Nous sommes déjà tous assis dans la salle du Nord lorsque la
manageuse et la soignante arrivent en infériorité de nombre que
compensent le mouvement vif et la position debout.
« Pour commencer, nous allons faire une activité, on débriefera
ensuite. » La manageuse, assise à présent face à nous, termine à
peine d’introduire l’assemblée par ces mots, que nous comprenons à
demi, que la soignante bondit sur l’estrade, se met à lire d’une voix
chaude encore ignorée jusqu’à ce qu'elle susurre : « Fermez les yeux,
mettez vos mains sur les cuisses ». Et d’autres mots qui se perdent.
En contre-plongée, ma colonne vertébrale se glace, mes mains
restent immobiles, mon cerveau sonne l’alerte. Mes yeux regardent
alentour, ceux des autres sont déjà fermés. Les postures raidies, les
mains à plat. Le silence. Que personne ne bouge. Puis je décide de
partir à l’issue de la communication interne que mon cerveau et mes
jambes improvisent. Je ne sais pas à qui en vouloir le plus : aux
collègues qui s’exécutent en un geste ? Ou à la manageuse qui, dans
son fantasme, voudrait voir tous ses subordonnés obéir d’une seule
âme tout en feignant de lutter contre le stress au travail, dans son
déni ?
Je me demande souvent ce qu’est le harcèlement, se sentir harcelé.e.
Est-ce la conséquence de ce déni même, nourri de bonnes
intentions ? Harceler c’est ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas
entendre. C'est ne pas vouloir voir, ne pas vouloir comprendre ni
entendre. C’est trop croire, c’est forcer, obliger, manipuler, c’est pour
ton bien.
Bien des aspects de la lutte contre le harcèlement sont les
instruments du harcèlement lui-même. C'est l’exhortation à aller
bien, à sourire, à s'asseoir en rond, à dire. Mais si tu pleurs : « Sors, tu
veux prendre l'air ? » Alors il faut taire. C’est la trace qui reste, c’est le
fil invisible tendu aux pieds, c’est la pensée qui te conduit à enjamber
un matin de janvier, jeune retraité, le garde-corps du pont de Cheviré.
Me croirais-tu si je te disais qu'un de tes anciens manageurs est
aujourd'hui cadre au soin ? Il n'y a qu'un pas avant la chute. Il n'y a
qu'un pas entre le harcèlement et la sécurité sociale d'aujourd'hui
devenue l'alibi maltraité-maltraitant des marchés.
Quand la manageuse t’a reçu dans son bureau, j’ai vu qu’elle avait
surélevé son siège. Je l'imagine utilisant la manette car elle te savait
plus grand qu’elle. Elle voulait t’impressionner, te réduire.
Il faut le dire, on utilise aussi des femmes aujourd’hui pour faire le
sale boulot : manager sans ménager, appliquer des réformes
difformes, mater loin de celle qui t'a vu naître, tordre les pensées,
agent violent qui étouffe les défenses.
Retourner l'arme contre soi.
Sauter.
Car il y a bien longtemps qu’il n’y a plus de navires
qui flottent sur la Loire.
Seulement des corps innocents
qui se disloquent.
Kaat