Chapitre 4 - La ville debout (1)
La petite rouge s’était engagée sur une Interstate-Freeway. Une autoroute vers l’Est, avec des panneaux pour Boston, Philadelphie et New York City. Ils avaient passé la frontière à Niagara Falls : « Welcome to the United States of America ». Ca vibrait dans le ventre, et, les roues collées au sol, la petite rouge filait entre les camions chromés. Il y avait quelque chose de pas ordinaire, de la révélation dans l’air, et ils avaient les yeux armés pour la circonstance, le regard triangulaire d’un couple félin qui migre. Ils s’en allaient vers les images de Babylone, la ville sans limites au centre du monde. L’autoroute était calme, l’Américain moyen mâchait son chewing-gum au volant, une famille Oncle Sam les dépassait sur la quatrième voie de gauche, dans son mobil-home ou son camping-car géant, à crédit. Ce n’était là rien que de très ordinaire. Oui, mais eux roulaient dans la petite rouge vers le béton et l’acier démesurés. Vers Babylone qu’ils ne connaissaient pas.
Elle avait, comme à son habitude, posé ses pieds nus sur l’arête du tableau de bord. La radio chantait du rock sans merveille, et ça défilait les kilomètres. Il se répétait une fois de plus qu’il aurait bien aimé le « cruise-control ». Et comme toujours, les gros « trucks » les doublaient, flash de nickel et de chrome en dentelle sur les vitres. Et justement, descente de vitre, pieds pointés dans le vide et chapeau à fleur dans le vent tiède, sur l’Interstate-Freeway. Comme d’habitude. Et elle riait, de toutes ses dents. Ah, Bonnie, Bonnie and Clyde ! Mais il n’était pas Clyde. La petite rouge traçait la route aux accents d’un « Johny B. Good » de banlieue dans le haut-parleur éraillé. Il conduisait et regardait ses jambes déliées en appui sur la portière et la vitre ouverte. Oh, les jambes de Bonnie, quelle bonne idée Bonnie, tes jambes de star et tout ton corps de papillon à peine éclos, en miracle dans l’habitacle. Un camionneur avait fait beugler sa sirène en les doublant, et en la regardant. Il rougissait, fier et intimidé, on ne savait jamais avec ces types dans leurs camions. Dans la petite rouge, y’avait du rouge, sur ses lèvres, du rouge vif en grand sourire pour la ville à tout casser. Et ça filait vers Babylone. Bonnie, Bonnie si tu savais. Mais tu ne sais pas combien t’es belle, même sans atours, même sans ouvrage, sans maquillage. Tes pieds nus et tes jambes nues, pour lui. Pour lui qui t’emmène, accroché au volant le cœur entre les dents. Et son regard descend. Sur tes cuisses, Bonnie. Et ça filait vers Babylone.
Ils obliquaient maintenant sur l’Interstate 87, la route du Nord qui descendait vers Babylone. Successions de pavillons mornes sur cent bornes. Banlieues sans noms, campagnes amères et pollution. Ça commençait à s’engluer sur le bitume, une glaise de bagnoles de plus en plus compacte. Et la route était bricolée, rafistolée à coups de plaques de métal jetées çà et là sur la chaussée. Sur l’Interstate 87 qui vient du Nord et qui descend vers les colonnes de Babylone, sur la route en vérole aux confins des temples en érection, sur la route blennorragique et sanguinolente, charcutée, comme une purée pénétrante qui s’enculait mollement dans le béton turgescent. Un vieillard de bitume qui s’infiltrait dans la déesse armée.
1 Référence au « Voyage au bout de la nuit » - Louis-Ferdinand Céline