L’hôtel était quelconque. Pourtant tout était étrange, meubles attachés au sol ou sur les murs, les chaises, les lampes, le lit, la table de nuit. Des meubles à menottes qu’on ne pouvait pas voler. Et même le téléphone. Ça se passait ainsi dans la ville au centre du monde. Elle avait fini de jouer avec son rimmel de Bonnie dans la salle de bains. Elle avait un peu peur, pourtant bien à l’abri dans leur chambre. Mais elle sentait le danger possible, partout autour, dans l’enceinte de la ville, dans cette orgie de rouille, de béton brut et de hurlements sans fin. Les sirènes d’ambulance ou de police n’arrêtaient jamais et crevaient les murs de l’hôtel. On sentait bien que c’était un danger de cran d’arrêt et de revolver, pas un simple truc de camionneur défoncé à la bière. Une violence où la vie ne coûte pas cher, où la mort indiffère. Babylone, cerclée de noir et de hasard, ne rentre pas trop tard. Lui, ça allait, il avait préféré la télé aux menaces palpables. Et il s’émerveillait en zappant de programme en programme, comme à chaque fois – Mazette, y’a au moins cinquante chaînes, viens voir ! Elle fit la moue devant le petit miroir de la salle de bains. Ah, ce type là et sa télé… Il s’imaginait donc qu’il allait rencontrer Lou Reed ou Woody Allen, ou bien « Bird », le grand Charlie ? Entre deux pubs à la télé ?
Ils sortirent un peu plus tard, vers seize heures. Prudents, à pas de loups sur les trottoirs, aventuriers sur le bitume entre deux flaques, entre deux plaques cicatrisant la rue. Manhattan, méthane. Ça sentait le souffle amer des métros, l’essence à plein gaz, les effluves de pluie rance. Et la sueur à cent à l’heure entre les yeux des gens qui filaient. Qui filaient droit sans regarder. Sans regarder nulle part. Ils marchaient sur la 42ème. Elle avait chaussé ses petits souliers sans talons, sur les trottoirs de la 42ème et ils marchaient entre les murs dans un couloir étroit avec le ciel là-haut vers les étages, le ciel qu’ils ne regardaient pas. On ne lève pas la tête quand on circule dans les veines de Babylone. On se sentirait mal, c’est bien trop vertical. Ils se frayaient un chemin entre les cris des voitures, ils marchaient en traversant ce bruit qui n’arrêtait jamais, un maelström dans la couleur jaune des taxis qui grouillaient en globules anémiés dans le sang de Babylone, ce sang lourd, ce sang poisseux, ce sang de néons qui léchaient par milliers le Theater District de Times Square. Regard oblique du coin de l’œil – quinzième étage – et puis plus haut au vingt-deuxième – encore plus haut, trente-et-unième – et ça montait au quarantième. Encore, encore, et ça tournait. Alors ils s’arrêtaient, groggys – puis, quand même – chancelants, ils repartaient.
Ils se tenaient par la main. Le nez levé, vers l’immeuble du Monde, la biscotte géante. C’était moche, mais bon, on n’allait pas faire la fine bouche. C’était l’ONU. Ils étaient arrivés là, par hasard, comme ça juste en face, au fil de leur pas sur la 42ème. Et comme après il n’y avait plus rien, plus rien que l’East River, ils s’étaient arrêtés avec la biscotte en butoir. Ils avaient traversé la quasi-largeur de Manhattan, sans qu’ils s’en rendent compte, éberlués par la démesure. Et voilà, ça s’arrêtait là, devant ce bâtiment mi-figue mi rien. Le nez en l’air, ils étaient assis dans un parc qui faisait face, sur un banc juste au pied. C’était donc ça l’ONU ? Ca forçait le respect, bien sûr. C’était si haut. Mais, quand même, ça faisait bon marché, ça manquait de grandiose. Une sorte d’HLM de luxe sur soixante étages. Ils ne disaient pas un mot mais ils pensaient ensemble. Ce n’était pas de la déception, non bien sûr. On ne peut ressentir la déception quand on marche ainsi dans les canyons de Babylone. Mais pourtant ce n’était pas le choc final qu’on pouvait espérer, surtout pour un « machin » qui, disons-le tout net, symbolisait l’unisson mondial, la justice des étoiles, l’ordre des choses, et le chœur des hommes (et l’hypocrisie qui allait de pair ?). C’était cela, le gratte-ciel avait l’air hypocrite, et avait raté son discours d’apothéose. L’engin n’était grand que par la taille. Elle était assise, genoux joints, et ses pieds dans les petits souliers comme des ballerines. Là sur leur banc. Elle s’en foutait assez au final, de cette biscotte. Et puis aussi elle était fatiguée d’avoir tant marché dans le maelström de Babylone. C’était surtout lui qui était déçu, il n’avait pas rencontré l’Univers alité, simplement le béton, le verre et l’acier des Petits Grands Hommes (1). Il avait dit – Pas terrible hein ? – Ah ben c’est quand même très grand, dis donc – Ouais… ouais, on va dire ça. Elle avait bien compris qu’il ne fallait pas ajouter de mots à son amertume, alors elle avait seulement dit que c’était très grand.
1Détournement de « Grand Petit Homme », selon le film d’Arthur Penn.