« Il y a une guerre des classes, et c’est ma classe, celle des riches qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner » déclarait en 2005 Warren Buffet, un des hommes les plus riches du monde. Pourtant, y compris à gauche, de nombreuses voix refusent d'assumer l’idée de lutte des classes.
L’idée marxiste d’une lutte, de fait, entre classes aux intérêts radicalement opposés et dont les modalités peuvent être aussi bien militaires qu’économiques serait devenue obsolète. En cause, la tertiarisation de nos économies et l’émergence d’une classe moyenne occidentale casserait l’idée qu’une petite partie de la population possédant les moyens de production en asservirait une autre. Il existerait dans nos sociétés quelques très riches, définis par ce qu’ils ont en trop, quelques très pauvres, définis par ce qu’ils n’ont pas, et au milieu une vaste classe moyenne qui ne serait plus concernée par la lutte des classes.
Pourtant, s’il est quasi impossible de définir cette mystérieuse « classe moyenne », qui, dans les esprits des gens, englobe aussi bien le quasi-smicard en CDI que le professeur des universités à 5000€/mois, il existe deux classes aisément définissables : la bourgeoisie et le prolétariat.
Ces classes sont aisées à définir de par la place qu’elles occupent dans la machine économique. Au sens strict du terme, l’appartenance au prolétariat n’est pas conditionnée à un revenu particulier mais à sa place dans l’appareil productif : le prolétariat est la classe laborieuse, celle qui produit les richesses, tout simplement. Cela englobe, dans ce cas, aussi bien les ouvriers que les employés de bureau, en passant par les livreurs à vélo, petits fonctionnaires ou petits patrons - contrôleurs SNCF, professeurs des écoles, patron de TPE, etc. Il ne s’agit pas d’un plafond de revenu - un ouvrier qualifié, avec de l’ancienneté et des primes, peut toucher un salaire qu’un professeur des écoles ne touchera jamais - mais d’une place dans la société : le prolétariat, c’est la classe qui produit la richesse de l’entreprise ou du service public.
À l’inverse, la bourgeoisie se définit aussi par sa place dans l’appareil productif : les bourgeois, au sens strict, sont les propriétaires des moyens de production. Ici il faut bien comprendre que les « moyens de production » ne sont pas uniquement les outils utilisés dans les usines : il s’agit de tout outil permettant à une entreprise de créer de la richesse, d’une scie à métaux à des actions anonymes. Les personnes possédant les entreprises constituent le cœur de la bourgeoisie. Ils en retirent du profit, via la plus-value du travail : quand un travailleur produit, il produit une certaine quantité de richesse. Cette richesse, une fois enlevée les frais de production et autres impôts, se sépare en deux parties : le salaire, que touche le travailleur, et la plus-value, que touche l’actionnaire. À ce stade, il faut préciser encore une fois que la richesse n’a été produite que par le travailleur, et que l’actionnaire ne fait qu’empocher l’argent pour lequel il n’a pas travaillé. C’est ainsi que fonctionnent toutes les entreprises : la masse salariale crée une richesse donnée, celle-ci est séparée ensuite entre le salaire, reversé aux travailleurs, et la plus-value, touchée par le ou les propriétaires de l’entreprise. C’est le principe du capitalisme. Les bourgeois sont donc, à l’origine, ceux qui vivent du travail des autres.
Mais la bourgeoisie ne se limite pas aux propriétaires des moyens de production : elle inclut tous ses alliés objectifs, personnes participant activement à sa domination. DRH, directeurs d’usines, intellectuels libéraux, hauts fonctionnaires : le capitalisme est un système économique, et ses profiteurs comme ceux qui permettent au système de tenir sont, du moins aujourd’hui, du bon côté de la barricade.
De ce point de vue, on ne voit pas comment la lutte des classes serait terminée. Les propriétaires des moyens de production voudront toujours augmenter les marges, baisser les salaires, limiter les réglementations, polluer sans compter et acheter politiques et journalistes : c’est le principe de la domination capitaliste. D’un autre côté, les travailleurs, étudiants, artistes, chômeurs et autres dominés du capitalisme devront faire front commun, s’organiser et lutter par tous les moyens possibles - dont l’élection ! - pour que leurs droits soient reconnus et leurs intérêts respectés. Car j’ai oublié de donner une information : non seulement les classes populaires sont infiniment plus nombreuses, mais leur place dans l’appareil productif leur donne un immense pouvoir : celui de contrôler la production, d’enrayer la machine économique… Bref, de faire de la lutte des classes.
L’idée de la fin de la lutte des classes, de la critique de cette idée considérée comme désuète, est dangereuse. On peut ne pas y adhérer et croire naïvement à l’existence de passerelles entre les intérêts des dominants et ceux des dominés, mais nier l’existence d’intérêts antagonistes entre possédants et producteurs est dangereux, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, cela rejoint l’idée de la « fin de l’histoire », développée par les penseurs de l’alt-right américaine dans les années 1990. Après la chute du mur et la dislocation de l’URSS, le capitalisme triomphant se sentait pousser des ailes. Il n’y avait plus d’autre monde possible. Cela rejoint le slogan de Thatcher : there is no alternative. En d’autres termes, le capitalisme ayant uni et pacifié le monde, rien ne s’opposera dorénavant à la marche du progrès technique - à défaut d’avoir du progrès social. Ma génération a été élevée dans cette idée : enfant, mes parents me parlaient du futur comme une suite ininterrompue de progrès techniques qui ne manqueront pas d’améliorer la condition de tous. C’est oublier que notre confort repose sur l’exploitation d’enfants ouvriers en chine ou de Ouighours dans les usines à IPhones, que le capitalisme tue vingt millions de personnes par an et que l’Occident est la seule zone du monde pacifiée, que des génocides ont existé au Rwanda et existent aujourd’hui au Myanmar et dans le Xinjiang, que la guerre est revenue sur le continent européen et que, surtout, la terre brûle.
De fait, la concrétisation matérielle du réchauffement climatique - et particulièrement cet été - a mis du plomb dans l’aile à la théorie de la fin de l’histoire. On ne peut plus dire « circulez, y’a rien à voir ».
Et, dans en matière climatique comme partout, on voit bien que nous ne sommes pas tous égaux. Les pollueurs ne sont pas les habitants des campagnes qui roulent au diesel, ce sont les milliardaires qui prennent un jet privé pour un trajet que nous faisons en RER. Ce sont ces républiques bananières où l’extraction de matières premières par des enfants est devenu un sport national. Ce sont les monarchies du golfe qui importent des ouvriers pakistanais, volent leurs passeports et les tuent par milliers dans la construction de stades climatisés ou de pistes de ski en plein désert. Ce sont ces oligarques russes et leurs yacht privés, les princes rouges chinois et leurs tours, les « Mozart de la finance » français et leurs allers-retours hebdomadaires Paris-New York. Ce sont, enfin, ceux qui voudraient nous faire croire que nous sommes responsables de leurs erreurs. Nous ne sommes pas ceux qui causent les problèmes à venir.
Face à la montée des mers et à l’assèchement des puits, à la canicule et la pénurie permanente, face à la dégradation de nos conditions de vie matérielle, nous ne seront pas égaux non plus. Eux achèteront des chalets en montagne et de l’eau au litre, se sauveront - en avion - dans les zones les plus fraîches et continueront de polluer, condition nécessaire à leur confort matériel. Nous, nous subirons.
Cette situation n’est-elle pas exactement celle d’une lutte de classes acharnée entre ceux qui profitent et ceux qui subissent ? Entre ceux qui possèdent et décident et ceux qui tiennent le système de leurs bras, qui s’acharnent à travailler pour ne toucher qu’une infime partie de la richesse qu’ils créent, et qui subiront en premier les conséquences des décisions des premiers ? Il y a là bel et bien une lutte entre des intérêts opposés, entre ceux qui jouent au golf et ceux qui les arrosent avec l’eau qu’ils ne pourront pas boire. Et cette lutte finira bel et bien par donner des fruits.
La deuxième raison, c’est que la lutte des classes est historiquement un antidote au fascisme. Le fascisme est une théorie politique organiciste centrée sur la Nation, l’ethnie. C’est une doctrine productiviste, capitaliste avec la nécessité d’un État fort et répressif, justement pour contrer les velléités socialisantes du peuple. Quel que soit le régime d’extrême-droite, celui-ci a toujours protégé plus que tout les grands industriels. Demandez au vieux Ford ce qu’il pensait d’Hitler ou ce que les firmes IG Farben, Volkswagen et le complexe militaro-industriel allemand ont fait des déportés. Regardez comment les grands patrons italiens, espagnols et allemands se sont accommodés de l’aspect fasciste des nouveaux régimes, pour peu que celui-ci musèle le syndicalisme, réprime les révoltes populaires et fournisse de la main-d’œuvre servile et à bas prix. Car c’est bien ce que nous sommes, pour eux : de la main-d’oeuvre. Du bétail productif. Un outil économique.
Mais la bourgeoisie conservatrice ne peut gouverner seule. Elle a besoin de l’appui d’une partie de la classe laborieuse. C’est là que le fascisme est avantageux pour les possédants : il transforme la lutte des classes en lutte des races. L’ennemi n’est plus le patron, c’est l’étranger, le métèque, des communautés intérieures au pays au fonctionnement exogène et qui sont sûrement des agents de l’étranger. Le fascisme fonctionne sur ce modèle : il a besoin d’une alliance entre les classes populaires blanches et la bourgeoisie réactionnaire, contre des forces obscures comprenant aussi bien la lie de la société, pour peu qu’elle soit basanée, et les banquiers aux noms à la consonance étrangère, cinquième colonne d’un complot venu de l’extérieur. Le fascisme, c’est avant tout l’alliance artificielle d’une partie du prolétariat et de la bourgeoisie pour mettre en place un projet ethnique, raciste et nationaliste. C’est d’ailleurs l’idée de ce compromis de classe qui en a séduit beaucoup, y compris à Vichy avec la révolution nationale.
De ce point de vue, le fascisme a été un antidote pour les classes dominantes dans les années 30. Sans verser dans le complotisme et la réécriture historique facile, on comprend tout à fait le soutien des grands industriels aux régimes fascistes, face à la menace d’une révolution socialiste européenne. C’est le sens du discours « plutôt Hitler que le Front Populaire » des possédants français en 1936. Le socialisme est un danger pour la bourgeoisie. Le fascisme est une bénédiction pour elle.
De fait, il existe des classes sociales. Et il existe deux classes, aussi diverses que conscientes, dont les intérêts sont radicalement opposés. La lutte des classes est un fait. Et si ce vocabulaire peut paraître désuet, c’est avant tout que le capitalisme triomphant s’est attaché, depuis des années, à nous faire considérer comme « vieillot », « inadapté », tout discours socialiste un peu virulent. Pour eux, la gauche, c’est des belles intentions et des jolis discours. En somme, ils ont réussi à casser la solidarité de classe. À mon sens, être de gauche, c’est avant tout lutter contre toute forme de domination. Dominations sexistes, racistes et économiques. Mais pour cela, nous devons assumer une chose : nous ne sommes pas du même côté qu’eux. Et vouloir faire alliance avec ceux qui vivent, de fait, sur notre dos, ne mènera qu’à une chose : la défaite et la trahison.
Nous devons assumer cet antagonisme profond, cette lutte à mort entre deux parties de la société. Et nous devons, impérativement, transformer les colères et les espoirs populaires en débouchés politiques. Et, plus que tout, nous devons nous mettre du bon côté de la barricade pour quand les digues sauteront - et elles finiront par sauter, je vous le promets.