Guignebert est le continuateur d’Ernest Renan et d’Ernest Havet. Il sera aussi le dernier de cette lignée. A la différence de Renan dont on ne peut oublier la vocation religieuse primitive et même à la différence d’Havet qui, lui, fut marqué, originellement, dans l’autre sens, par son voltairianisme, Charles Guignebert peut se prévaloir d’une authentique neutralité religieuse et ce sont presque des circonstances fortuites qui font de ce latiniste un historien du christianisme. Toujours est-il qu’après une carrière de professeur de lycée, notamment à Pau puis à Toulouse, l’année 1905 le voit chargé de cours à la faculté des lettres de la Sorbonne,( le titre de « professeur » ne devant lui échoir qu’en 1919) pour y enseigner l’histoire des origines du christianisme. Dès sa leçon d’ouverture, il annonce sa volonté de détacher l’histoire religieuse de l’enracinement du christianisme et de faire de l’histoire des religions « une histoire comme les autres », c’est donc exactement ce que préconisait Renan.
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D’autres que Guignebert vont s’inscrire dans la même perspective, tel qu’un autre professeur de la Sorbonne, André-Bouché Leclerc (1880-1923), mais soit leurs œuvres seront quantitativement ou qualitativement moins importantes [1], soit elles seront empreintes d’un parti pris anticlérical qui nuira à leur valeur scientifique, comme celle de Prosper Alfaric (1876-1955) [2] . L’objectivité et la sérénité seront, alliées bien sûr à une grande érudition, les qualités de Charles Guignebert comme se plaisait à le reconnaître Henri Berr, l’un des fondteurs de « la nouvelle histoire », conscience et référence de plusieurs générations d’historiens, dans la préface qu’il écrira pour l’un des ouvrages de Guignebert : « Jésus », paru en 1933 : « Personne , si nous ne nous trompons, ne lira ce livre, sur un sujet particulièrement délicat, sans reconnaître la sereine objectivité de l’auteur. Ch. Guignebert se comporte en historien pur. Aussi bien que la prévention fidéiste, il se méfie et se défend du préjugé rationaliste : l’historien ne sait ni ne croit rien d’avane, dit-il, sinon qu’il ne doit rien croire et qu’il ne sait rien. Il cherche… la vérité d’histoire et il ne met d’espoir que dans les textes. »
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La tentative de faire de l’histoire du christianisme une « histoire comme les autres » n’aura jamais été plus prêt d’aboutir ; mais nous verrons que là où elle s’arrête, elle débouche inévitablement sur un radical questionnement de la validité de la vérité dogmatique, comme Mgr Freppel et les différents documents romains le redoutaient si justement. Il y avait encore, quand Guignebert achève sa carrière et sa vie, beaucoup de vérités historiques à dire sur les origines du christianisme qui seraient allées beaucoup plus loin dans la voie de la dé-théologisation que lui-même n’avait pu se le permettre ; mais comme nous le verrons après Guignebert, la science des religions, y compris quand elle prétend fonctionner sous la bannière de la neutralité garantie par l’université laïque, fait l’objet d’une véritable restauration et ce sont les théologiens qui, à nouveau, donnent le « la ».
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Dans les bibliographies sommaires, il est courant que l’on cite son « Jésus » qui paraît en 1933 et son Christ qui paraît après sa mort, en 1943. Il avait prévu un troisième volume qui se serait intitulé « L’Eglise » et qui n’a jamais existé. En revanche, ces ouvrages majeurs étaient précédés de toute une série d’études spécialisées, notamment sur l’évolution des dogmes, le monde juif au temps de Jésus, la supposée primauté de Pierre ainsi que sa supposée sépulture, dont chacune mériterait une nouvelle publication. Malheureusement, la dernière publication de « Jésus » et du « Christ » datent de 1969 (Albin Michel) et sont aujourd’hui épuisées. En revanche, un petit éditeur , Coda, a republié en 2008, « Le problème de Jésus », dont la première édition se fit en 1922 et qui reste d’un intérêt majeur pour qui souhaite voir l’histoire des religions traitées à la manière d’une « histoire comme une autre ».
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Voici quelques exemples de ce qu’une telle approche pouvait donner sous la plume de Guignebert, dans « Jésus » et dans « Le Christ » :
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« Il faut beaucoup de bonne volonté et un désir robuste d’apprendre, coûte que coûte, quelque chose de qui ne dit rien pour trouver sous trois ou quatre phrases de Tacite, de Suetone, de Pline Le Jeune, de Celse, voire d’un prétendu Pilate, l’assurance d’existence historique du Christ et quelques bribes d’enseignement sur sa vie » (Jésus, page 15-16). Guignebert ne dit pas que Jésus n’a pas existé, mais que, d’un point de vue historique, on ne sait à peu près rien de lui, ce qui est ce que disait Renan. Si les sources romaines ne sont pas convaincantes pour Guignebert, les sources juives ne le sont pas davantage : « A la vérité, divers passages d’œuvres juives nous offrent un texte où le christianisme se laisse entrevoir ; mais c’est qu’une main chrétienne a préparé notre impression, soit en refondant la rédaction de l’original, soit en y introduisant quelques phrases parasites. En fait nous ne possédons aucune attestation juive du premier siècle touchant les communautés religieuses. » (Le Christ, page 16) « Je viens d’énumérer tous les renseignements que les sources vraiment antiques, juives ou païennes, mettent à notre disposition touchant les débuts du mouvement chrétien au 1er siècle : autant dire que ce n’est rien du tout » (Le Christ, page 17). « Confessons donc que tous les prétendus témoignages païens et Juifs ne nous apportent aucun renseignement utile sur la vie de Jésus, qu’ils ne nous donnent même pas la certitude qu’il ait vécu » (Jésus, page 23).
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A la rigueur, on pourrait comprendre que le christianisme originel se soit développé sans interpeller les consciences païennes ou juive, mais Guignebert soulève un problème encore plus important, sans peut-être avoir eu le temps de l’exploiter comme il serait nécessaire : que savent ceux que nous nommons « les premiers chrétiens » de l’origine de leur propre religion. [3] « Ce qui semble beaucoup plus grave pour nous que l’ignorance des païens et des juifs au regard de la première histoire chrétienne, c’est celle des écrivains chrétiens eux-mêmes, des plus anciens d’entre eux, mis à part, provisoirement, les rédacteurs du Nouveau Testament. Dès qu’on étudie, par exemple, les apologistes du IIème siècle, on s’aperçoit qu’ils ne semblent rien savoir de plus que nous, du moins rien d’assuré, sur le sujet qui nous occupe et qu’ils ne disposent guère que des sources qui nous sont parvenues. Il en va de même de tous les Pères de l’Eglise les plus rapprochés des origines, et a fortiori des autres » (Le Christ, page 18)
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Je me permettrai sur ce point de nuancer fortement Guignebert. Il est inexact de dire que les premiers écrivains ecclésiastiques n’en savent pas plus que nous sur les origines de leur religion ; la réalité, c’est qu’ils semblent, à lire leurs textes, qu’ils en savent beaucoup moins. Ils savent que le Messie est mort est ressuscité et qu’il est né d’une Vierge, mais ils ne savent rien de la Vie de Jésus de Nazareth. Ils ne savent rien non plus des apôtres. Le premier à mentionner les quatre évangélistes qui est Irénée de Lyon qui écrit aussi tard que l’an 180 , semble avoir du contenu des évangiles une connaissance très succincte. Il n’est donc pas tout-à-fait exact de dire les « pères de l’Eglise les plus rapprochés des origines » ne savent pas grand chose et « a fortiori les autres ». C’est-à-partir du IIIème siècle, et à partir du IIIème siècle seulement, en particulier avec Origène, que nous avons la preuve que les Pères de l’Eglise ont entre les mains nos quatre évangiles et connaissent donc le Jésus de Nazareth que nous connaissons.
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Guignebert aborde également, en plusieurs endroits de son œuvre, le problème capital de la date de la datation, mais non pas de la manière systématique qui aurait été souhaitable. Ce qu’il en dit dans « Jésus » est cependant assez clair : « Nous n’avons à espérer de clarté sur nos évangiles que de leur texte même. Il est très hasardeux de chercher à les dater. Les indications qu’il n’est pas impossible de glaner entre leurs lignes nous laissent réellement dans l’incertitude parce que, selon toute apparence, leur rédaction première a été plus ou moins retouchée à diverses reprises » (Jésus, page 30) « D’autre part, entre la rédaction proprement dite de nos synoptiques et le moment où leur entrée au Canon les a relativement stabilisées dans leur lettre, il s’est écoulé une bonne centaine d’années durant lesquelles ils ont été considérés non pas comme des œuvres personnelles, appartenant à leur auteur et respectables dans le texte qu’il avait lui-même fixé, mais comme la propriété des églises qui les acceptaient. Elles usaient d’eux selon ce qu’elles croyaient leur propre intérêt et selon les tendances de leur foi. Elles ne se faisaient pas faute de les améliorer, quand elles le jugeaient à propos » ( id. page 32)
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C’est également brièvement que Guignebert évoque les contradictions et les bizarreries présentes dans les trois évangiles synoptiques, indépendamment du fait que le quatrième évangile, celui de dit de Jean, décrit un Jésus complètement différent et raconte toute une suite d’épisodes, ignorés des précédents, sans parler de cette autre série que sont les évangiles dits apocryphes. « Il est légitime de se demander aujourd’hui si la lettre de nos textes mérite confiance (…) Beaucoup d’entre les innombrables variantes n’ont aucune importance, mais il en est quelques unes qui font trembler. « (Jésus, page 43) « Trop nombreux sont les passages on l’on se demande : comment a-t-on pu savoir cela ? Trop souvent nous sentons que les détails qui s’offrent à nous ont été obtenus tout simplement par le procédé que le romancier emploie pour faire vivre ses personnages devant le lecteur : il suppose et imagine leurs réflexions et leurs paroles par rapport à une certaine convention de la ressemble fixée par lui » (id.)
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Retenons en conclusion provisoire ce verdict : « Il serait très hasardeux d’accepter de tels écrits (c’est-à-dire les évangiles) même si leur texte authentique était supposé – gratuitement en l’espèce – bien établi et sûr, pour des documents dignes de la confiance de l’historien ».
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(à suivre)
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jean-paul yves le goff
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Précédents envois :
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6 juillet :
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7 juillet :
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8 juillet :
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9 juillet :
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11 juillet :
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13 juillet :
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15 juillet :
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[1] A. Bouché-Leclercq laisse un ouvrage important : « L’intolérance religieuse et la politique » (1911
[2] Voir plus loin.
[3] C’est ce qu’à mon modeste niveau j’ai tenté de faire dans « Le paradigme historico-théologique ».