Quand Benoït XVI préconise que la démarche scientifique en revienne à l'exégèse canonique, il ne fait pas autre chose que de recommander un retour aux sources, car pour ce qui concerne les origines du christianisme, la réflexion critique est contemporaine de la nouvelle religion, consubstantielle même, pourrait-on dire. En effet, on peut considérer que dès le moment, - beaucoup plus tardit qu’on ne croit, c’est-à-dire le IIIème siècle – nos quatre évangiles sont réunis pour être lus ensemble, ce qui n’avait certainement jamais été prévu par chacun des rédacteurs – des réflexions surgissent spontanément de la part des fièles (ou faut-il parler des « usagers » ?), sans parler des débats qui naissent du fait que d’autres communautés de chrétiens utilisent encore d’autres évangiles plus ou moins compatibles avec les précédents et qui recevront plus tard le nom d’évangiles « apocryphes ».
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La critique des textes – qu’on présente généralement comme la grande invention de la méthode historico-critique du XIXème siècle – est donc bien constitutive de la religion chrétienne elle-même et c’est la revendication d’un certain savoir revendiqué comme historiquement authentique par les uns, qui va créer l’orthodoxie doctrinale, cependant que les autres, prétendant se référer à un passé différents, seront inexorablement déclarés hérétiques. Un processus de sélection se voulant fondamentalement critique se trouve à l’arrière-plan d’une telle séparation.
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Ce ne sont pas les textes eux-mêmes, naturellement, qui se présentent comme authentiques ou falsifiés, mais un certain discours qui s’établit parallèment à l’usage de ces textes qui va créer cette distinction. Ce discours se veut critique et il a pour nom « l’exégèse », (qui, étymologiquement, veut dire « explication »). Le temps passant, l’exégèse se transmet de génération en génération ; elle devient elle-même l’objet d’une certaine foi ; tandis qu’elle se cristallise et que l’on croit y discerner des règles. Elle va aussi faire apparaître des « auteurs », c’est-à-dire des personnes dont l’évocation va faire « autorité ».
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De même que des textes fondateurs, ou supposés fondateurs s’opposent les uns aux autres, des exégèses rivales vont se mettre en place. Dans le fameux livre d’Irénée de Lyon « Contre les hérésies », cet évêque, pourfendeur d’hérétiques, décrit en quelques mots, le processus en même temps que le probème : « (…) Ils se mettent à accuser les Ecritures elles-mêmes : elles ne sont ni correctes, ni propres à faire autorité, leur langage est équivoque, et l’on ne peut trouver la vérité à partir d’elles si l’on ignore la tradition (…) Mais lorsqu’à notre tour, nous en appelons à la tradition qui vient des apôtres, et qui grâce aux successions de presbytres nous est transmises, ils s’opposent à cette tradition ». [1]
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Dès la fin du IIème siècle, mais même bien avant, même aussitôt que du temps de saint Paul, on s’aperçoit que les chrétiens sont divisés sur la question de la tradition à transmettre. Il s’ensuit donc que les évangiles ne sauraient être a priori considérés comme les critères de vérité historique mais doivent l’être, au contraire, comme des témoignages de systèmes d’interprétation premiers et divers, sinon multiples. Ces évangiles sont eux-mêmes des interprétations, des « exégèses ». Interpréttion de quoi ? Exégèse de quoi ? C’est justement ce qu’il est quasi impossible d’établir dans des termes qui donneraient satisfaction aux exiges de scientificité de l’histoire, au sens moderne.
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L’histoire la plus ancienne des origines du christianisme ne peut être l’histoire d’événements ayant réellement eu lieu , comme la méthode critique du XIXème siècle l’exigera, mais seulement l’histoire de croyances portant sur des événéments allégués sous des jours extrêmement différents, souvent incompatibles. Tout le problème historique moderne, s’il était bien posé, c’est-à-dire s’il était posé hors d’un contexte politico-théologique qui a toujours son environnement depuis l’origine, serait de savoir quelle interprétation est plus plausible que quelle autre, par rapport à la réalité des événements qui se seraient effectivement déroulés.
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Contemporain d’Irénée (fin du IIème siècle), un chrétien de Syrie, Tatien, étonné par les multiples contradictions observables dans les quelques évangiles qu’il a à sa disposition, prend l’initiative d’en faire une unique mouture auquel il donne le nom de « Diatessaron », c’est-à-dire « accord ». Pour les mêmes raisons, Origène, l’un des plus importants écrivains ecclésiastiques du christianisme primitif (IIIème siècle), originaire d’Afrique, préconise un projet semblable, mais ne le réalise pas. [2] Le « Diatessaron » de Tatien est d’ailleurs en circulation dans un grand nombre de communautés chrétiennes et le sera encore longtemps, c’est-à-dire jusqu’au Vème siècle où Théodoret, évêque de Cyr, l’interdit, alors qu’une orthodoxie s’impose, essentiellement grâce à l’intervention décisive du pouvoir politique dans les affaires religieuses.
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Origène et Tatien, comme pratiquement l’ensemble des écrivains ecclésiastiques primitifs sont des philosophes. Mais la réflexion critique ne leur est nullement réservée : des croyants de base, sans formation particulière, à la simple lecture des textes, peuvent mettre en alerte leur rationalisme personnel. Nous possédons, par exemple, une lettre de saint Jérôme (IVème siècle) adressée à une certaine veuve Hédybia qui l’avaient saisi de ses interrogations.[3] Celles-ci sont d’une grande pertinence et n’ont pas vieilli le moins du monde. Elles sont toujours de nature à mettre dans un embarras profond le premier vicaire de paroisse venu. Sauf s’il a lu saint Jérôme, car saint Jérôme en a vu d’autres. Rien ne saurait embarrasser le « prince des traducteurs ». Depuis longtemps, celui-ci a mis au point, en la perfectionnant pour les siècles, la théorie du « sens spirituel » (ou sens allégorique) qui s’oppose au « sens chanel » (ou sens littéral) utilisée déjà par de nombreux précurseurs, en tête desquels figure l’Apôtre Paul.
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Selon cette théorie, quand le sens littéral est obscur, voire quand il paraît absurde, c’est qu’il faut recourir au sens allégorique qui permet de découvrir la vraie signification, qui est autrement subtile. Un exemple parmi d’autres : en Luc 23, 44, on lit : « C’était déjà presque midi et il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures, le soleil ayant disparu ». Cette éclipse de soleil n’est que dans Luc, Marc et Matthieu mentionnant pour leur part, un tremblement de terre dont, apparemment, Luc n’a rien su. Jean, de son côté, ne connaît ni tremblement de terre, ni éclipse de soleil, mais croit savoir qu’un soldat romain a transpercé le côté de jésus d’un coup de lance, tuant le supplicié par ce geste, ce dont les trois autres évangélistes n’ont rien su. Non seulement de telles contradictions et invraisemblances heurtent à bon droit le rationalisme des chrétiens, mais en outre, ils savent bien l’intérêt qui est apporté de leur temps aux phénomènes astronomiques. Il est impossible que leurs ancêtres, quelques siècles plus tôt n’aient mentionné nulle part une éclipse de soleil d’une durée de trois heures qui se serait étendue à l’ensemble de la terre. Cela ne gênera pas cependant les premiers exégètes chrétiens. La clé de compréhension est dans le sens allégorique ; l’éclipse de soleil n’est pas à prendre au pied de la lettre ; elle symbolise, en vérité, la cécité de ceux qui prétendraient ne pas accepter le fait que le Christ soit réellement ressuscité…
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Saint Augustin également le contemporain de saint Jérôme, se fit une spécialité
dans le décryptage allégorique des contradictions des quatre évangiles. Il a même écrit, sur ce thème, un traité intitulé « De l’accord des évangiles », d’où il ressort que les contradictions n’existent que pour ceux qui ne savent pas, ou ne veulent pas, lire. Sur le plan théorique, une telle démarche va donner lieu à une discipline particulière à quoi se résuma à peu près toute la théologie du haut Moyen-Age, dite « l’harmonistique », qui était en quelque sorte, le stade primitif de la « science des religions ». Mais ce n’est pas l’harmonistique qui eut raison de la curiosité et de l’esprit critique spontané des fidèles ; ce qui en a raison, c’est l’intervention systématique de la force politique, à la fin du IVème siècle.
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Ceci est un aspect fondamental et délibérément occulté par l’histoire traditionnelle et conventionnelle des origines du christianisme qui nécessite plus qu’un paragraphe pour être correctement traitée. Qu’il suffise, dans cette histoire de la recherche, de mentionner que toute velléité de critique est interdite par les lois prises à partir de l’empereur Théodose (346-395), celui qui dit du christianisme, non seulement la religion d’Etat (et non Constantin, comme on continue à le dire) et non seulement la religion d’Etat, mais la seule religion permise et plus que la seule religion permise, la religion obligatoire. Cette religion devait être une pour remplir la fonction qui, par l’empereur, lui était assignée. En conséquence, les querelles doctrinales ne pouvaient pas être supportées. De nombreux articles du Code théodosien [4] sont rédigés dans la perspective non seulement de l’interdiction des religions rivales, mais aussi dans celle de l’éradiction des hérésies à l’intérieur du christianisme ; « Toutes les hérésies sont interdites, autant par les lois divines que par les lois impériales. Si un impie, par des enseignements coupables, affaiblit l’i'dée de Dieu: qu'il parle pour lui, c'est son droit, des doctrines aussi nuisibles. Mais qu'il ne blesse pas les autres en les leur communiquant. Si quelqu'un retombe dans la corruption du péché après avoir connu la rédemption du vénérable baptême (…) qu'il garde pour lui de telles doctrines et qu'il ne ruine pas les autres par un enseignement infâme. Tous les maîtres et les ministres de cette superstition perverse tiendront loin des lieux de débat cette doctrine déjà condamnée (…) » (C.T.16.5.5., 3 août 379) ; « Il n’y aura aucune possibilité pour quiconque de se produire en public pour raisonner sur la religion, ou en discuter, ou donner des conseils. Si quelqu’un, à l’avenir, animé d’une audace scandaleuse et condamnable, se laisse à imaginer qu’il peut contrevenir à une telle loi, si dans une obstination désastreuse, il ose poursuivre son action, la punition appropriée et l’amende qui convient auront raison de lui » (C.T. 16. 4.2, 16 juin 388). Le code théodosien fourmille de ce type d’articles.
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Avec l’harmonistique et l’exégèse, puis à partir du XIIIème siècle, le retour de la philosophie, la théologie est la seule science possible en matière de religion. La critique biblique est une partie fondamentale de la théologie. L’histoire de la science des religions, au sens pris par ces termes aujourd’hui, est la lente, très lente, non encore achevée aujourd’hui, prise de distance de l’histoire par rapport à la théologie.
L’histoire des origines du christianisme est toujours sous l’influence de la théologie, comme j’ai tenté de le montrer par ailleurs. [5] Non seulement, l’histoire des origines du christianisme l’est-elle. Mais l’histoire de la recherche sur les origines du christianisme – c’est-à-dire, finalement, l’histoire des sciences religieuses – est également dans le même cas.
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C’est par une pure convention que l’éminente philologue allemand Samuel Herman Reimarus (1694-1768) est répertorié comme le « précurseur ». Rien n’est dû au hasard dans ce type de convention. L’histoire des origines du christianisme se confond de la sorte avec l’histoire des vies de Jésus dont on devrait savoir, depuis longtemps, qu’il n’y a pas grande lumière à attendre quant au point de savoir comment la religion nouvelle s’est effectivement mise en place. Parler de Reimarus comme étant l’initiateur d’une telle démarche a encore l’avantage pour les historiens-théologiens de faire l’impasse sur d’autres épisodes éclairant et, d’une manière générale, d’occulter le rôle des philosophes, tout au long des XVIIème et XVIIIème siècles dans la constitution de l’histoire des origines du christianisme. En outre, Reimarus est un assez bon bouc émissaire. D’une part, sa démarche est très peu scientifique ; en outre elle est de tonalité très fortement polémique, inspirée par un très fort ressentiment, comme nous le verrons plus loin.
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Si Reimarus n’est pas l’initiateur de la critique scientifique, qui l’aurait précédé ? Il me semble que cet honneur devrait revenir de droit à Lorenzo Valla (1407-1457), érudit dont le nom est à jamais associé à l’affaire de « la Donation de Constantin », laquelle est loin de résumer tous ses travaux. Elle suffit, cependant, à lui valoir de très sérieuses difficultés avec l’Eglise, comme nous verrons qu’il s’agit d’une règle dès lors que le savoir prétend interférer avec la foi.
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La Donation de Constantin était un document supposé rédigé de la main de l’Empereur et attribuant au Pape la possession de l’Italie, en fait de tout l’Empire Romain d’Occident. C’était le document sur lequel les papes successifs s’appuyaient pour justifier de la légitimité du pouvoir temporel de l’Eglise. :
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« Voici que nous livrons et délaissons tant notre palais que la ville de Rome et toutes les provinces, localités occidentales au bienheureux Sylvestre, Pontife et Pape universel, pour que par lui et ses successeurs, ainsi que nous l’avons décrété par constitution pragmatique, il en soit disposé et que le tout reste sous l’autorité de la Sainte Eglise Romaine. C’est pourquoi nous avons jugé convenable de transférer notre Empire et la Royale puissance aux régions orientales et en très loin endroit de la province de Byzance, d’édifier une cité de Notre Nom et d’y établir Notre Empire : car il n’est pas juste que là où le Prince des prêtres et le chef de la religion chrétienne est établi par l’Empereur céleste, l’Empereur terrestre garde le pouvoir «(…) »[6]
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L’authenticité de la Donation de Constantin avait été très vivement mise en doute dès le Xème siècle, notamment par Othon III (980-1002), roi de Germanie et empereur ; mais il appartint à Lorenzo Valla d’apporter la preuve de sa fausseté. C’est le moyen par lequel il administra cette preuve qui devait le faire classer comme le « père » de la science des religions, puisque ce qu’il fit n’est rien d’autre que ce que l’on appelle « la critique textuelle »[7] sur quoi se fonde la méthode historico-critique qui fleurira au cours du XIXème siècle. C’est-à-dire que Lorenzo Valla démontra que la langue employée dans ce texte n’était pas le latin du IVème siècle, date à laquelle le document était supposé avoit été rédigé, mais un latin très décadent, beaucoup plus tardif. Cela n’empêcha pas l’Eglise de se prévaloir de la Donation de Constantin pendant de longs siècles et elle ne voulut finalement reconnaître qu’il s’agissait d’un faux qu’au XIXème et après s’en être encore servi, dans ce même XIXème siècle, pour prétendre que son pouvoir temporel (au moment où disparaissait sous les effets de l’unité italienne) était légitime autant qu’indispensable. Incidemment, les travaux de Lorenzo Valla amenèrent aussi à montrer que l’histoire du baptême de Constantin, présenté comme ayant eu lieu des mains du pape en 313, dès sa prise de pouvoir, alors qu’il eut lieu à l’article de la mort, en 337.
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L’Eglise a toujours eu de la vérité historique une conception extrêmement particulière. On possède une lettre de la main de Luther, daée de 1520, dans laquelle le fondateur du protestantisme commente à l’usage d’un correspondant la Donation de Constantin : « J’ai entre les mains la Donation de Constantin, réfutée par Valla, éditée par Hutten. Bon Dieu ! Que de ténèbres ou de perversités accumulées par Rome ! Vous serez stupéfait que Dieu ait permis, non seulement que cela préalût, que des mensonges aussi grossiers , aussi impudents fussent insérés dans les Décrétales et imposés comme des articles de foi » . [8]
[1] Irénée de Lyon, évêque de Lyon, (vers 130-vers 202), Contre les hérésies, Livre III, 2, 2
[2] Les tentatives d’harmonisation des quatre évangiles furent nombreuses, tout au long de l’histoire du christianisme. Toujours à l’initiative de dissidents, bien entendu. La dernière à avoir eu quelque notoriété fut celle de Léon Tolstoï (1828-1910), le père d’Anna Karénine et de Guerre et Paix. Tolstoï publia en 1885 une « Concordance et traduction des évangiles », qu’on nomme communément « L’Evangile de Tolstoï », (édition française parue chez Klincksieck en 1969, sous le titre « Abrégé de l’Evangile ». Tolstoï fut excommunié par l’Eglise orthodoxe en janvier 1901, après la publication, en 1899, de « Résurrection », dans lequel ouvrage il explique ses raisons de ne pas croire à ce phénomène pris au sens littéral. Dans son journal intime, il note, le 3 septembre 1899 : « L’Eglise, du IIIème siècle à nos jours, n’est que mensonge, cruauté, tromperie. Au troisième siècle, quelque chose de grand s’y cachait encore. Mais qu’est-ce que c’est ? Examinons l’Evangile ».
[3] Saint Jérôme. Correspondance. (xxxxxxx)
[4] Le Code théodosien paraît en 438, sous Théodose II (le petit-fils de Théodose 1er) ; c’est une compilation des lois parues avant et après Théodose le Grand. Le livre XVI est consacré aux lois religieuses.
[5] Le paradigme historico-théologique.
[6] Alcide Bonneau, la donation de Constantin, Paris 1875
[7] A moins que l’on ne veuille mettre à l’origine de la critique textuelle le gros ouvrage d’Origène (IIIème siècle) intitulé « Hexaples », où il dispose en 6 colonnes synoptiques un texte hébreu de la Bible et quatre traductions grecques différentes des mêmes passages. Augustin et Jérôme également, dans leur correspondance, font quelque fois allusion à des question de style et surtout à des fautes qu’ils attribuent aux copistes.
[8] Alcide Bonneau, op. cit.