La finance de marché est exigeante. Les candidats doivent conjuguer adresse et audace. De vrais cow boys en théorie. Mais en pratique, le trader ne serait - il pas plus proche du bovin ? Creusons la question.
Les faits ne savent pas mentir, et ce que disent les faits n’est pas ce que dit la théorie. Les doutes s’accumulant, une profonde réflexion fut initiée. Une réflexion qui amena la communauté à retenir certaines publications scientifiques comme matière à repenser la chose. Parmi les papiers retenus, celui s’interrogeant sur les angoisses existentielles de la vache eut un certain écho : « Is Death Bad for a Cow ?».
En substance, il est dit que :
- la vache ne prévoit rien de particulier pour les jours prochains, car elle est incapable de se projeter aussi loin dans le temps. Son horizon des possibles se limite à l’herbe du champ d’à côté. Elle s’imagine bien faire quelques manœuvres pour atteindre l’objectif, passer la butte, contourner la bouse, et point barre
- à la différence de l’Homo economicus qui voit bien plus loin que la vache, tellement loin qu’il entrevoit l’issue : la tombe. Aussi, notre sujet se dit qu’il serait bien de prévoir un peu, afin d’atteindre l’objectif sépulcral sereinement. Rationnellement, il prendra soin de lisser sa consommation dans le temps en épargnant opportunément.
À priori, l’Homo économicus semble donc mieux pourvu que la vache en termes d’horizon des possibles. Et ca marche aussi dans l'autre sens : "l'Homme est le seul animal à se souvenir de son grand - père", Régis Debray. En termes de fantasmes c'est aussi plus riche, de désirs étranges, d’angoisses bizarres, l'Homme qui pense peut penser un peu tout et n'importe quoi, la vache qui pense c'est plus chiche à priori. Bref, l’imaginaire de l’Homme neuronal saute par dessus la clôture, alors que celui de la vache reste à quai.
Mais.
Ce n’est pas parce que l’Homo économicus peut davantage qu’il fait davantage, ou qu’il fait mieux, ou qu’il fait tout court. Peut – être que le bipède à la carte de crédit n’est pas l’animal dépravé de Rousseau, mais un animal tout court. Peut – être que ce qui sépare l’Homme de la vache n’est pas l’épaisseur du point, mais pas loin. Et peut – être même que si l’on tend un peu l’oreille, on entendra un certain type d’Homo économicus meugler : le trader.
Meuh
Pour les amateurs, il faut rappeler que les preuves de légèreté de l’investisseur sont nombreuses et régulièrement enrichies de nouvelles découvertes. Mais concentrons – nous sur les 3 cas de rationalité confinée qui supportent la thèse bovine.
- L’angoisse de la mort. La vache n’est pas angoissée par la mort. L’Homo économicus, si. Et le trader ? Plutôt comme la vache. La vache n’a pas lu Epicure, mais c’est tout comme : « Non fui, fui, non sum, non curo ». L’Homo économicus a lu Epicure, mais n’est pas convaincu : il angoisse mais préfère mettre ça sous le tapis. Le trader ne met rien sous le tapis, la mort ne le concerne pas. La mort c’est après demain, trop loin : des faits déjà révélés en 2001, et rappelés en 2022, par la finance qui pense. Question : le trader voit aussi loin que la vache, mais voit – il plus loin ?
- L’effet moutonnier. « Je fais ce que tu fais », et l’autre fait pareil. Le mimétisme n’est pas si débile qu’il n’y parait. Quand on imite on copie, mais on peut aussi apprendre, voire se défendre. Certes, chez la vache la décision d’imiter ne relèvera pas d’une décision murement réfléchie, mais sera davantage une affaire d’instinct. L’Homo économicus est déjà plus ambitieux, il peut rationnellement décider de copier l’autre, s’il estime que l’autre est mieux informé. Quant au trader, les paniques de marchés font quand même pencher du côté bovin : « je sais pas pourquoi je vends, mais toi tu dois savoir puisque tu vends… ». Plus curieux, l’effet moutonnier chez le trader se manifestera aussi dans les phases où tout va bien. Acheter ce qui monte, vendre ce qui baisse, ca marche même si on comprend rien. Comme chez la vache ?
- Les désirs catégoriques ou conditionnels. L’Homo économicus a des projets de vie, il veut faire le tour du monde en tuktuk, avoir une rolex avant 50 ans. Pour réaliser tout ça, il faut vivre. Une mort prématurée serait frustrante. Un désir catégorique c’est un désir qui serait frustré en cas de mort. La vache n’a pas de désirs catégoriques (à ma connaissance), ses seuls désirs sont de manger, ruminer, bouser, manger…des désirs qui ne sont pas des projets de vie, et pour lesquels elle n’éprouverait pas de frustration en cas de mort prématurée. On appelle cela des désirs conditionnels. Curieusement, il semblerait que le trader éprouve davantage de désirs conditionnels, comme la vache. Les faits sont troublants : il regarde les nouvelles du monde défiler sur ses écrans, celles en rouges titillent sa pupille. Il voit les courbes de prix monter et descendre, marrant. « Aujourd’hui il faut vendre ! », hier il fallait acheter, c’est la cucurbite mathématique qui le dit, mais ça dépend aussi du café qu’on n’a pas bu le matin. Il gagne, il perd, il gagne, il perd. La journée se termine. Demain c’est la même. La caricature ne dit pas forcément le vrai, elle dit ce qu’elle voit.
Récapitulons. Nous foulons tous le plancher des vaches, il nous arrive à tous de ruminer, et parfois même nous nous prenons à regarder passer les trains. Rien d’anormal en vérité, « nous sommes initialement bêtes. Nous ne pensons pas tant que rien ne nous y force », avait déjà remarqué Deleuze. Mais peut - être que parmi tous, le trader manifeste quelques traits qui le rapprochent davantage du bovin ? Ce papier ne tranche pas la question, mais fait l’inventaire des principales réflexions sur le sujet.
