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Billet de blog 18 févr. 2022

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Le temps de laisser les choses aller

Comment se remettre des dernières semaines très difficiles à l'école ? Comment se recentrer pour se préserver ? Récit des enseignements des vacances et, si vous êtes jaloux, passez le concours, il y a pénurie en ce moment.

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A la croisée des chemins, il n'y a pas souvent de panneau indiquant la direction à suivre : au mieux, une vague marque jaune ou rouge et blanche, à moitié effacée sur le tronc d'un arbre. Si on ne fait pas attention, on se dirige sur une impasse ou sur une fausse piste. Quand on est une randonneuse attentive, on finit quand même par se rendre compte de la méprise, on rebrousse chemin, on repart sur le bon tracé. Cette année scolaire, c'est le carrefour de mon parcours.

En accéléré, de manière brutale, à marche forcée, mes illusions, mes utopies ont été dynamitées par une pandémie gérée par des pyromanes. Cette semaine j'ai croisé un ancien collègue, à la retraite depuis 3 ans. On a travaillé dans la même école pendant un an. Je venais juste d'en prendre la direction. Je le voyais comme un type gentil mais suiveur, un gars de sa génération pour qui Freinet et les cours non genrées c'était de l'ésotérisme. Il me regardait, en réunion, moi, la jeune dirlo pleine d'enthousiasme et d'envie de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière, avec ce petit sourire condescendant. Il ne m'a jamais mis de bâtons dans les roues, ne m'a jamais manqué de respect mais il avait toujours l'air de vouloir me tapoter l'épaule en me disant "mais oui... mais oui..." comme on tapote la tête d'un chien en lui soufflant "brave bête". C'était toujours mieux que les deux autres mecs qui me hurlaient dessus ouvertement devant tout le monde sur fond de misogynie crasse, qui avaient eu l'habitude de traiter la précédente directrice comme une moins que rien. Pas de chance avec moi, je n'ai jamais eu pour habitude de me laisser faire et surtout pas par la gent masculine.

Je croise donc ce collègue qui me demande des nouvelles de l'école. Je suis en vacances, je sors de chez le coiffeur, je n'ai pas du tout envie de relancer la machine à complaintes alors je sors quelques banalités, je le laisse faire ses commentaires. Je ne réagis qu'en énonçant des tirades creuses : "c'est comme ça, on n'y peut rien", "on fait de son mieux et on rentre chez soi", etc... etc... Je revois cette même expression chez lui, ce même sourire avec un petit truc en plus, un regard "ça y est tu as compris". Au passage, il n'a pas pu retenir une remarque ironique sur les projets que je développe à l'école "alors les garçons ne jouent plus au foot dans la cour ?". Effectivement cher collègue de la génération précédente qui ne s'est jamais interrogé sur le privilège masculin ou sur, tout simplement, le fait de faire partie de ces petits gars qui prenaient toute la place dans la cour et qui ne se souciaient pas de tous ceux et de toutes celles qui devaient raser les murs en évitant de se prendre le ballon dans la tête ! Effectivement cher vieux mâle blanc hétéro cis, on essaie autre chose, on ne se contente pas de répéter indéfiniment les choses "parce qu'on a toujours fait comme ça". On s'est séparés poliment, moi lui souhaitant une bonne suite de retraite, lui me souhaitant de bonnes vacances. Cette rencontre a été le point d'orgue du cheminement intérieur de ces dernières semaines.

Pendant ces vacances, la césure est totale. Avant les vacances, mon corps a stoppé, de lui-même, la descente vers les abysses. Quelques jours d'arrêt avec le sentiment d'abandonner mon école, mes élèves. Ma co-co (collègue-copine) m'a envoyé un gentil message pour prendre des nouvelles mais surtout pour m'en donner car elle sait que j'ai besoin de ne pas me sentir isolée de ce qui se passe. Pendant ces journées j'étais trop fatiguée pour faire quoi que ce soit, j'ai été contrainte au repos. La mûle est têtue, il a fallu qu'elle s'écroule. J'ai tenu le reste de la période du mieux que je pouvais. J'ai attaqué les vacances en entraînant toute la famille, dès le lendemain vers des contrées sauvages où seule la marche est de mise. Mon coeur et mon âme ont trouvé, en ce lieu qui nous accueillait de manière inédite, repos et réconfort, beauté et puissance, ancrage et horizon.

J'ai supprimé tous les moyens de contact non professionnels avec les collègues. Finis les groupes WhatsApp "pandémie". A t-on encore besoin d'être constamment d'astreinte ? Depuis deux ans, nous n'avons eu ni le temps ni la disponibilité pour prendre du recul sur des outils mis en place dans l'urgence. Cela suffit. Finis les afterworks systématiques pour vider son sac. Il faut un début et une fin aux interactions professionnelles. Ce fut douloureux, très douloureux car la très vive convivialité au travail a toujours été de mise pour moi, une fois que les "anciens" furent partis vers leurs très grandes vacances. Ces protocoles, ces urgences permanentes, tout cela a généré un entre-soi qui m'étouffe et qui a abouti, dans mon envie constante de bien faire, à une addiction totale. Le manque de recul, de distance, ont fait que je n'ai pas su me protéger. J'y ai laissé beaucoup de plumes.

D'autres choses sont à l'oeuvre, plus systémiques, sur le degré de mépris qui s'exerce sur les enseignants, sur la dégradation des conditions de travail, sur les valeurs qui ne sont plus aussi flamboyantes qu'avant. Tous les dirlos en sont là. 

Alors que je suis très loin de la retraire, comment gérer tout cela ? Comment trouver l'équilibre ?

Comment ne pas finir, déjà, comme ce collègue désabusé, qui était persuadé que "le moins, c'est bien" mais qui n'était même plus capable de se faire respecter de ses élèves, tout coincé qu'il était dans le passé, refusant de voir que les gamins, la société avait changé, qu'on ne pouvait plus faire classe comme dans les années 90 (et c'est heureux ! Bien que les choses soient loin d'être parfaites aujourd'hui, l'école que j'ai connue en tant qu'élève a été passablement traumatique) ? 

Comment animer son équipe, motiver ses troupes tout en ne mélangeant pas tout ? Comment concilier convivialité et professionnalisme ? Comment se préserver des râleuses et des râleurs ? Comment prendre conscience que les nuages d'un ciel d'orage finissent toujours par passer ? Comment se recroqueviller sous un plaid en attendant ?

Comment ne pas renoncer ? Comment retrouver le sens de mon métier ? Comment aussi, savoir quand il faut ralentir, faire une pause, pour se préserver ? C'est comme en course de fond : être motivé par l'enjeu, vouloir aller au bout, ne pas partir trop vite, s'écouter, savoir accepter de marcher quand le cardio est trop haut, gérer son effort, organiser son ravitaillement. Cette retraite dans ce lieu plein de contrastes pendant ces quelques jours a constitué un ravitaillement nécessaire, vital.

Cette année, j'ai une classe sympathique, des élèves charmants et attachants, des parents d'élèves adorables. L'univers m'a peut-être donné cette classe pour que, justement, le travail ne prenne plus autant de place. J'ai des choses à régler cette année, d'autres choses sur lesquelles orienter mon attention. Les relations se sont désagrégées dans le collectif de travail ? Peut-être parce qu'il n'est plus temps d'être constamment en lien. Il n'y a plus d'urgences. Il ne doit plus y en avoir. Plus pour cette pandémie, plus pour ces protocoles. Les relations sont peut-être simplement en train de se rééquilibrer. Tourner la page de ces deux dernières années. Ces deux dernières années qui ont été un enfer professionnel, dont certaines scènes cauchemardesques sont encore gravées dans mon cortex. Passer à autre chose. Prendre la bonne route au carrefour.

A la croisée des chemins j'ai d'abord pris une impasse, puis un petit sentier qui serpentait dans des bois sombres. J'ai fait demi-tour. Je me suis écroulée au pied d'un massif de ronces, pleine de griffures, sans forces. Puis j'ai pensé au tapis d'aiguilles, aux arbres piliers, à la lumière qui perçait les feuillages mordorés que j'avais laissé derrière moi. Je me suis relevée. J'ai retrouvé la croisée. Je suis de retour sur mon chemin. Mon chemin ne conduit pas à l'école, je ne sais pas ce qui m'attend au bout si ce n'est la faucheuse, comme pour chacun et chacune d'entre nous. Je veux profiter du voyage, en être consciente et être suffisamment disponible pour l'être. Mon chemin ne conduit pas à l'école. J'y suis de passage, parfois j'y cours, parfois je fais demi-tour. Mon chemin ne mène à rien : peu importe où il va car sur la route il y a mes baskets, ma guitare, mes pinceaux, mes crayons, ma brasserie, ma femme, la famille, les amis, une bonne bouteille de vin, des fromages, des caramels au beurre salé, l'odeur du poulet rôti, toutes les choses que je n'ai pas encore vues, toutes les choses que je n'ai pas encore goûtées, il y a la vie. 

L'école, ce n'est pas ma vie, ce n'est qu'un travail. Dans ce travail, parfois, j'ai la liberté de créer, d'inventer, parfois je subis des ordres ineptes. Je n'ai pas de petit chef en permanence derrière mon dos, un bon point. Je m'entends bien avec tous mes collègues de travail (tous mes collègues : AESH, animatrices, entretien et cantine), un bon point. Pourquoi chercher à aller plus loin ? Equilibrer pour préserver, même si, en vrai, on ne contrôle pas l'amitié, il faut tâcher de l'accepter, avec mesure. Je suis la directrice, ce qui veut dire que j'ai les coudées franches pour développer et animer les 100 projets qui pétillent en permanence dans mon cerveau, un bon point. J'ai des collègues instits qui sont toujours partants, y compris pour des idées complètement délirantes (fatigués en ce moment, moins dynamiques mais quand même...), un bon point. Pendant la journée, je ne m'ennuie jamais, il se passe toujours 10 000 trucs, ça tourne à 100 à l'heure, (bon c'était too much ces derniers mois mais quand même...) un bon point. Je peux choisir de ne pas corriger des copies ou des cahiers un soir, de ne pas rester sur mon lieu de travail jusqu'à 18h et de partir faire un footing pendant une heure, un bon point. Je sais fédérer une équipe autour de moi, un bon point. Mon chef me respecte et me fait confiance, un bon point. Mes élèves adorent venir à l'école, un bon point. Leurs parents envoient régulièrement des messages de soutien, un bon point. Les masques vont tomber, gros bon point.

Il n'est pas si mal ce travail. Quand ça sera trop la tempête, plutôt que de faire comme le lieutenant Dan planté en haut du mat du "Jenny" avec son "viens me chercher !", j'irai gentiment me planquer sous un plaid à la maison. J'attendrai que ça passe. Je m'arrêterai s'il le faut, j'irai au ravitaillement et, quand je le sentirai, je repartirai en prenant le temps d'admirer ce qui se trouve sur mon chemin, de ressentir la joie et la gratitude de pouvoir l'arpenter.

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