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Billet de blog 30 mai 2023

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Adeline Lacroix : "Autisme au féminin" - Bonnes feuilles : L'empathie

De bonnes feuilles du livre d'Adeline Lacroix sur l'empathie, avec ses quatre composantes. Une analyse méthodique.

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Illustration 1

Extraits des pages 96-107 du livre d'Adeline Lacroix : "Autisme au féminin"

La notion d'empathie se réfère à la capacité à partager les émotions de l’autre et peut être divisée en quatre composantes,détaillées par Sue Fletcher-Watson et Geoffrey Bird dans un éditorial du journal scientifique Autism en 2020.

Ainsi, pour faire preuve d'empathie, il faut d’abord remarquer que l'autre a un ressenti particulier. Cette étape est difficile pour les personnes autistes, ce qui s'explique en partie par un esprit monotrope, comme le suggère la théorie codéveloppée par Dinah Murray et Wendy Lawson (personne autiste) en 2005. Selon cette théorie, les personnes autistes concentreraient leur attention sur un nombre restreint de stimuli de manière simultanée. C’est d’ailleurs peut-être le cas de Natacha ci-dessus : allouant ses ressources attentionnelles à la conversation qu'elle est en train de mener, elle a pu ne pas remarquer le changement d'état émotionnel de sa collègue.

La deuxième étape de l'empathie est l'identification, la compréhension et l'interprétation correcte du ressenti de l’autre, habituellement dénommée empathie cognitive. Ce processus est aussi difficile pour les personnes autistes, car il nécessite de multiples aptitudes, comme une attention à certaines parties du visage et aux attitudes, un décodage du langage corporel, et une compréhension des émotions. La compréhension des émotions est parfois décrite comme théorie de l'esprit affective, par opposition à la théorie de l'esprit cognitive qui concerne à la compréhension des pensées, des intentions et des croyances d'autrui. Une personne rencontrant des difficultés pour comprendre ses propres émotions (alexithymie, fréquente dans l’autisme) sera d'autant plus en difficulté pour comprendre les émotions de l’autre. Certains chercheurs, comme Richard Cook, suggèrent d’ailleurs que les difficultés de reconnaissance des émotions chez les personnes autistes seraient essentiellement liées à l’alexithymie, ce qui expliquerait que toutes les personnes autistes ne soient pas concernées (Cook et coll., 2013). La littérature suggère que les femmes non autistes auraient globalement de meilleures compétences sociales, et notamment en reconnaissance des émotions, que les hommes (pour des revues, voir notamment Kret & De Gelder, 2012 et Proverbio, 2021), ce qui serait dû à une conjugaison de facteurs culturels et biologiques. Chez les personnes autistes, peu d’études ont examiné cette question, et lorsque cela a été fait, les résultats n'ont pas montré de différence entre hommes et femmes autistes (Baron-Cohen et coll., 2015). Cependant, les différences liées au sexe ne sont pas toujours bien investiguées : les femmes autistes sont souvent sous-représentées et les stimuli utilisés sont peu écologiques, c’est-à-dire éloignés de ce que l'on trouve dans la vie réelle. En effet, ils correspondent généralement à un visage, ou même seulement des yeux, en noir et blanc et sans contexte.

Mes collègues et moi avons récemment mené une étude auprès de personnes autistes adultes, au cours de laquelle les participants devaient évaluer la valence d’une image émotionnelle. En psychologie, la valence désigne le caractère agréable ou non d'un stimulus ou d’une situation. Ici, cela revenait à indiquer si la situation représentée était positive ou négative. Les participants devaient évaluer successivement la valence d’une image, d'abord tronquée, comprenant une personne, puis la même image non tronquée, c'est-à-dire incluant le contexte de la personne. La deuxième image est plus écologique, et la nécessité de prendre en compte le contexte augmente la complexité de la tâche. Nos résultats ont montré que les femmes autistes et contrôles donnaient plus rapidement des réponses correctes que leurs pairs masculins sur les images non tronquées (Lacroix et coll, 2021).

Cependant, les femmes autistes donnaient moins rapidement des réponses correctes que les femmes contrôles. Il se pourrait donc qu’à l'instar des femmes non autistes, les femmes autistes soient plus habiles que leurs pairs masculins à reconnaître des émotions dans une situation socio-émotionnelle complexe, même si elles restent en difficulté par rapport aux femmes typiques.

D'un point de vue neurobiologique, des différences entre garçons et filles autistes (âgés de 7 à 13 ans) ont été montrées dans le volume de matière grise de certaines aires du cerveau social, alors qu’on ne les retrouve pas chez les non autistes (Supekar & Menon, 2015). Plus spécifiquement, ces différences se situent au niveau de l’amygdale (figure 14) et de l’insula (figure 12) impliquées dans les traitements émotionnels, ainsi que dans le gyrus fusiforme (figure 15), impliqué dans la reconnaissance des visages. L'échantillon de participants de l'étude en question n’était pas très important (une vingtaine de participants dans chaque groupe) et ces résultats (tout comme les nôtres) restent à confirmer. Les différences cérébrales ne sont par ailleurs pas corrélées à la sévérité des symptômes dans l'étude (mesurée avec l’ADI-R),mais encore une fois, cela pourrait être différent en utilisant des épreuves plus spécifiques.

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Figure 14 : amygdale

C'est ce qui est constaté dans une autre étude (Cauvet et coll,2020). Des chercheurs ont utilisé une tâche d'observation d’un film d’une situation sociale de 15 minutes, qui était arrêté à des moments clés afin de questionner les participants sur les émotions,pensées et intentions des personnages. De plus, les symptômes autistiques étaient mesurés et une IRM anatomique était réalisée. Ici, de moins bonnes performances sociales sont associées, uniquement chez les hommes, à une plus fine épaisseur corticale dans le réseau qui correspond au traitement des informations sociales (notamment dans certaines régions de la jonction temporo-pariétale — figure 16)

Illustration 3
Figure 16 : Jonction temporo-pariétale.

, malgré une sévérité des symptômes identique à l’ADI-R et à l’'ADOS-2 chez les hommes et les femmes autistes. Toutefois, au niveau des résultats à la tâche, les femmes montrent une meilleure compréhension des situations sociales, donc une cognition sociale plus efficiente, rejoignant les résultats de notre étude. Cela corrobore l'idée que l’utilisation de tâches spécifiques permet une meilleure appréhension des différences que les scores généraux à l'ADI-R ou à l'ADOS-2, qui eux, en revanche, peuvent marquer des difficultés globales similaires entre filles et garçons autistes. C’est d’ailleurs ce que montre une méta-analyse récente de seize études, qui met en avant de meilleures compétences socio-communicationnelles chez les filles autistes lorsque celles-ci sont évaluées de manière fine (Wood-Downie et coll., 2021). Pour résumer, l’empathie cognitive pourrait être meilleure chez les femmes autistes par rapport aux hommes autistes, et cela pourrait se traduire par des différences dans certaines aires du cerveau social.

La troisième étape de l’empathie, détaillée par Sue Fletcher-Watson et Geoffrey Bird, est de ressentir ce que ressent l'autre personne, ce que l'on nomme généralement empathie affective, ou encore contagion émotionnelle. Cette dimension est peut-être la plus représentative de l'empathie, mais également la plus difficile à mesurer objectivement. C’est aussi celle qui semble la mieux préservée chez les personnes autistes, qui se montrent même souvent particulièrement sensibles. Par exemple, Natacha indique clairement qu'elle a été touchée par la détresse de sa collègue, et il est fréquent que des personnes autistes témoignent se sentir envahies par les émotions qu'elles ressentent autour d’elles. Des études en imagerie, dont l’une menée par Christopher Gillberg, ont pu confirmer l’empathie affective des personnes autistes. Toutd' abord, l'activation des zones cérébrales associées au partage de la douleur, lors du visionnage de vidéos de visages de personnes exprimant une douleur, serait similaire entre personnes autistes et non autistes (Hadjikhani et coll., 2014). De plus, une dissociation a été mise en avant chez les personnes autistes, entre le ressenti affectif (élevé) et la compréhension sociale de la situation(faible), lors du visionnage de stimuli sur lesquels on apercevait que quelqu'un se faisait blesser intentionnellement (Fan et coll,2014). En d’autres termes, les personnes autistes ressentent bien les émotions de l’autre personne, mais ne comprennent pas forcément la raison de ces émotions. Le ressenti d’une émotion négative sans en comprendre l’origine peut être particulièrement perturbant et difficile à vivre pour elles. L'une des rares études ayant exploré l'empathie affective chez les femmes autistes a été menée en IRMf (Stroth et coll, 2019). Sans surprise, les femmes autistes étaient capables de partager la douleur physique ou sociale d’autrui. En revanche, elles peinaient plus que les femmes non autistes à différencier leur propre perspective de celle d'autrui. L'absence de groupe de comparaison masculin limite les conclusions pouvant être tirées sur l'influence du sexe. Néanmoins, ces résultats sont cohérents avec certains témoignages :

  • Nessa est très sensible quand quelqu’un tombe malade ou se fait mal. Parfois, elle en pleure. (Samia)

Une autre étude, uniquement comportementale, a cette fois été menée sur quatre groupes d'adolescents : garçons et filles autistes et non autistes (Rieffe et coll, 2021). Au cours de celle-ci, les participants étaient confrontés à un expérimentateur qui se faisait mal (tâche écologique), et des personnes extérieures codaient notamment l'attention à l’autre et le niveau d'activation affective (après avoir reçu une formation afin d’avoir un codage homogène). Les résultats indiquent que filles et garçons autistes manifestent un moins haut niveau d'activation affective que les adolescents non autistes. En d’autres termes, le fait qu'ils partagent la douleur de l’autre est moins visible chez eux. En somme, les personnes autistes de sexe masculin comme féminin auraient une empathie affective élevée, montrée par les imageries et les autoquestionnaires (questionnaires remplis individuellement par la personne concernée), mais elle serait généralement moins visible que chez les personnes non autistes.

Enfin, la dernière étape de l'empathie est l'offre d'une réponse adaptée (réconfort) à l'expression émotionnelle d'autrui, parfois appelée empathie prosociale, qui dépend des normes sociales et d'aptitudes communicationnelles. C’est donc un nouveau point de difficulté pour les personnes autistes, exprimé par Natacha ci-dessus, et c’est souvent sur cette base que l'on juge l'empathie d’une personne, puisqu'il s’agit d’un phénomène plus observable que le ressenti. Pour cette raison, les personnes autistes peuvent être indûment jugées comme manquant d’empathie. C est peut-être encore plus flagrant chez les femmes, car les manifestations de réconfort sont particulièrement attendues chez elles. Pourtant, l'offre de réconfort serait aussi fréquente chez des adolescents autistes (avec un QI moyen à supérieur) que chez leurs pairs non autistes (Rieffe et coll., 2021).

Qu'est-ce qui peut alors conduire à penser que les personnes autistes ont moins de compassion ? L'explication vient peut-être du type de réconfort apporté. Les garçons autistes, plus que les garçons non autistes ou que les filles (autistes et non autistes) offriront un réconfort généralement orienté sur le problème, par exemple en demandant si un pansement est nécessaire ou en disant de faire plus attention (Rieffe et coll, 2021). Les filles autistes de manière similaire aux contrôles, vont offrir un réconfort axé sur le ressenti de la personne, par exemple en demandant à la personne comment elle va ou si elle a mal. Ces différences pourraient provenir d’une imitation plus importante des comportements de réconfort affectif chez les jeunes filles autistes. Ainsi les femmes autistes, comme Natacha, se sentiraient démunies dans les situations où il est nécessaire d'apporter un réconfort : intuitivement, elles ne savent pas quoi faire. Néanmoins, grâce à leur observation, elles pourraient parvenir à offrir un réconfort émotionnel dans certaines situations, notamment celles pour lesquelles elles auraient un script. Ce réconfort sera plus ou moins adapté selon les circonstances. Les auteurs suggèrent aussi que ce comportement témoigne d’un engagement émotionnel plus important dans les relations chez les filles autistes, ce qui sera abordée au chapitre suivant.

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Les quatre composantes de l'empathie sont résumées sur la figure 17. Si certaines composantes de l'empathie semblent impactées chez les personnes autistes, bien qu'elles le soient moins chez les femmes que chez les hommes autistes, il reste important de souligner que ces composantes se réfèrent à une norme socio-culturelle. L'autisme peut, d’une certaine manière, être appréhendé comme une culture différente, avec des normes différentes. Ainsi,bien que les personnes autistes puissent avoir des difficultés à remarquer, comprendre et réagir aux émotions d’une personne non autiste, le problème est double, car les personnes non autistes ont ces mêmes difficultés envers les personnes autistes (Milton,2012). En ce sens, il est possible que des relations sociales plus nombreuses chez les filles autistes permettent une acculturation plus importante de ces dernières avec les personnes non autistes, favorisant leurs capacités d’'empathie, telles que perçues par les non autistes. Toutefois, l'empathie des personnes autistes entre elles pourrait prendre une forme différente (Komeda et coll, 2015).


Adeline Lacroix : Autisme au féminin

Lecture critique du livre

Damian Milton : le problème de la double empathie

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