A l’instar de nombreux conflits armés, les civils de la région du Tigré payent, actuellement, le prix fort d’une lutte politique. L’accès à la zone de conflit demeure difficile pour les humanitaires et interdit aux journalistes internationaux. Les moyens de communications ainsi que l’électricité sont coupés depuis le début des affrontements. Les organisations humanitaires internationales basées aux frontières ou dans d’autres régions du pays, dénoncent les nombreuses exactions commises par les parties au conflit dont témoignent les réfugiés et déplacés internes. Les Nations Unies également s’alarment et déplorent le traitement inhumain de la population civile.
Le Premier ministre, Abiy Ahmed, minimise le conflit et annonce triomphalement la fin des combats à la prise armée de la capitale de l’État du Tigré, Mekelle, le 28 novembre 2020. Il n’en est pourtant rien. En effet, les affrontements s’intensifient et s’enlisent, se transformant en conflit armé non international[1]. La position éthiopienne officielle questionne la volonté et la capacité de l’État fédéral à ouvrir et mener des investigations indépendantes afin de juger les auteurs des crimes commis à l’encontre des civils. L’ouverture d’enquêtes pénales internationales semble représenter la seule chance de lutter contre l’impunité des auteurs de ces exactions et de rendre justice aux victimes.
A l’origine du conflit, l’armée fédérale essuie une attaque préventive de ses positions par les forces du Tigré, le 3 novembre 2020. Les autorités tigréennes dénoncent la décision du Premier ministre Abiy Ahmed, de reporter, à juin 2021, les élections générales en raison de la pandémie de la Covid-19. S’ensuivent des élections locales organisées par les autorités régionales malgré la décision des autorités nationales, que ces dernières ne reconnaissent pas et sanctionnent. Ces récentes tensions s’ajoutent à celles de 2018 menant à l’accession au pouvoir d’Abiy Ahmed qui écarte le TPLF en place depuis 1991. Il n’en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres[2]. Un conflit armé éclate le 04 novembre 2020, au sein de l’État du Tigré, entre le gouvernement fédéral Éthiopien et le TPLF. Les forces armées érythréennes combattent aux côtés des forces fédérales contre le TPLF[3]. Les pays frontaliers, l’Érythrée ainsi que les deux Soudan, étant très instables, le risque d’embrasement de la sous-région est palpable[4].
En effet l’afflux de réfugiés au Soudan et en Érythrée fragilisent la stabilité précaire de l’ensemble de la zone. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) dénonce, en janvier, les difficultés administratives limitant l’accès aux plus de 2,3 millions de civils dans le besoin. Actuellement, plus de 4,5 millions de personnes au Tigré ont besoin d'une aide alimentaire d'urgence et des centaines de milliers de civils risquent de mourir de faim[5]. Les autorisations d’accès à la zone de conflit sont régulièrement retardées ou refusées par le gouvernement fédéral[6]. Seule la capitale du Tigré, Mekelle, contrôlée par l’État reste accessible, ostracisant de facto la population rurale, constituant la majorité des civils de la région[7]. Les autorités fédérales disent fournir une assistance aux civils, cependant les acteurs humanitaires aux frontières la jugent insuffisante[8]. La gestion de la distribution des vivres par l’État fédéral dans la région laisse présager une instrumentalisation politique de l’aide sur les populations du Tigré soutenant le TPLF[9].
Par ailleurs, d’autres violations du droit international humanitaire et des droits humains, telles que des arrestations arbitraires, des exécutions ethniques extrajudiciaires, des actes de tortures, des pillages des hôpitaux et du matériel médical, sont commises par les parties au conflit[10]. L’ONG Human Rights Watch a recueilli, en décembre 2020, le témoignage de nombreux Tigréens, réfugiés dans des camps à la frontière soudanaise, déclarant avoir assisté à des exécutions extrajudiciaires par les forces étatiques. Des commerçants et des agriculteurs suspectés de soutenir le TPLF auraient été violemment tués. Des femmes et des enfants, originaires du Tigré, auraient également été la cible de ces attaques après avoir été arrêtés par des forces armées fédérales en tentant de fuir vers le Soudan voisin[11]. Les allégations d’attaques délibérées de civils et de bombardements indiscriminés alertent le Haut-Commissariat des Droits de l’Homme des Nations Unies et témoignent de l’incapacité des belligérants à protéger la population civile[12].
Les massacres de centaines de civils, perpétrés à Maikadra les 02 et 09 novembre 2020, illustrent cyniquement cette triste réalité. Les réfugiés arrivés à l’Est du Soudan rapportent des centaines de cadavres mutilés à l’aide de machettes ou abattus par des armes à feu. Les témoins déclarent que les victimes seraient en majorité issues de l'ethnie Amharas ou Tigréens[13]. Des habitations ont été brûlées et des commerces pillés. Les rescapés témoignent d’abus commis par les forces gouvernementales ; la Commission éthiopienne des droits de l’homme, organe étatique, attribue les exactions aux Samris, un groupe armé affilié au TPLF[14]. La Commission affirme que les miliciens auraient ciblés précisément les civils non-Tigréens en représailles à un supposé soutien aux forces gouvernementales[15]. La coupure des moyens de communication et le refus d’accès à la zone par les autorités fédérales entravent encore l’obtention de la vérité.
Le nombre d’exaction ne cesse d’augmenter depuis le début du conflit. Ainsi l’organisation belge Europe External Programme with Africa (EEPA) dénonce, début janvier 2021, un autre massacre de plus de 750 civils commis dans l’église Sainte-Marie-de-Sion, à Aksoum, proche de l’Erythrée et imputé aux forces armées fédérales[16]. Au-delà des massacres de masses de civils, les allégations de crimes sexuels, notamment de nombreux viols de femmes, commis par les forces gouvernementales et les forces du Tigré se multiplient de manière exponentielle, laissant craindre une utilisation systématique des violences sexuelles comme armes de guerre et de propagation de la terreur[17].
De nombreux témoignages sur le caractère ethnique et ciblé des attaques de civils ont permis à l’ONG Genocide Watch de parler de « phase d’extermination » et d’alerter sur les risques de génocide des populations du Tigré par les autorités fédérales[18]. Les Éthiopiens, originaires de la région, travaillant à l’étranger auraient également été victimes de cette ségrégation. Les autorités fédérales auraient rappelé certains Tigréens travaillant au sein d’ambassades ou participant à des missions de maintien de la paix[19]. Ces actes discriminatoires tendent à confirmer les fondements politico-éthniques du conflit. En effet, le renouvellement des élites politiques et militaires orchestré par le nouveau Premier ministre - Oromo ethnie majoritaire en Éthiopie - au détriment de la minorité tigréenne ou encore l’assassinat trouble du chef d’état-major des armées, originaire du Tigré, en juin 2019, alimentent la défiance du TPLF à l’égard du gouvernement fédéral et exacerbent les tensions intercommunautaires.
La conseillère spéciale des Nations Unies pour la prévention du génocide, Alice Wairimu Nderitu, préoccupée par l’amplification d’une rhétorique ethnique, les discours de haine, de stigmatisation systématiques ainsi que par le profilage ethnique organisé par l’État à l’encontre des Tigréens, enjoint les autorités éthiopiennes de traiter les causes profondes de cette violence ethnique[20] . Ces dissensions politiques, risquent de s’étendre à d’autres régions, menaçant la fragile stabilité de la fédération éthiopienne et engendrant l’effondrement du système fédéral basé sur les neufs nations du pays.
Les civils sont protégés, en tout temps, par le droit international humanitaire en période de conflits armés. Ainsi les normes coutumières internationales ainsi que l’article 3 communs aux Conventions de Genève et le Protocole additionnel II à ces conventions garantissent une protection aux civils victimes de conflits armés non internationaux[21], tel que le conflit actuel au Tigré. Par conséquent, tant l’armée fédérale que les forces armées du TPLF ont l’obligation de respecter les standards du droit international humanitaire. En entravant l’accès des acteurs humanitaires à la zone de conflit et en attaquant des populations et des biens à caractère civils, les parties au conflit méconnaissent et violent ces normes internationales.
L’état actuel des informations relatives à ces massacres ne permet pas d’établir de responsabilités pénales cependant la qualification de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité des exactions perpétrées dans le cadre de ce conflit semble ne faire guère de doute. Ainsi, les actes relevant des crimes de guerre constituent une violation grave du droit humanitaire international, s’inscrivent spécifiquement dans le cadre du conflit armé et entraînent une responsabilité pénale individuelle[22]. Depuis 2002, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) – étayant les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977 – condamne en son article 8 les crimes de guerre. L’article 7 du Statut de Rome, quant à lui, expose les actes relevant de la qualification du crime contre l’humanité. Tout acte ou politique mené dans le but de nuire et de porter atteinte à l’intégrité physique et ou morale de civils constitue un crime contre l’humanité au regard du droit international. Ainsi, les exactions commises par les parties armées au Tigré pourraient relever de la compétence de la Cour pénale internationale (CPI).
L’Éthiopie n’étant pas partie au Statut de Rome, la poursuite des crimes internationaux commis tant par les autorités du Tigré que par les troupes fédérales n’est pas une certitude. Cependant, le Conseil de sécurité des Nations Unies peut, par une résolution, ordonner l’ouverture d’une enquête pénale internationale lorsqu’il considère que des crimes internationaux graves ont été commis sur le territoire d’un État non-partie au Statut de Rome. Cette décision politique, prise dans les cas de la Libye et du Darfour, relève d’un important et long travail de plaidoyer international de la part de nombreuses ONG de défense des droits humains auprès des institutions, telles que l’Union Africaine ou encore l’Union Européenne. Aussi, l’implication politique de tous les acteurs de la communauté internationale dans le conflit au Tigré est primordial. Les organisations des droits humains devraient peser de tout leur poids afin que la question du Tigré demeure à l’agenda du Conseil de Sécurité des Nations Unies et que ce dernier vote une résolution requérant l’ouverture d’une enquête par la CPI.
La Cour pénale internationale exerce sa compétence dès lors que des crimes internationaux sont commis par des États membres au Statut de Rome ainsi que sur leur territoire, depuis le 1er juillet 2002. Ses prérogatives lui permettent également de poursuivre les crimes commis par des États non-membres ou sur le territoire de ces derniers lorsqu’ils reconnaissent sa compétence. Le rôle de la Cour est subsidiaire et en dernier ressort, ainsi elle n'engage de poursuites que lorsque les États n'ont pas assumé cette responsabilité première ou sont défaillants. Les enquêtes de la Cour sont menées conformément aux critères juridiques du Statut de Rome de 1998 et du Règlement de procédure et de preuve de la CPI.
La Cour poursuit la commission de quatre crimes internationaux : le génocide, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et le crime d'agression[23]. Sa saisine s’effectue de trois manières différentes[24]. En outre, conformément à l'article 14 du Statut de Rome, tout État partie peut demander au Procureur de mener une enquête. De même, le Conseil de sécurité des Nations Unies a également le pouvoir de renvoyer une situation au Procureur de la CPI. Ces renvois accordent à la Cour une compétence sur des États qui ne sont pas parties au Statut de Rome. Ce fut ainsi le cas pour les situations du Darfour et de la Libye. Enfin, le Bureau du Procureur a la possibilité d’ouvrir une enquête de sa propre initiative.
En cas de suspicion de commission de crimes internationaux, le Bureau du Procureur reçoit et collecte les informations tant des particuliers que des groupes ou associations. Ces informations constituent la base des examens préliminaires du Procureur. Par ailleurs, l'ouverture de l'enquête nécessite la vérification de trois critères juridiques[25]. Premièrement, le Bureau du Procureur analyse la gravité et le sérieux des allégations. De plus, les crimes commis doivent relever de la compétence de la Cour. Enfin, le Procureur vérifie l’existence d'enquêtes nationales en cours et si l'ouverture d'une enquête servirait les intérêts de la justice et des victimes[26]. Les crimes internationaux sont imprescriptibles, aussi il n’existe pas de délais de clôture de l’examen préliminaire[27]. Ces critères permettent au Procureur de déterminer l’existence d’une base raisonnable pour ouvrir une enquête.
La protection et la défense des droits fondamentaux des civils ainsi que la lutte contre l’impunité des auteurs des crimes commis durant le conflit doivent rester une priorité pour l’ensemble de la communauté internationale. L’Union Africaine, les Nations Unies et même l’Union Européenne devraient user de tous les moyens diplomatiques afin de limiter les souffrances des civils durant ce conflit. L’implémentation des principes internationaux de responsabilité pénale au sein des droits nationaux des États est essentielle en ce qu’il interdit les violences de masse et permet aux victimes d’obtenir justice.
[1] « A Non-International Armed Conflict in Ethiopia’s Tigray Region », RULAC, 21 janvier 2021https://www.rulac.org/news/a-non-international-armed-conflict-in-ethiopias-tigray-region
[2] « Guerre en Éthiopie où en est le conflit dans la région du Tigré », Le Monde, 13 décembre 2020. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/12/13/guerre-en-ethiopie-ou-en-est-le-conflit-dans-la-region-du-tigre_6063220_3212.html
[3] « Conflit en Éthiopie : un risque d’embrasement pour toute la Corne de l’Afrique ? »IRIS, 04 décembre 2020. https://www.iris-france.org/152394-conflit-en-ethiopie-un-risque-dembrasement-pour-toute-la-corne-de-lafrique/
[4] Idem
[5] « Finding a Path to Peace in Ethiopia’s Tigray Region », Crisis Group , Africa Briefing N°167, 11 Février 2021. https://www.crisisgroup.org/africa/horn-africa/ethiopia/167-finding-path-peace-ethiopias-tigray-region
[6] « Ethiopia: A partial view of the humanitarian fallout emerges in Tigray ‘Food supplies are very limited, widespread looting is reported and insecurity is high.’ », The new humanitarian, 12 janvier 2021. https://www.thenewhumanitarian.org/news-feature/2021/01/12/tigray-ethiopia-humanitarian-needs-assessment-incomplete
[7] « Aid agencies renew appeals for aid access to all areas in Ethiopia’s Tigray », UN News, 05 février 2021. https://news.un.org/en/story/2021/02/1083902
[8] « Finding a Path to Peace in Ethiopia’s Tigray Region », Crisis Group , Africa Briefing N°167, 11 Février 2021. https://www.crisisgroup.org/africa/horn-africa/ethiopia/167-finding-path-peace-ethiopias-tigray-region
[9] « Finding a Path to Peace in Ethiopia’s Tigray Region », Crisis Group , Africa Briefing N°167, 11 Février 2021. https://www.crisisgroup.org/africa/horn-africa/ethiopia/167-finding-path-peace-ethiopias-tigray-region
[10] « UN High-level Officials Express Deep Concern Over Escalating Ethnic Tensions in Ethiopia, 2020 », GCR2P, 12 novembre 2020. https://www.globalr2p.org/resources/un-high-level-officials-express-deep-concern-over-escalating-ethnic-tensions-in-ethiopia-2020/
[11] Uncovering Crimes Committed in Ethiopia’s Tigray Region, Human Rights Watch, 23 décembre 2020. https://www.hrw.org/news/2020/12/23/interview-uncovering-crimes-committed-ethiopias-tigray-region
[12] « Provide unhindered access to whole of Tigray to protect civilians, Bachelet urges Ethiopia », UNHRC, 22 décembre 2020. https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=26623&LangID=E
[13] Uncovering Crimes Committed in Ethiopia’s Tigray Region, Human Rights Watch, 23 décembre 2020. https://www.hrw.org/news/2020/12/23/interview-uncovering-crimes-committed-ethiopias-tigray-region
[14] « Ethiopia at risk of another long-term war », The African Report, 03 février 2021. https://www.theafricareport.com/63222/ethiopia-at-risk-of-another-long-term-war/
[15] « En Éthiopie, le mystère du village de Maïkadra révèle la profondeur des conflits ethniques », Le Monde, 30 novembre 2020. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/11/30/en-ethiopie-le-mystere-du-village-de-maikadra-revele-la-profondeur-des-conflits-ethniques_6061595_3212.html
[16] « Les gens meurent de faim » : en Ethiopie, le Tigré au bord du désastre humanitaire » Le Monde, 18 janvier 2021. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/01/18/les-gens-meurent-de-faim-en-ethiopie-le-tigre-au-bord-du-desastre-
humanitaire_6066692_3212.html
[17] Idem
[18] « Update: Genocide Emergency Alert on Ethiopia », Genocide Watch, novembre 2020. https://d0dbb2cb-698c-4513-aa47-eba3a335e06f.filesusr.com/ugd/7d3d52_36112e833f8244aaa6a76befc694629a.pdf
[19] « Ethiopian police seeking lists of ethnic Tigrayans – U.N. report », Reuters, 13 November 2020.
[20] « Statement by the Special Adviser of the Secretary-General on the Prevention of Genocide, Alice Wairimu Nderitu, on the situation in Ethiopia. », United Nations Press Release, 05 février 2021. https://www.un.org/en/genocideprevention/documents/Statement%20on%20Ethiopia%205%20Feb%2021.pdf
[21] Article 3 commun aux quatre Conventions de Genève, CICR, 12 août 1949. https://www.icrc.org/fr/doc/resources/documents/article/other/article-commun-conventions-120849.htm
[22] International Criminal Law, RULAC, https://www.rulac.org/legal-framework/international-criminal-law#collapse2accord
[23] Article 5 du Statut de Rome
[24] Article 13 du Statut de Rome
[25] Article 53 du Statut de Rome
[26] Article 15 du Statut de Rome
[27] Article 29 du Statut de Rome