenant dans les écoles devront obtenir un agrément du pouvoir. Comme la loi déclare que seuls les parents peuvent décider de l’éducation sexuelle de leurs enfants, il est fort probable que les quelques associations LGBTQ qui intervenaient jusqu’à présent dans des établissements scolaires ne pourront plus le faire ».
Dans la même Revue, en décembre 2020, Philippe Rabaté a décrit les effets de la montée des populismes en éducation, à partir du cas de l’Espagne[3]. Il y prend l’exemple du gouvernement de Murcie qui a institué, à l’initiative du parti d’extrême droite VOX, le « contrôle parental », qui vise à permettre aux parents de soustraire leurs enfants scolarisés dans le secondaire à des enseignements obligatoires portant, par exemple, sur l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre les violences de genre, le respect des LGBTQ+. Il évoque également des mesures équivalentes pries dans l’état mexicain d’Aguascalientes.
De la Floride à la Hongrie, en passant par le Mexique et l’Espagne, ce sont les mêmes slogans qui reviennent « protect children, support parents », quelles que soient les forces politiques et religieuses qui sont à l’initiative, pour remettre en question les savoirs scolaires et l’éducation publique.
La France serait-elle à l’abri de tels événements, incompatibles avec le principe de laïcité ? Le penser serait faire peu de cas d’expériences passées, comme celle des ABCD de l’égalité filles-garçons, programme d'enseignement français proposé par Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes, expérimenté à la rentrée 2013 et abandonné à la rentrée 2014 devant une campagne dénonçant en eux la diffusion de la « théorie du genre » à l’école[4]. Ce serait aussi considérer comme d'une parfaite innocuité la présence à l’Assemblée nationale d’un groupe parlementaire puissant d’extrême droite, qui manifeste depuis longtemps sont intérêt pour l’enseignement. Le 4 octobre dernier, dans un article paru dans AOC et titré : « La République réactionnaire et la normalisation de l’extrême droite[5] », le politiste Aurélien Mondon attire l’attention sur le fait que « ce sont les idées et discours d’extrême droite qui sont légitimés comme ce fut notamment le cas pendant les campagnes et la présidence de Nicolas Sarkozy en particulier[3] ou les propos récents du gouvernement Macron sur le « wokisme » ou « l’islamo-gauchisme ». On se souvient des propos des ex-ministres Blanquer[6] et Vidal[7] à ce sujet. Quand le député RN Roger Chudeau préside la Mission d'information chargée de dresser un panorama et un bilan de l'éducation prioritaire[8], on conçoit que la protection de ce qu’on apprend à l’école mériterait d’être garantie également dans notre pays.
Cette préoccupation est notamment exprimée par le Collectif d’interpellation du curriculum[9] français (CICUR) qui propose que les finalités de l’école soient arrêtées sur le plan constitutionnel afin que les savoirs scolaires ne soient pas à la main du pouvoir politique du moment, comme c’est le cas actuellement, par exemple, avec le gouverneur de Floride ou le chef de gouvernement hongrois : « Il faut inventer un dessin institutionnel qui ne donne plus à un ministère éphémère toute puissance en matière de définition des savoirs à enseigner (... ) Devant déboucher sur une norme pérenne, le travail sur les finalités ne peut être accompli par un ministère éphémère : il relève du législateur et il faudrait peut-être même réfléchir à sa protection dans le bloc de constitutionnalité, où les finalités de l’école pourraient être inscrites par une voie spécifique à définir, impliquant les citoyens[10] ».
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[2] Ivan Bajomi, « Hongrie : effets du régime populiste sur le système éducatif », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 90, septembre 2022
[3] https://journals.openedition.org/ries/9972
[4] https://www.inegalites.fr/Les-ABCD-de-l-egalite-un-abandon-symbolique
[8] https://www.nosdeputes.fr/roger-chudeau
[9] Ce mot désigne le « parcours » d’apprentissage d’un(e) élève, défini comme « ensemble cohérent de contenus et de situations d’apprentissage mis en œuvre selon un ordre de progression déterminé » (Jean-Claude FORQUIN). L’approche curriculaire exige donc qu’on se préoccupe de la globalité de ce qu’un élève apprend et de ce sur quoi il est évalué au-dessus des divers « programmes » essentiellement disciplinaires et des diverses années d’études.