Il leur fallait repartir en sens inverse. L’été dardait un soleil rasant sur le labyrinthe ouaté de fumées. Enhardis par la première promenade, ils décidèrent d’une autre route pour le retour. À l’aventure dans l’inconnu de Manhattan, osant changer de cap, défiant le quadrillage mystérieux des rues et des avenues. Ils remontèrent en direction d’Upper Manhattan, suivant la 1ère avenue le long de l’East River, puis obliquèrent à nouveau vers la forêt de béton sur la 48ème rue, face au soleil vers l’ouest. Il y avait parfois des clairières entre les masses verticales. Et ils entrevoyaient à chaque fois la forme du même totem géant qui insistait entre les découpes plus basses des autres gratte-ciels. Insensiblement leurs pas se dirigeaient vers l’érection gigantesque. Ils écartaient les derniers buildings, les dernières branches dans la jungle, regards vissés sur le colosse qui pointait au zéphyr. Ils fendaient la foule dense comme torrents et cascades, passaient entre les enseignes lumineuses et criardes comme les oiseaux d’Amazonie, coupaient les lianes compactes des files de voitures aux croisements rectilignes sous la machette aiguisée de leurs doigts enlacés, se serraient dans les cohortes de fourmis rouges aux passages piétons, « walk, don’t walk ». Et bientôt l’enceinte sacrée révéla son corps entier à leurs yeux écarquillés. Un groupe de dix-neuf skyscrapers – unis et en osmose – se dressait autour du donjon central de soixante-dix étages. Le Rockefeller Center. Une grappe de temples longilignes, avec au centre le sanctuaire en forme d’arène, agora de boutiques et de bistrots chics, où les golden boys (and girls) – tels des lions dans le crépuscule de la savane bétonnée – s’abreuvaient d’un apéritif en plein air. Ils avançaient, gazelles urbaines au regard vif. Ils avaient soif aussi. Alors ils s’assirent au milieu des tribus de fauves, et là, sous le soleil rouge, commandèrent un verre de vin blanc de cépage Sauvignon. La serveuse était étonnée – ils étaient si funny ces français.
Ils goûtaient le vin blanc à petites gorgées – minuscules – regard à gauche, regard à droite, regard au ciel. Assis au milieu du centre du monde, dans la foule du début de soirée. Antilopes paisibles, et le vin à petites lampées. Ils se disaient des mots pour aider à la découverte, des mots en alerte. Et des mots en recul, en recueil, pour freiner l’étonnement. C’était un rêve, et une langueur confortable après leur premier choc dans la ville tentaculaire. Leurs corps s’abandonnaient, dans le confort des fauteuils de toile blanche là dans ce bar, en plein air sur la plazza de Rockefeller Center. Il y avait toujours les sirènes, le bruit des moteurs, le brouhaha sans fin et la nuée des banlieusards, tout ça au loin, et pourtant en plein dans les yeux et les oreilles. Et ils se laissaient caresser par les symphonies brutales de la ville. Soulante. Lentement ils s’enlisaient et s’unissaient, s’accouplaient avec les couleurs et les odeurs, avec les clameurs de Manhattan. Et le vin blanc murmurait des poèmes dans leurs verres. Autour d’eux, les New Yorkais causaient, avec des mouvements de tête, de grands gestes du bras et des inflexions du doigt. C’étaient des gens qui vivaient là, sans savoir qu’à quelques mètres d’eux il y avait deux amoureux éperdus de vertige, éperdus d’ivresse claire dans le corps consentant de la cité sans fin. Le vin était un peu cher, mais il avait dit – On s’en reprend un petit, non, tu en dis quoi ? Elle avait répondu – Oh oui !
Ils avaient pris le temps, gardé le temps, et demandé le temps à la ville verticale. Elle leur était acquise, ils avaient, dans la communion offerte par le début de soirée, entendu Manhattan leur souhaiter bienvenue, un privilège rare réservé aux amants. La ville verticale était à leur chevet. Maintenant, ils marchaient de retour, vers l’hôtel, sans aucune crainte, habitués, sur les trottoirs fumants conquis, passant les bouches de métro, sans hâte, et sans attente. Ils croisèrent à nouveau le maelström de Times Square, puis les ruelles cruelles des « peep shows », sur la 42ème ouest. Ils avaient quelques minutes auparavant croisé Grand Central, la gare des films d’Hitchcock. Et voilà que l’hôtel n’était plus qu’à quelques centaines de mètres, ils distinguaient au loin le panneau lumineux. Ils étaient exténués. Et fous de liberté.