Inspiré des visites que j’ai données dans le cadre la Foire d’Art Contemporain du Luxembourg, je continue, ici, de développer à travers l’exposition David Wojnarowicz : History Keeps Me Awake At Night un regard situé sur une queerité et une séropositivité partagée.
Elle reprend le cheminement de la rétrospective tel qu’il est construit au Mudam et est une perspective personnelle où je développe certains concepts liés au travail de Wojnarowicz et à nos enjeux queer et contemporain. Ce retour sur l’exposition s’inscrit dans la lignée de la salutaire critique d’Elisabeth Lebovici. C’est aussi pour moi un exercice de style afin de tenter de sortir de l’autoritarisme trop récurrent de l’activité critique.
identité
David Wojnarowicz est particulièrement connu en France pour ses œuvres littéraires, n’ayant jamais eu jusqu’à présent une véritable rétrospective de son travail plastique en Europe. L’exposition du Whitney qui passa par le Reina Sofía (Madrid) pour conclure au Mudam (Luxembourg) tente de montrer David comme un plasticien de première importance quitte à gommer ses autres identités.
David était un homosexuel, un enfant battu, un héroïnomane, un activiste de la lutte contre le sida, un auteur, un sans-domicile-fixe, un séropositif, un ramasseur de verre à la Dancetaria, un rejeté des institutions, une pute occasionnelle et un amoureux contraint (mais cela, j’y reviendrais).
Rimbaud in New York, David Wojnarowicz, 1977-79
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S’il est toujours absurde de réduire un artiste à une seule et unique identité1, ça l’est d’autant plus pour un. e artiste Queer. Pour elleux, sans représentations artistiques, médiatiques, littéraires, sans archives ou histoire auxquelles se connecter, tout rapport à soi-même et à l’autre n’est qu’expérimentation : désir, vie affective et familiale, place dans la société…
Travailler sur des figures homosexuelles, c’est aussi un moyen de travailler sur sa propre crise identitaire. Avec la série Arthur Rimbaud in New York, en utilisant un masque à l’effigie du poète, en le portant et en le faisant porter à ses amis, Wojnarowicz interroge peut-être notre besoin de modèle qu’il soit fictif, historique ou affectif. De manière similaire, avec Untitled (Genet after Brassaï) il participe à élever Jean Genet au rang de saint patron des criminels queer2.
David Wojnarowicz "Untitled (Genet after Brassaï)", 1979
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Et lorsque, tout en actualisant, avec bienveillance, l’image du Christ mort pour nos péchés pour y inclure l’addiction à la drogue, il me semble montrer comment nos vies sont systématiquement perçues comme scandaleuses par la société dominante et que nos chemins alternatifs ne sont toujours identifiés qu’en tant que contestations virulentes du monde Mainstream.
Réalité
La Queerness de David et son évasion d’un père brutal l’emmène à vivre dans la précarité New-Yorkaise. Afin de produire ses œuvres, il récupérait, par l’intermédiaire de ces ami.e.s embauché.e.s à Broadway une partie de ses matériaux, récupérant le reste dans la rue ou l’achetant dans des dollars Store.
Fuck You Faggot Fucker, David Wojnarowicz, 1984
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Le caractère prédéterminé de la violence du monde dans lequel on naît peut être visible dans son travail par l’utilisation récurrente du motif des cartes comme dans Fuck You Faggot Fucker. Elles sont un rappel à la fois des puissances étatiques et de frontières imposées. Quoi qu’on fasse, on s’inscrit dans une ville, une région, un environnement défini par des règles et des violences préexistantes. Mais son utilisation des cartes en collage, créant ainsi de nouveaux territoires, semble aussi offrir une invitation à l’anarchisme, aux voyages, à un érotisme de la transgression. Il est fort probable que notre Queerness et l’incompatibilité qu’elle nous apporte aux narrations idéologiques mainstream nous encourage à questionner la réalité de celle-ci.
À la recherche de nouveaux espaces de liberté, David était attiré par la zone de cruising Piers 34. L’hétérotopie3 de ce lieu imbrique une charge sexuelle accompagnée de sa décharge, une réponse à l’homophobie urbaine, mais aussi un espace de dangers avec ses agressions et ses crimes homophobes. Cet espace à l’extérieur des lois devient alors pour David et Mike Bidlo, un territoire de jeu artistique collectif. De 1983 à 1984, ils y proposent une alternative à la doctrine artistique portée par ces institutions artistiques et son marché.
Affinité
David rencontre Peter Hujar en 1981. Leur liaison amoureuse dans un New York délabré fut brève et se transforma rapidement en amitié queer : « my brother, my father, my emotional link to the world ». C’est à son contact que David commença à s’identifier comme un artiste. Leur relation était complexe, s’il y avait parfois entre eux une forme de concurrence, elle était aussi une source d’inspiration réciproque.
Peter Hujar Dreaming/Yukio Mishima : St. Sebastian, David Wojnarowicz, 1982
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Dans » Peter Hujar Dreaming/Yukio Mishima : St. Sebastian », on peut voir Peter en train de rêver à l’auteur japonais Yukio Mishima lui-même en train de se masturber devant Saint-Sébastien. Si le Martyr Romain apparaît dans les textes de Mishima4, c’est aussi parce qu’il est un motif récurrent chez les auteurs et plasticiens homosexuels (Proust, Wilde, Gilbert & George). L’érotisme de ses représentations, ce corps sculptural traversé par des flèches a fait de lui le grand patron des sodomites.
Dans ce tableau, ce que pourrait nous proposer David, c’est une espèce de voyage astral entre faggots (certes plus ou moins out). Trois degrés de représentation pour trois degrés d’aspiration. L’homme qui désire l’homme qui désire l’homme. Être Queer, c’est aussi s’inscrire dans de nouvelles lignées, parfois pleines de désir, des lignées choisies.
(Nécro) Politique
Il est assez évident de considérer le processus de création de David comme un processus politique. Nombre de ses œuvres sont extrêmement critiques envers les États-Unis qu’il juge comme destructrices de l’environnement et de ses marginaux. Il existe d’ailleurs dans son travail une récurrence de motifs liés à la vie industrielle et à la colonisation.
The newspaper as national voodoo: A brief-history of the USA, David Wojnarowicz, 1986
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Dans The newspaper as national voodoo: A brief-history of the USA le sang représente à la fois la vie et la mort. Quand Michel Foucault évoque le biopolitique comme une forme d’exercice du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires, mais sur la vie des individus, Achille Mbembe5, philosophe théoricien du post-colonialisme, poursuit ce travail et forge le concept de nécropolitique pour évoquer un pouvoir qui tue et qui laisse mourir. Quand son utilisation par Mbembe se restreint plutôt aux corps colonisés, je ne peux m’empêcher de l’associer au parcours de celleux qu’on appelait dans les années 90 les 4H (héroïnomanes, homosexuel.lle.s, hémophiles et haïtien.ne.s), principales victimes de la crise du sida. Par l’inaction du gouvernement états-unien et du silence de Reagan6, le nécropolitique avait plein pouvoir pour laisser mourir les hémophiles, les personnes racisées, les pédés et les junkies.
L’abandon
Fire, David Wojnarowicz, 1986
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La visibilité qu’a apportée Piers 34 au travail de Wojnarowicz lui permit de développer une certaine notoriété. Mais la dimension « trop » politique de son œuvre a compromis une carrière à l’intérieur du monde l’art. Sa série des 4 elements (fire, water, wind et earth) est l’une des dernières œuvres achetées de son vivant.
Apprendre cela me pousse à me poser de nouvelles questions sur la place de l’institution et du marché face à un art engagé. Pour reprendre les concepts énoncés plus haut, l’institution culturelle et le marché de l’art possèdent ensemble un pouvoir bio et nécropolitique en ayant plein pouvoir de déterminer qui émerge et qui disparaît. Ce pouvoir ne s’est pas construit à l’extérieur du patriarcat et des canons de l’histoire de l’art, il a donc pour conséquence d’effacer et de restreindre la visibilité des artistes homosexuel. le. s, des artistes femmes aussi, et des artistes racisé. e. s, tou.te. s bien trop absent. e. s de nos institutions.
Se pose aussi la question d’une conception bourgeoise de l’art ou le caractère engagé d’une œuvre impacterait sur sa valeur esthétique. Quand une œuvre dénonce clairement l’ennemi, son message semble trop simple (comme si l’appréciation d’une œuvre était liée à sa complexité, la rendant claire seulement pour une élite cultivée !).
Fire In My Belly, David Wojnarowicz, 1986-87
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Les fourmis sont un motif récurrent dans le travail de David. Elles apparaissent entre autres dans Fire in My belly. Si elle représente une société organisée et structurée, c’est parce qu’elles sont également la métaphore d’une forme de violence qui ne dit pas son nom (la fourmi est la seule espèce animale qui capture pour réduire en esclavage ses cousines).
La colère face aux institutions
Untitled, David Wojnarowicz, 1988
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Peter Hujar est mort en 1987. Soit à peine six ans après leur rencontre. Six ans sur l’intégralité d’une vie, ce n’est rien, mais cela a suffi à lier à jamais ces deux destins abrégés par la maladie et une société homophobe. Quelques heures après son décès, David photographie Peter. Si on peut y déceler un processus de deuil, je ne peux m’empêcher d’y voir aussi un regard médico-légal. Une tentative de mettre une victime du sida face à un état criminel.
Si la colère a toujours eu sa place dans le travail de David, une colère sans cynisme, il me semble qu’elle s’est accentuée de par la crise du sida et le conservatisme des institutions politiques et culturelles états-uniennes.
Lors de l’exposition Witnesses : Against Our Vanishing de Nan Goldin, son essai à l’intérieur est jugé tant critique envers la société américaine que la NEA l’agence fédérale de soutien aux artistes décide d’annuler leur subvention.
« Quand on m’a dit que j’avais contracté le virus, il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que j’avais aussi contracté une société malade »
Son engagement à l’intérieur d’Act-Up et plus particulièrement au sein du programme d’échange de seringues soutient d’ailleurs des idées très similaires : l’accès aux outils et à l’information pour tou.te.s et plus particulièrement pour les personnes oppressées.
Untitled,” from the Sex Series (for Marion Scemama), David Wojnarowicz, 1989
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C’est après la mort de Peter et la découverte de sa séropositivité que David crée Sex Series (for Marion Scemama). Si l’image centrale reste dans ces thèmes de prédilection urbanisme ; industrialisation ; colonisation, les judas optiques sont comme des portes des univers alternatifs. Parfois y apparaissent une sexualité et un désir non bridé par la maladie (les images sont d’ailleurs tirées de la collection privée de Peter Hujar), parfois des cellules (contaminées ?) et parfois des visions fugitives sur un monde en devenir (et ses dérives sécuritaires ?).
He Kept Following Me, David Wojnarowicz, 1990
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C’est de manière similaire, ce qu’on peut voir dans la série florale qu’il crée à l’occasion de la seule rétrospective de son travail organisée de son vivant. Les fleurs peuvent être perçues ici à la fois comme un symbole de la mort, mais aussi comme la nécessité de beauté. Les fenêtres encore une fois sont des ouvertures vers des présents parfois libres et parfois oppresseurs.
*** être queer c’est se libérer de l’oppression des modèles sociétaux et en échange c’est subir l’oppression systémique d’un hétéropatriarcat violent et assassin ***
Amour
Le travail de David est extrêmement lié au désir et à l’amour. Un amour et un engagement pour l’autre, pour sa et ses communautés.
Mais il s’agit d’un amour contraint et torturé par une société autoritaire qui abandonne et agresse ses marginaux, un société dogmatique qui impose des modèles inadéquats et qui refuse l’amour à l’extérieur des normes qu’il décrète.
Si après la mort de Peter et sa contamination, David focalisa une partie de son travail sur la crise du sida, il ne s’agit pas ici d’un processus d’inspiration, mais d’un appel à une prise de conscience collective.
What looks like creativity to you is survival for me7
Untitled (One Day This Kid...), David Wojnarowicz, 1990
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Pour finir, je souhaite poser la question suivante : si nos communautés et celles que l’on soutient avaient été libérées de toutes les oppressions systémiques, si nous avions été en pouvoir de sauver nos frères et sœurs mortes du sida ou sous les coups de leurs oppresseurs, quel monde aurions-nous été capables de créer ? Si nos œuvres n’avaient pas à déconstruire encore et encore les violences que nous subissons, quelles pierres aurions-nous été capables d’ajouter à ce qu’ils appellent l’Histoire de l’art ?
1 C’est pourtant ce que fait régulièrement l’histoire de l’art (cf. Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’émancipation : Construire les lignées d’un art queer, édition B42, 2019)
3 Michel Foucault, Dits et écrits (1984), T IV, « Des espaces autres », no 360, p. 752-762, Gallimard, Nrf, Paris, 1994 ; (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, octobre 1984, p. 46-49.
4 Yukio Mishima, Confession d’un masque, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1971