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Billet de blog 7 févr. 2023

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Vu de Morlaix : Ferry et la vie heureuse: revoir la copie !

Quelques réflexions sur l'un des derniers pensums de Luc Ferry

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

    La vie heureuse que depuis tous les philosophes, depuis les Grecs, recherchaient n’était pas possible parce que la vie tout court était trop brève. La vie heureuse est désormais possible simplement parce qu’elle va bientôt atteindre la durée nécessaire : 150 ans environ et, qui sait ?, peut-être un jour 200… voir plus. La preuve : vous n’avez qu’à vous intéresser aux travaux du japonais Yamanaka, prix Nobel 2012, ou du Français Jean-Marc Lemaître, biologiste de l’INSERM, mondialement reconnu, spécialiste de la vieillesse. Et Luc Ferry de consacrer un nouveau livre au sujet, sous le titre « La vie heureuse » et en sous-titre « des sagesses anciennes à la spiritualité laïque ».
        Je ne le suivrai pas dans ces détours. Il y a, me semble-t-il, un vrai problème que le livre de Ferry, en réalité, cache, raison pour laquelle, je considère son « La Vie heureuse » comme un mauvais livre. Quel est ce problème ? Ce n’est pas du tout que la médecine progresse et même de façon spectaculaire. Cela est vrai , mérite d’être dit et mérite qu’on s’en réjouisse, mais où est le problème de l’avenir ? C’est que la science (et ses applications que l’on appelle la « technique ») ont donné à l’homme des pouvoirs qui vont au-delà de la possibilité de la maîtrise par l’homme.
        Non seulement - on le sait depuis Hiroshima - l’homme s’est donné les moyens de se détruire lui-même en détruisant son habitacle qui est la planète ; non seulement par la production industrielle et une croissance démographique démentielle il consomme plus de ressources que n’en offre cette même planète, mais en outre, par la bio-technologie, il est en train de se faire évoluer en autre chose que lui-même, courant le risque d’enclencher des processus d’évolution sur lesquels un jour il perdra tout contrôle.
        La nature avait donné à l’homme comme temps à vivre un chiffre qui, à quelques unités près, tournait autour de la durée d’un siècle. Voici maintenant qu’il pourrait en vivre deux, pourquoi pas trois, pourquoi pas dix et - pourquoi pas ? - en finir pour toujours avec la mort? C’est le problème du « trans humanisme » ou du « post humanisme », selon le sens que l’on donne à ces mots, question  que Luc Ferry, dans son livre, traite comme un véritable patachon !
        L’homme, selon le post humanisme (auquel Ferry ne croit pas, se satisfaisant du trans humanisme), l’homme deviendrait enfin immortel, exactement comme Dieu. L’homme, enfin, deviendrait Dieu. Mais comment l’homme-dieu pourrait-il se reconnaître comme homme ? Le post humanisme serait donc la fin de l’homme ?
        Revenons au trans humanisme. A partir de quel âge, à partir de quelle durée de vie, l’homme commencerait-il à ne plus être un homme ? A partir de quand commencerait-il à être autre que ce que la nature l’a fait ? A 120, on est en droit de penser qu’il serait toujours, peu ou prou, l’homme tel que nous le connaissons. Admettons qu’à 150 ans aussi. C’est l’âge que, de sa propre autorité, Luc Ferry nous autorise à espérer. Mais à 250 ans, à 500 ans ? À 1 000 ans ? Car on ne voit pas pourquoi - ce que Luc Ferry ne considère pas - à 150 ans l’homme accepterait mieux de mourir qu’il ne le fait à l’âge actuel? A 150 ans, il voudrait encore un peu de « rabiot » et ceci, indéfiniment, jusqu’à gagner l’éternité. Comment appellerons-nous cet « avatar » de l’homme ?
        Restons-en, pour ne pas compliquer trop les choses, aux 150 ans accordés par Luc Ferry. Que fait-il de son temps, cet homme ? Luc Ferry a la réponse : cet homme utilise son temps à progresser. A 150 ans, il est devenu plus sage. Bien ! Admettons que ce pourrait être le cas de Luc Ferry lui-même si, par anticipation, une telle opportunité lui était donnée. Peut-être, en effet, est-il aujourd’hui plus sage, à 72 ans, qu’il ne l’était quand il fut nommé ministre à 51. C’est fort possible. Il nous dit lui-même qu’il est meilleur prof aujourd’hui (même s’il n’a plus le droit d’enseigner puisqu’il est en retraite) que du temps où il faisait le plein des amphis et des salles de cours…
        Bref. On pourrait , en effet, vivre plus longtemps pour se perfectionner. Mais je vois mal pourquoi si on vivait plus longtemps, on ne ferait pas plus d’enfants ? Cesser de faire l’amour à 70 ans alors qu’on a encore à peu près autant de décennies devant soi risquerait d’entrainer des dépressions profondes.  Bref. Luc Ferry ne dit pas, parce qu’il n’envisage pas, que la fécondité de l’homme et de la femme puisse augmenter proportionnellement à la longévité. Or, déjà qu’avec 8 milliards d’habitants, les humains sont nettement à l’étroit sur leur planète, qu’en serait-il si nos enfants et petits enfants continuaient à copuler jusqu’aux dernières années avant 150 ans. Bonjour l’explosion démographique!
        Michel Onfray, dans une rencontre qu’on peut voir sur Youtube, a fait observer à Luc Ferry que vivre n’implique pas nécessairement que l’on s’améliore ou que l’on progresse… Un homme n’est pas nécessairement plus sage, ou meilleur à 80 ans qu’il ne s’était à 20 ou 30. Pourquoi le serait-il à 150 ans ? Et que dire de ceux - ils ne sont pas si rares - qui, au fil du temps, empirent ? Dans quel était seront-ils quand ils auront atteint un siècle et demi ?
        Bref ! Tout philosophe qu’il soit, Luc Ferry ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Si son bouquin était ramené aux proportions d’une disserte de philo au bac, elle n’aurait pas la moyenne. Le problème n’est pas vu, donc pas traité. Quant à la distinction qu’il fait et sur laquelle repose toute sa thèse, entre le trans humanisme - qui selon lui conduit au bonheur - et le post humanisme - qui est synonyme, toujours selon lui, de comble de l’horreur -, elle est parfaitement subjective. Le dictionnaire que j’utilise couramment qui est le dictionnaire du CNRS ne connaît ni trans humanisme ni post humanisme. Il faudrait absolument que Luc Ferry relise d’urgence Wittgenstein pour se rappeler combien le sens flexible des mots nous piège.

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