Ils étaient sortis vers huit heures. Elle était prudente, à ses côtés. Main dans la main sur Sainte Catherine au soir naissant. Il y avait des cinémas, des restaurants japonais, des inscriptions bilingues, et la douceur de l’été indien. Elle était chaussée d’une paire de tennis légère, en toile blanche. Elle avait le vertige sur ces trottoirs du Nouveau Monde. Son monde à elle avait duré si longtemps sans cette petite ville de Savoie. Puis un jour il avait téléphoné. Et ils étaient maintenant ensemble, dans cette grande ville nouvelle. Dans cette grande vie nouvelle. Elle avait l’impression d’avoir oublié quelque chose, là-bas, en Europe, elle avait encore sur les vêtements les odeurs de sa vie d’avant. Il l’entraînait lentement, doucement, tendrement, nouant ses doigts aux siens. Ils dînèrent dans la pénombre d’un petit resto chinois, sous les lampions de papier huilés. Il écoutait le timbre de sa voix – c’étaient des nuances émerveillées, étonnées et angoissées. Ils parlaient du voyage et de la nouveauté. Et elle disait que c’était meilleur qu’en France les restaurants chinois. C’était vrai, le glutamate avait meilleur goût outre-Atlantique.
Après le « chinois » ils avaient flâné dans la ville. Les rues étaient tranquilles, les gens rentrées chez eux, en banlieue, avec leur télé, leur pelouse, leur antenne parabolique et leur grosse Chevrolet bon marché devant la porte du garage pour trois voitures. American dream photomaton. Matons dans la non-vie. Prisons volontaires. Ils passèrent devant un « pub », un bar en contrebas dans la rue, à l’entresol. Il avait envie d’une bonne bière. Ils poussèrent la porte. Ca causait un français rond et sonore là-dedans, des mots XXL avec parfois une montée dans les aigus, en harmoniques. Ils se glissèrent vers une table au fond du bar, dans un coin discret, attentifs et silencieux comme on l’est toujours dans les bars qu’on ne connait pas. Ils découvraient les lieux de la bière avant d’avoir le verre, regards en alerte. Il y avait une petite scène entre le zinc et le couloir menant aux toilettes. Une scène de concert. Un bricolage amateur, certes, mais quand même, une batterie deux ou trois guitares électriques, et de petits « amplis » entassés contre le mur. Un grand rouquin, barbu et tatoué, en gilet de cuir noir, leur apporta la bière et l’alcool de menthe (elle avait commandé un alcool de menthe). Ils étaient assis sans rien dire, la tête toute bourdonnante du décalage horaire, encore étrangers, les images du matin à Orly toujours dans les yeux. Comme si le présent n’était pas présent, comme un retard dans le regard. Et pourtant ils étaient si loin. Un type était monté sur la petite scène et tripotait les boutons des amplificateurs de musique. Il fut bientôt rejoint par un second, puis par un troisième type. Il y eut une première envolée de guitare.
Les instruments s’accordaient. Autour d’eux, on discutait ferme et on riait fort. Le « pub » s’était empli sans qu’ils y eussent pris gare. Et soudain, sans prévenir, la musique avait jailli. Un feu d’artifice, un concert de bienvenue. Pour eux. Alors, par-dessus la table, leurs doigts s’étaient enlacés, et ils s’étaient laisser emporter. Il lui caressait la paume de la main et il sentait son corps à elle qui, malgré la fatigue, ondulait en sourdine contre la banquette au rythme des blues et des anciens rock’n roll. Il y eut les Beatles, Chuck Berry, BB King et les autres, des tas de vieux trucs, tous plus pulpeux et plus goûteux les uns que les autres. Une musique généreuse – il se disait ça à la deuxième bière, elle aussi généreuse dans sa pinte bien glacée. Parfois il se penchait vers elle à la fin d’un morceau – c’est super non ? Elle répondait que oui, que c’était vraiment super. Et lui, sentait le sourire et le soupir d’aise qu’elle avait à l’intérieur, comme une fleur qui s’ouvre. Elle apprivoisait doucement le Nouveau-Monde. Elle venait de comprendre pourquoi ici on disait toujours « bienvenue ».