C'est une réunion qui en temps ordinaire n'aurait intéressé personne. Celle des parlementaires de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, l'OSCE basée à Vienne, s'est retrouvée cette fois sous les projecteurs à cause de la présence d'élus russes, du boycott décrété par leurs homologues ukrainiens, et des explications quelque peu embarrassées du chef de la diplomatie autrichienne, qui a justifié les visas donnés aux Russes par les obligations légales du pays-hôte. La date de cette réunion était particulièrement mal choisie: les 23 et 24 février, soit l'anniversaire de l'agression russe. Le président autrichien, Alexander Van der Bellen, a jugé bon de réaffirmer la pleine solidarité de son pays avec Kiev.
Mais le mal est fait. Ce n'est pas la première fois que l'Autriche est prise le doigt dans le pot de confiture. Car beaucoup s'est joué à la fin de la seconde guerre mondiale et l'Histoire a des ombres très longues. Alors que Washington et les dirigeants allemands conservateurs étaient hostiles après 1945 à une réunification de l'Allemagne, qui ne pouvait alors qu'arranger les Soviétiques en empêchant sa partie occidentale de rejoindre l'Alliance militaire atlantique (voir à ce sujet la mini-série diffusée par la chaîne ARD : Bonn, anciens ennemis, nouveaux amis), l'Ouest était à l'inverse opposé à une partition de l'Autriche, annexée en 1938 par l'Allemagne nazie et donc comptable comme elle, en théorie, des atrocités commises par le régime hitlérien.
Les avantages de la neutralité autrichienne au temps de la guerre froide
Le prix géopolitique pour éviter cette partition, quand le territoire autrichien était, comme l'Allemagne, occupé par les Alliés - États-Unis, Grande-Bretagne, France et URSS -, fut la neutralité de l'Autriche, adoptée en 1955 dès le départ des derniers soldats soviétiques. La doctrine de la neutralité, sur le modèle de la Suisse mais aussi de la Suède et de la Finlande, est tellement enracinée dans la conscience collective qu'elle est devenue "une vache sacrée", a déclaré il y a peu la ministre des affaires européennes, la conservatrice Karoline Edtstadler. Les sondages montrent que l'opinion y est très attachée, et tous les partis ont retenu la leçon. Surtout les sociaux-démocrates du SPÖ et l'extrême droite pro-russe du FPÖ (à 29% dans les estimations hebdomadaires, soit tout en haut du podium), malgré les tentatives épisodiques de personnalités conservatrices et libérales d'ouvrir le débat, depuis que Stockholm et Helsinki ont choisi d'adhérer à l'Otan. Vienne se retrouve aujourd'hui un peu seule, mais se console grâce à sa proximité avec Berne : la tradition veut qu'un nouveau chancelier autrichien lui réserve sa première visite à l'étranger.
Dans la pratique, la neutralité autrichienne a souvent débouché sur une certaine mollesse, voire une complaisance caractérisée envers Moscou. Il est difficile de taper à coups redoublés sur un chien, comme le firent à la fin de la guerre les Soviétiques avec l'Autriche (on pense aux nombreux viols et vols perpétrés par leurs troupes d'occupation), et d'attendre ensuite qu'il se comporte comme un lion, surtout quand sa pusillanimité arrangeait tout le monde. Du temps de la guerre froide, Vienne n'était pas seulement le lieu où se mesuraient les services secrets des deux camps, mais un sas par où passaient les technologies en principe interdites à "l'Est" par les sanctions occidentales - entre autres électronique et informatique.
L'Ostpolitik de Kreisky et du cardinal König
Bien entendu cette position de tampon entre les deux blocs a assuré à l'Autriche un rôle très utile, surtout avant qu'elle ne rejoigne en 1994 la communauté européenne. Ce furent les riches heures de l'"Ostpolitik" (politique d'ouverture vers l'Est) menée conjointement dans les années 1970-80 par le chancelier social-démocrate Bruno Kreisky - de concert avec son homologue allemand Willy Brandt - et l'archevêque de Vienne, le cardinal Franz König, fondateur de Pro-Oriente dont la tâche initiale fut de s'occuper des chrétiens d'Europe de l'Est.
Après la chute du mur, Vienne a beaucoup profité, non seulement de l'expansion économique de l'Allemagne - nombre d'entreprises autrichiennes produisent pour son secteur automobile -, mais de la réouverture d'un espace dont elle avait une connaissance intime, nourrie pendant des siècles par la domination des Habsbourg. Lesquels ont toujours, contrairement au nationalisme prussien, tenu compte des différentes cultures et langues de leur vaste empire: pour s'en convaincre, il suffit de visiter à Sarajevo la grande bâtisse abritant le Musée national de Bosnie-Herzégovine, inauguré peu avant l'attentat contre l'archiduc François-Ferdinand en 1914, dont le hall d'entrée aligne des plaques dans toutes les langues alors parlées dans cette nouvelle "colonie" - bosniaque, mais aussi serbe et croate, en plus de l'allemand.
La grande différence avec l'Allemagne, marquée au fer rouge par le nazisme, est que l'Autriche d'après 1945 ne faisait plus peur à personne: un petit pays inoffensif, surtout connu pour ses bals, ses chocolats Mozart et ses performances au ski.
Le gaz russe, clé de la prospérité autrichienne
La clé de sa prospérité (le niveau de vie de l'Autriche étant aujourd'hui supérieur à celui de l'Allemagne, qui a dû absorber après 1990 le choc de la réunification) était notamment le gaz, fiable et bon marché, fourni par l'URSS puis la Russie. L'Autriche fut en 1968, l'année de l'écrasement du Printemps de Prague, le premier pays occidental à recevoir du gaz soviétique en vertu d'un contrat à long terme, servant ainsi de cheval de Troie à Moscou. "Et les Russes ne l'ont jamais oublié!" nous disait il y a quelques années un responsable de l'OMV, l'entreprise d'hydrocarbures à laquelle le gouvernement autrichien a délégué depuis des décennies le soin de définir sa politique énergétique - un peu comme si l'État français avait abandonné à Total l'ensemble de ses prérogatives.
Les liens avec Moscou étaient déjà si étroits que Vienne s'est gardée de condamner en 1968 l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie, même si elle a accueilli beaucoup de réfugiés. Son ministre des affaires étrangères d'alors, un certain Kurt Waldheim, a donné des consignes (qui ne furent pas respectées) à l'ambassadeur d'Autriche à Prague pour qu'il reste le plus "neutre" possible, et évite de donner asile aux opposants.
Cinquante ans après ce contrat historique avec les Soviétiques, en 2018, le chef de l'OMV a prolongé jusqu'en 2040 (!) l'accord avec Gazprom. Pour l'occasion, Poutine a effectué à Vienne une visite officielle - cette année-là le chancelier conservateur Sebastian Kurz l'a rencontré à quatre reprises. Déjà, en dehors de sa célèbre valse avec la ministre autrichienne des affaires étrangères, dont les photos ont fait le tour du monde, l'autocrate russe avait accepté en juin 2014 l'invitation de la Chambre de Commerce autrichienne, la WKO. Trop heureux d'être reçu si amicalement chez un membre de l'Union européenne, il avait plaisanté avec un public fort bien disposé à son égard, comme si ses troupes n'avaient pas violé quelques mois plus tôt la souveraineté ukrainienne.
Aujourd'hui Gazprom dispose de réserves sur le sol autrichien, et l'Autriche n'a jamais acheté autant de gaz russe que fin 2022. Si les termes de son contrat avec l'OMV restent confidentiels, celui-ci contiendrait la clause "take-or-pay", qui oblige celui qui est livré à payer les quantités fixées même s'il ne les prend pas.
Quand Washington s'intéresse aux activités d'une grande banque autrichienne
Il n'y a pas que le gaz. Le secteur bancaire autrichien a aussi fait merveille dans les anciens "pays de l'Est". En particulier la branche internationale de la grande banque liée au parti conservateur, Raiffeisen Bank International (RBI), qui a depuis peu des problèmes avec les autorités américaines à cause de ses activités en Russie. L'OFAC (US Treasury Department Office of Foreign Assets), le service fiscal qui s'occupe à Washington des investissements étrangers - "les quatre lettres de la terreur", pour les milieux d'affaires - a en effet demandé des éclaircissements au sujet des paiements et autres facilités de crédit que RBI continue d'accorder dans le pays agresseur. Sur ses 3,6 milliards d'euros de bénéfices en 2022, 2 milliards proviennent de la Russie. Qu'elle ne peut certes plus sortir du pays, et les sanctions décidées à Washington, applicables partout sur la planète, ne l'arrangent guère.
C'est un secret de Polichinelle que l'Autriche est infiltrée à tous les niveaux par les intérêts russes. En témoigne le triomphe des entreprises autrichiennes lors des Jeux olympiques de Sotchi, en 2014, où Poutine est venu trinquer avec du schnaps de pommes de pin dans le chalet autrichien. Il a souvent skié discrètement en famille en Autriche, et en 2020 encore il était l'hôte d'honneur du Festival de musique de Salzbourg.
Lorsque les foules de manifestants ont mis en difficulté le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko, le gouvernement autrichien - dominé par le parti conservateur ÖVP, lui-même très lié à la Raiffeisen, engagée jusqu'au cou en Biélorussie - a freiné des quatre fers les sanctions contre Minsk, se plaignait un haut diplomate américain auprès du site d'information Politico. De même, quand l'offensive des troupes russes contre l'Ukraine a contraint tous les Occidentaux à réviser leurs rapports avec Moscou, en 2022, ses amis autrichiens se sont démenés pour faire effacer de la liste des personnalités visées par le premier train de sanctions le nom de l'oligarque russe Oleg Deripaska, dont les activités en faveur du Kremlin ont suscité l'ire américaine.
Plus d'espions russes à Vienne que de policiers
Cela fait d'ailleurs belle lurette que les opposants à Poutine savent que l'Autriche n'est pas pour eux un pays où ils sont en sécurité. Inutile de remonter jusqu'au règne du conservateur Ernst Strasser au ministère de l'intérieur (2000 à fin 2004), qui selon le député écologiste Peter Pilz avait permis au FSB de consulter les fiches des opposants tchétchènes réfugiés sur le sol autrichien - l'un d'eux sera d'ailleurs abattu en pleine rue à Vienne. Depuis la découverte du programme nucléaire iranien (l'AIEA, l'autorité nucléaire gardienne du Traité de non-prolifération, y est basée), la capitale autrichienne grouille d'espions de toute obédience, plus nombreux encore que lors de la guerre froide.
La loi autrichienne ne sanctionne les activités d'espionnage que si elles sont dirigées contre l'Autriche: amusez-vous entre vous, nous ne voulons pas nous en mêler. De temps à autre, sous la pression de plus puissants qu'elle, elle expulse une petite poignée de "diplomates" russes - dernièrement quatre d'entre eux. Mais qu'on se rassure, la liste de ceux qui sont officiellement accrédités en Autriche est encore longue de 180 noms, (bien sûr les Américains ne sont pas en reste) dont un certain nombre doivent se livrer à des activités peu diplomatiques. Sans compter les tueurs professionnels.
C'est si dangereux que Christo Grozev, le journaliste bulgare du site Bellingcat qui avait exposé la grave tentative d'empoisonnement au Novitchok de l'opposant russe Alexei Navalny, s'est résolu il y a quelques semaines, après presque deux décennies à Vienne, à gagner les rives moins problématiques de la Grande-Bretagne (même si Londres est souvent surnommée "Londongrad" en raison de la présence d'une foule d'oligarques sur les bords de la Tamise). "Je crois qu'il y a ici davantage d'agents, d'espions et d'hommes de main russes que de policiers" a-t-il assuré, en ne plaisantant qu'à demi, au magazine viennois de gauche Falter.
En pleine guerre, un weekend de ski de fond en Russie
La ligne officielle de Vienne est désormais plus en accord avec celle des Occidentaux, depuis le 24 février 2022. Mais les milieux d'affaires autrichiens ne sont guère enchantés de la rupture avec Poutine. Le président de la WKO, Harald Mahrer, a dit tout le mal qu'il pensait des sanctions contre la Russie, qui d'après lui "ont été conçues avec un seul hémisphère du cerveau". Son antenne à Moscou avait invité comme si de rien n'était à un weekend de ski de fond, prévu pour fin janvier, "toutes les entreprises autrichiennes - elles étaient 650 en Russie avant l'agression contre l'Ukraine - ainsi que leurs partenaires commerciaux", c'est-à-dire russes, et ne l'a annulé que devant l'énormité du scandale. Cela n'a pas empêché la WKO de publier pour 2023 une brochure de conseils à tous ceux qui voudraient faire des affaires dans le pays de Poutine, recommandant d'éviter, pendant leur voyage là-bas, de parler de la guerre en Ukraine et "d'autres thèmes de politique intérieure".
Ah, vivement que cette histoire finisse !