Autre savant catholique, autre victime de l’obscurantisme institutionnel, mais aussi autre réaction et autre traitement, le Père Albert Marie-Joseph Lagrange (1855-1938) . Ce dominicain est tout aussi visé que Loisy par l’encylcique Pascendi et le décret Lamentabili, sans oublier des décrets de la Congrégation de la Foi, comme parmi d’autres, celui du 29 juin 1912 qui interdira la lecture de ses publications dans les séminaires, du moins celles antérieures au moment où il prend l’engagement de ne plus éditer ses travaux. Le Père Lagrange ne partage que très partiellement les positions scientifiques d’Alfred Loisy, quoique travaillant à partir de positions assez proches. Ce sont surtout les dispositions psychologiques qui les séparent, ce sont elles qui font que le premier ne subira pas le sort du second.
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Le 6 août 1912 après avoir reçu une condamnation de la Congrégation consistoriale, le Père Lagrange écrit au supérieur de son ordre, les Dominicains : « Je pense que vous n’avez jamais douté de ma soumission complète (…) Donc, je renonce 1° à faire le cours d’Ecriture Sainte l’année l’année prochaine ; «2° à continuer le commentaire de saint Luc ; 3° à écrire quoi que ce soit, même des recensions, sur ce sujet. Ce n’est pas par découragement ; c’est pour me montrer docile à la direction, cette fois très claire, à mon endroit, du Saint-Siège. Donc, je ne puis plus non plus diriger la Revue Biblique (…) Ma personne ne doit compter pour rien, ne vous l’ai-je pas répété bien des fois ? » Le 17 aout 1912, le Père Lagrange écrit, cette fois, au pape : « Très Saint Père, Prosterné aux pieds de Votre Sainteté, je viens lui protester de ma douleur de l’avoir contristée et de mon entière obéissance (…) »[1] Le Pape qui n’est plus Léon XIII, mais Pie X, est satisfait de l’attitude du Père Lagrange. Celui-ci qui, dans la tourmente, avait dû plier bagages de Jérusalem pour venir faire pénitence à Rome, est autorisé à retourner en Terre Sainte où il va désormais continuer ses travaux, mais avec la prudence et la discrétion que l’on devine.
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A partir des deux cas, si particuliers et si spectaculaires d’Alfred Loisy et du Père Lagrange, on peut se demander si, pour tout chercheur, les dispositions psychologiques associées à des façons ou d’autres de vivre la foi religieuse , n’entraînent pas des conséquences importantes pour tout chercheur, du point de vue du libre usage de son esprit critique. En tous cas, la crise moderniste fait beaucoup de victimes à l’intérieur de l’Eglise, dont chacune vit le drame à sa manière . Le cas de Louis Duchesne ( 1843-1922) est également intéressant : de 1877 à 1883, il enseigne, comme Loisy à l’Institut Catholique de Paris, qu’il doit quitter pour les mêmes raisons. Prêtre en 1867, il est tout de même nommé « protonotaire apostolique » en 1900 c’est-à-dire avant la publication de œuvre principale « Histoire ancienne de l’Eglise » (en 3 volumes, publiés entre 1906 et 1910)) ne soit mises à l’index en 1912. Après avoir enseigné la philologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, il est nommé directeur de l’Ecole Française de Rome en 1895 et élu à l’Académie française le 26 mai 1910. L’exemple de Mgr Lacroix (1855-1922), fondateur de la Revue du Clergé français, évêque de Tarentaise, mériterait aussi d’être détaillé.[2] Pour sa part, il choisit de démissionner avant que les foudres ne s’abattent. C’est dans ce cadre général qu’il convient d’apprécier la lettre de soutien qu’adresse un autre évêque, Mgr Mignot, , titulaire de l’évêché de Fréjus puis de l’archevêché d’Albi, à l’un de ses correspondants: « Oui, dans quelques années, nos idées seront celles de l’Eglise, acceptées par tout le monde, mais en attendant, c’est nous qui recevons les coups ». [3]
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Pour l’heure, en 1910, voici le serment dit anti-moderniste, sorte de vœux complémentaires, que tous les prêtres de France sont obligés de prêter, quelle que soit la date à laquelle ils ont été ordonnés : « J’embrasse et reçois fermement toutes et chacune des vérités que l’Eglise, par son ministère inerrant [4], a définies, affirmées et déclarées, principalement ces chefs de doctrine qui sont dirigées contre les erreurs de ce temps. Je me soumets également avec toute la révérence voulue et j’adhère de toute mon âme à toutes les déclarations et prescriptions contenues dans l’Encyclique Pascendi et le décret Lamentabili, notamment en ce qui concerne ce qu’on appelle l ‘histoire des dogmes. De même, je réprouve que l’erreur de ceux qui prétendent que la foi proposée par l’Eglise peut être en contradiction avec l’histoire et que les dogmes catholiques dans le sens où ils sont entendus aujourd’hui sont incompatibles avec les origines les plus authentiques de la religion chrétienne. Je condamne aussi et je rejette l’opinion de ceux qui prétendent dédoubler la personnalité du critique chrétien, celle du croyant, celle de l’historien ; comme si l’historien avait le droit de maintenir ce qui contredit la foi ou comme s’il lui était loisible, à la seule condition de ne nier directement aucun dogme, d’établir des prémisses d’où découlerait cette conclusion que les dogmes sont ou faux ou douteux. Je réprouve pareillement cette méthode d’étude et d’interprétation de l’Ecriture sainte qui, faisant litière de la tradition de l’Eglise, de l’analogie de la foi et des règles du siège apostolique, s’inspire des méthodes de travail des rationalistes et, avec autant d’audace que de témérité, n’accepte comme suprême et unique règle que la critique textuelle. En outre, je rejette l’opinion de ceux qui prétendent que (…) le savant doit (…) interpréter les écrits de chaque Père en dehors de toute autorité sacrée, d’après les seuls principes de la science, et avec cette indépendance de jugement que l’on a coutume d’apporter dans l’étude d’un document profane quelconque. (…) Je professe être indemne de cette erreur des « modernistes », prétendant qu’il n’y a, dans la tradition sacrée, rien de divin ou, ce qui est bien pire, admettant ce qu’il y a de divin dans un sens panthéiste…Je soutiens avec la plus grande fermeté et soutiendrai jusqu’à mon dernier soupir, la foi des Pères sur le critère certain de la vérité qui est, a été et sera toujours dans l’épiscopat transmis par la succession des apôtres. » [5]
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Tels sont donc, dessinés à grands traits les rapports entre la science des religions et l’Eglise catholique à l’intérieur de l’institution elle-même, jusqu’à la veille de la guerre 14-18.
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Comment les choses évoluent du côté de l’université laïque, après la création de la Vème section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Y ayant tenu quelque temps, par intérim, la chaire des origines du christianisme, puis passé au Collège de France où il donnera pendant des décennies des conférences très suivies, Alfred Loisy poursuit ses publications, cependant que ladite chaire reste longtemps sans titulaire. Nous reviendrons plus loin sur ce qui se passera dans la chaire d’histoire des religions du Collège de France. Pour l’heure, c’est à la Faculté des Lettres de la Sorbonne que des choses importantes vont prendre place, avec, notamment,la personne de Charles Guignebert (1867-1939).
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(à suivre)
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jean-paul yves le goff
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Précédents envois :
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6 juillet :
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7 juillet :
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8 juillet :
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9 juillet :
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11 juillet :
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13 juillet :
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[1] Christophe Paul, op. cit ., pages 43, 44
[2] Christian Sorrel, Libéralisme et modernisme Mgr Lacroix, Enquête sur un suspect, 2003
[3] Louis-Pierre Sardella, Mgr Mignot, un évêque français au temps du modernisme, 2004
[4] Voir, pages précédentes la théorie de l’inerrance.
[5] L’Eglise d’aujourd’hui n’emploierait certes plus de telles formules, mais quant au fond, ses positions n’ont guère été modifiée. Que le « dépôt de la foi » soit garanti par « la succession des apôtres » est la première phrase du catéchisme de l’Eglise catholique de 1992.