De nos jours, les crimes les plus atroces font office de faits divers. Les millions de Ouïghours, Tibétains et Chinois dans des camps de concentration faisant office, parmi beaucoup d’autres, de main d’œuvre gratuite et de gigantesque banque d’organes pour le marché noir afférent, les tortures, stérilisations forcées et mises en esclavage de masse par la République populaire de Chine, le viol de masse et mutilations sexuelles comme arme de guerre en Afrique, les enfants africains rendus orphelins, soldats et travailleurs dans les mines récoltant les matières premières de nos smartphones (vidéo et reportage), au moins 40 millions de personnes en esclavage moderne dans le monde (Walk Free Foundation) au sein d’une industrie à au moins 150 milliards de dollars (OIT)… Il s’agit d’une atroce réalité à laquelle nous nous sommes habitués et qui anesthésie notre faculté d’empathie à force d’en entendre parler.
Parfois, on s’insurge, que ce soit à l’oral ou en ligne. On s’insurge d’autant plus que cela ne demande pas beaucoup d’effort et que c’est au contraire très flatteur. En parlant du camp du Mal à la troisième personne du singulier ou du pluriel, on se rassure inconsciemment sur le fait que nous faisons individuellement partie du camp du Bien.
LA CONSOMMATION OCCIDENTALE, MOTEUR DES VIOLATIONS DES DROITS DE L’HOMME DANS LE MONDE
La dure réalité est cependant que la plupart d’entre nous sommes personnellement des complices objectifs de ces atrocités. En effet, à partir du moment où nous consommons, nous finançons toutes les étapes qui ont abouti à ce que nous choisissons de consommer et commanditons leur renouvellement. En Occident, nous ne pratiquons plus directement l’esclavage, nous ne commettons plus directement de crimes de masse à des fins financières. Cependant, nous avons sous-traité ces pratiques afin de pouvoir nous en laver les mains. Avoir le beurre (profiter financièrement de l’esclavage et des crimes de masse) et l’argent du beurre (ne pas se salir les mains de manière à penser faire partie du camp du Bien), voilà ce que nous offre le marché actuel avec son vaste réseau dont nous sommes les maîtres d’œuvre et voilà ce que nous avons accepté les bras ouverts.
Il est patent de constater que le sort des Ouïghours, connu et prévisible depuis plus d’une dizaine d’années, a fait en 2020 la une des journaux français au moment des soldes, cette période de surconsommation. En 2020, 20 % du coton mondial vient du Turkestan oriential (Xinjiang) et toutes les grandes marques n’ayant pas de démarche équitable utilisent ce vivier (Uyghur Human Rights Project). Combien, parmi ceux qui se sont insurgés contre le sort des Ouïghours, ont lié la parole à l’action ? Combien ont, au contraire, par leurs achats, participé à rendre rentables les camps de concentration et camps de la mort qui ont contribué à l’élaboration des vêtements qu’ils portent ? Combien se contentent d’effets d’annonces de certaines marques sur l’importation en dehors du Turkestan oriental, sans se demander si c’est mieux dans les nouveaux lieux d’approvisionnement et si d’ailleurs les mêmes Ouïghours ne seront pas transportés plus massivement encore dans ces nouveaux camps ?
L’esclavage moderne est presque la norme de l’industrie du cacao, mais combien ont renoncé à consommer ou se fournir en chocolat dont la source n’est pas certifiée équitable, que ce soit au supermarché, au restaurant ou à la boulangerie ?
On se rappelle encore du prix Nobel de la Paix accordé en 2018 à Denis Mukwege, médecin spécialiste des mutilations sexuelles en République démocratique du Congo. On se souvient de tous ces articles, tous ces tweets, tous ces discours tenus pour saluer son combat. Mais qui a changé son comportement après ce bal de belles paroles ? Plus de la moitié du cobalt mondial vient de la République démocratique du Congo, où 40 000 enfants travaillent dans les mines dans des conditions d’esclavage moderne. Ce pays est le théâtre d’affreux combats pour ces matières premières qui se trouvent notamment dans nos téléphones portables, où les viols et sévères mutilations sexuelles sont « planifiés et mis en scène » (D. Mukwege). Combien de personnes ont cru avoir accompli quelque chose en reportant la nouvelle avec les mêmes téléphones issus des atrocités en question et l’ont oubliée dès qu’il s’agissait de profiter d’un nouveau téléphone et alors qu’il existe une marque qui trace les matières premières utilisées (le FairPhone) ?
Il ne s’agit pas ici de dissuader à partager ces informations, ce qui serait encore pire. L’idée selon laquelle on ne serait pas légitime à faire un constat si cela ne correspond pas à nos actions passées est un sophisme visant à l’inertie. Par exemple, si une personne reproche sur internet à une autre personne de partager une information concernant l’origine du coltran dans la plupart des téléphones portables, en arguant du fait qu’il utilise un tel téléphone, la première personne est hors sujet. Ce fait ne change rien à la pertinence de l’information. Il ne devrait pas correspondre à un moins – arrêtons de s’inquiéter de cela puisque nous sommes tous mouillés – mais à un plus – mettons maintenant nos actions en conformité avec notre indignation. Tout progrès, toute amélioration, est impossible si l’on se concentre sans cesse sur le négatif du passé. Le problème est de croire, pour l’avenir, que cette indignation publique suffit et que l’information ne provoque pas un changement par la suite.
NE PAS ÊTRE COMPLICE DEMANDE DONC UN EFFORT PERSONNEL DE CONSOMMATION
Dénoncer les atrocités, c’est bien, mais il faut donc être prêt à sacrifier un petit confort pour mettre ses paroles en conformité avec ses actions. À défaut, cette dénonciation revient à se mentir à soi-même. Il faut donc faire l’effort de se renseigner sur les conditions d’extraction de la matière première et sur toutes les étapes de transformation des biens de consommation, et enfin de consommer en fonction. Cela vaut aussi, bien entendu, pour les opérateurs du marché qui font partie de la chaîne de consommation, qui doivent avoir le courage de préférer l’éthique au rendement ou à la sécurité financière. Parfois, cela en coûte, en temps, argent ou en plaisir. En effet, cela implique parfois de s’empêcher de consommer un bien dont on aurait envie.
En général, cependant, l’effort est minime. D’expérience, il y a une quinzaine d’années, rien que le fait d’accéder à l’information sur les origines et les lieux de transformation des produits en tout genre était un parcours du combattant en magasin et plus ou moins impossible en ligne. Par ailleurs, les produits étaient rares, pas forcément les meilleurs et les prix relativement élevés. À tous ces points de vue, les temps ont bien changé, notamment parce que l’on peut détourner à fin éthique le nationalisme économique ou la consommation écologique qui ont émergés.
Il est toujours tentant de tourner notre attention vers notre voisin et sa responsabilité à lui. Cette responsabilité peut être réelle, mais penser qu’elle enlève quelque chose à notre propre responsabilité revient, encore, à nous mentir à nous-mêmes. En particulier, il est vrai que les producteurs ont une responsabilité directe dans les violations de droits de l’homme qu’ils commettent et que le travail des ONG et des juristes à leur encontre est primordial. Cependant, entre celui qui commet une atrocité (l’acteur sur place : régime mettant en place un camp de travail, entreprise…) et celui qui finance et commandite cette activité (la chaîne économique, avec au bout le consommateur, qui a le pouvoir ultime), personne ne peut se dédouaner sur l’autre. Or, c’est justement ce que l’on rencontre souvent : il y aurait toujours quelqu’un d’autre qui nous « oblige » à fermer les yeux sur le coût humain de notre activité économique (de consommation ou entrepreneuriale), nous qui serions des êtres bien faibles, sans pouvoir et donc sans responsabilité. Si le marché ne donne pas de solution un minimum éthique à un bien nécessaire, c’est une chose. Cependant, à partir du moment il existe une solution au moins plus éthique à un bien de consommation nécessaire et qui nous est accessible, ou que le bien n’est pas relativement nécessaire et qu’il est possible d’y renoncer au profit ou non d’un autre bien de consommation, chacun est directement et personnellement responsable de l’activité qu’il finance et donc commandite, que ce soit dans un sens positif (activité respectueuse des hommes et de la planète) ou négatif. La responsabilité réelle d’autrui ne diminue pas la nôtre.
De même, nous aimons nous dédouaner de notre responsabilité sur les politiques et nous en servir comme boucs émissaires de toutes nos fautes, spécialement si l’on ne vote pas pour eux. Certes, ils ont une part de responsabilité et les pousser à agir en faveur des droits de l’homme est positif, mais il faut voir la réalité en face. La politique en général sera toujours impuissante face à une économie à laquelle les populations mondiales adhèrent en masse, quelles que soient les personnes « au pouvoir ». Quels que soient nos mots, tant que nos actions susciteront ce système économique international, quelques politiques ne pourront rien face à un système aussi puissant. Chaque consommateur ou acteur économique peut être un acteur du changement à travers sa vie quotidienne. La puissance, c’est nous, consommateurs ou acteurs économiques, qui la partageons. Ce sont nous les commanditaires des produits que nous consommons. Se dédouaner de notre responsabilité en expliquant, en quelque sorte, que les politiques sont les seuls responsables car ils ne nous empêchent pas de commanditer en pratique des violations de droits de l’homme revient à se tromper soi-même.
L’indifférence des consommateurs quant aux droits de l’homme a d’ailleurs un impact direct sur le comportement des marques. Apple est une marque qui se moque quasi-ouvertement des droits de l’homme, mais qui sait très bien qu’on continuera à consommer ses produits malgré tout, car ils savent que les attraits du matérialisme sont plus fort que n’importe quel discours éthique. Apple, Nike et Coca Cola sont accusées de se produire en sucre, en coton et en main d’œuvre dans les camps de travaux forcés du Turkestan oriental, et elles font un immense travail de lobbying pour empêcher qu’une loi passe au Congrès états-unien pour interdire aux marques de se fournir dans ces camps. Elles savent que, sauf si la loi les en empêche, la plupart des consommateurs ne se soucieront pas des origines d’un produit qui satisfont leurs désirs et leur procure un plaisir.
L’ÉCOLOGIE SANS LES DROITS DE L’HOMME EST UN ÉGOÏSME INTELLIGENT
Ce manque de souci du coût humain de notre consommation est d’ailleurs patent dans les milieux qui disent se préoccuper de l’« impact » de leur consommation ou consommer « responsable ». Par exemple, d’expérience, dans les meilleurs magasins bio, l’information sur le caractère équitable des produits n’est pas facile d’accès. Seulement une très faible partie des marques de produits bio s’approvisionnent en cacao, en sucre ou autre, de manière équitable, et celles qui le font ne l’affichent pas en général sur le devant de l’emballage mais au dos en petits caractères. Ce n’est pas une erreur de stratégie commerciale, il se trouve simplement que cette question n’intéresse pas le consommateur lambda, même celui qui consomme bio. D’expérience, les vendeurs férus d’écologie sont perdus lorsqu’on les interroge sur cette question à propos d’un produit. Il faut parfois aller dans des magasins d’alimentation générale pour trouver des produits avec une garantie « commerce équitable ». Dans le textile aussi, le bio est en plein essor et les labels fleurissent, mais trouver des informations sur des garanties sociales est bien plus difficile et les vendeurs de boutiques spécialisées sont parfois perdus lorsqu’on les interroge à ce sujet.
Bien entendu, l’enjeu environnemental est intrinsèquement lié à l’enjeu humain. Lorsque des multinationales polluent sauvagement les rivières et les terres de pays pauvres, lorsque les fleuves s’assèchent, les humains, à commencer par les plus vulnérables, en pâtissent de plein fouet. Bouleverser un écosystème, c’est bouleverser une société. Détruire la planète, c’est s’attaquer à l’humanité. Cependant, se soucier uniquement de l’environnement, c’est, en réalité, être un égoïste intelligent, spécialement lorsqu’on fait partie des jeunes générations. En effet, nous souffrirons tous et souffrons déjà des dégâts causés à l’environnement, ou à tout le moins la famille que nous laisserons en souffrira, alors que, par exemple, la mutilation sexuelle d’une très jeune fille en Afrique pour qu’on puisse acheter notre téléphone moins cher ne nous affecte pas dans notre confort de vie, pas plus qu’elle n’affectera directement celui de notre descendance. Seule la deuxième problématique est nécessairement altruiste. L’altruisme dont les écologistes se targuent est bien artificiel lorsqu’il s’arrête là.
Quant à la souffrance animale, la lutte dont elle fait l’objet est une très juste cause. Elle peut se manifester, par exemple, dans le refus total de la consommation de foie gras. Cependant, certaines échelles de valeurs sont étonnantes. Ainsi, le nombre d’actions contre la fourrure qui ont pu exister, en comparaison du nombre d’actions contre la souffrance humaine dans la même industrie du textile, peut étonner. Un renard semble plus intéresser qu’un petit enfant chinois.
Il est donc dommage que parfois, l’écologie éclipse les droits de l’homme alors qu’elle devrait les soutenir. Cette dérive fut illustrée en 2019 par la malheureuse attribution à Greta Thunberg du Prix Liberté de la région Normandie, en mémoire des soldats du débarquement de 1944 et récompensant un « combat » pour la liberté. Des 15-25 ans du monde l’ont préférée à Raif Badawi, Saoudien torturé et toujours emprisonné pour avoir défendu la liberté d’expression, et à Lu Guang, photographe chinois arrêté au Turkestan oriental en 2018 (avant donc que la question soit à la mode) et à l’époque toujours en prison (et donc un tel prix aurait pu avoir un effet positif sur sa libération possible). On peut être d’accord avec le message général de cette jeune femme, mais la décence aurait voulu qu’elle refuse un tel prix.
La relative hypocrisie des discours écologistes dominants dans les médias est d’autant plus patente lorsqu’on sait que la transition vers des énergies dites vertes consiste en réalité, à polluer à la même hauteur la planète, mais simplement à exporter la source de pollution dans les pays pauvres, au prix de problèmes de santé considérables (cancers…) causés à grande échelle dans ces régions. C’est ce qu’illustre le documentaire La face cachée des énergies vertes (Perez et Pitron, 2020), diffusé sur Arte.
Il reste que les succès relatifs des mouvements écologiques ou animaliers peuvent être reproduits en ce qui concerne les droits de l’homme. D’expérience, chaque action de consommation, notamment si elle est ostensible, peut aboutir à un changement, au gré de tel interlocuteur qu’on a. Il y a par exemple au moins un marque d’habillement qui a adopté un label vraisemblablement du fait que j’ai posé des questions sur l’origine des produits. Cependant, plus nous serons nombreux à nous impliquer au quotidien sur cette question et à le faire savoir, plus l’impact total sera grand.
NE PAS SE CONTENTER D’EFFETS D’ANNONCE NI FAIRE PREUVE DE COMPROMISSION FACE À L’HORREUR
Pour être réelle et sincère, cette démarche doit être mise en œuvre de manière complète et prolongée. Puisque, contrairement à l’écologie, cette question ne nous touche pas personnellement, nous trouvons des prétextes pour ne pas changer nos habitudes. Le sort des Ouïghours commence enfin à être connu du grand public, quelques marques coupent leurs liens directs avec le travail forcé de cette population et il semble que beaucoup considèrent déjà que le problème est réglé et que l’on peut « renouer » avec ces marques (sans n’avoir jamais coupé les ponts). Mais les nouvelles sources d’approvisionnements sont-elles meilleures ? Des camps de concentration existent partout en Chine et les Ouïghours y sont déportés en masse, afin notamment de les éloigner encore plus de leur famille, ou de ce qu’il en reste. En effet, de toute façon, la population locale est remplacée à grande échelle par des Hans déjà très majoritaires sur place, les autochtones sont mis en camps et les enfants envoyés dans des familles Hans pour les petits enfants qui oublieront alors leur famille d’origine. Même s’il ne s’agit que de faire souffrir des dissidents chinois ou des Tibétains à la place des Ouïghours, l’argent rentrera toujours dans ces cercles et les Ouïghours eux-mêmes souffriront tout autant. Quand bien même un élan médiatique ponctuel peut aboutir à moins d’atrocité, le résultat n’en devient pas pour autant satisfaisant.
Il y a quelques années, lorsqu’une étude détaillée a affirmé que Foxconn, fournisseur d’Apple entre autres, mettait ses employés, en théorie volontaires, mais économiquement forcés, dans une sorte de « camp de concentration » privé, Apple a changé de sous-traitant… pour en choisir un autre de vraisemblablement pire. Malheureusement, la « mesure » a fait mouche : le mot-clé « Foxconn » n’était plus utilisé, la conscience des consommateurs était de nouveau anesthésiée et rien n’a foncièrement changé. En ce qui concerne le désengagement de marques du Turkestan oriental en ce moment, il ne s’agit que de poudre aux yeux. C’est mieux que rien, mais c’est bien plus proche de rien que d’aboutir à un résultat satisfaisant.
Un peu moins d’horreur reste une horreur. Nous parlons ici de nos biens de consommation partiellement fabriqués par des personnes déportées dans des camps de concentration puis dont les organes sont revendus au marché noir. De manière très concrète, des personnes trouvent dans des jeans ou chaussures de grandes marques, y compris connues pour leur écologie, des papiers avec des personnes disant qu’ils sont emprisonnés et appellent à l’aide.
Il faut aussi en finir avec l’argument, fallacieux à plusieurs titres, qui consiste à dire que les populations locales sont mieux loties avec ces atrocités qui sont leurs lots que sans l’industrie occidentale. Il s’agit d’abord d’une fausse assimilation entre, d’une part, normes occidentales et, d’autre part, normes internationales acceptées par ces pays et normes nationales de ceux-ci. Les ONG ne demandent que le respect de ces dernières. Il s’agit ensuite d’une fausse alternative entre, par rapport à tout objet de consommation, produire en Occident éthiquement ou produire ailleurs dans l’atrocité. Un label comme FairWear garantit par exemple des conditions décentes de travail dans les pays pauvres et des vêtements « Made in China under fair conditions » existent. En Inde ou au Bangladesh, des personnes travaillent avec des produits toxiques colorant les vêtements, en étant en partie immergés dedans et causant entre autres de graves maladies de peau. L’idée qu’à défaut, ces personnes deviendraient droguées à la colle met par exemple de côté qu’il y a aussi la possibilité de les employer et de les traiter dignement, avec des produits respectueux des hommes et de l’environnement. On peut voir ici une sorte de racisme, au moins inconscient, consistant à voir un Chinois ou un Indien comme naturellement adapté à des conditions de vie qui seraient indignes pour un Occidental. Enfin, on oublie que, par les changements sociaux et environnementaux globaux des industries liées à la surconsommation occidentale engendrent le fait qu’individuellement, travailler dans ces industries devient un moindre mal. Lorsqu’une industrie, riche de la consommation en Occident, pollue les terres, confisque les emplois, participe à la corruption locale et soutient en pratique les dictatures étatiques, de sorte que les populations sont privées d’options convenables, il est extrêmement artificiel d’expliquer que les populations travaillent « volontairement » dans cette industrie.
Quant à l’idée qu’un pays devient plus riche à une échelle plus globale et qu’une classe moyenne émerge dans certains pays, il s’agit d’un sophisme à double titre. D’une part, il consiste à assimiler tous les membres d’un pays : les salariés dont on ne paye pas le salaire, les femmes enceintes que l’on renvoie, les êtres humains qui meurent de cancer…. ne sont pas ceux qui profitent de cet essor économique local. D’autre part, il s’agit de la fausse alternative dont nous avons déjà parlé : ce n’est pas cette exploitation qui suscite cet essor économique, mais… le partenariat économique qui pourrait très bien se faire conformément aux normes locales et internationales.
On entend aussi souvent l’idée selon laquelle, si l’on ne violait pas les droits de l’homme pour fabriquer nos biens de consommation, ceux-ci coûteraient trois fois plus cher. Quand bien même un tel raisonnement serait valable – ce qu’il n’est pas –, il se fonde sur une fausse donnée. Pour ceux qui travaillent avec l’étranger, respecter les droits des travailleurs ne coûteraient pas bien plus cher. D’une manière générale, consommer peu et bien est aujourd’hui de plus en plus accessible et se révèle souvent rentable sur le long terme. Cela le sera d’autant plus que de nombreuses personnes s’impliquent au quotidien. Malheureusement, les magasins et marques éthiques sont parfois en peine et certains font même faillite, faute de consommateurs intéressés par leur démarche. Parfois, cela en coûte, en temps, en argent, en plaisir dont on doit se priver, mais c’est le prix à payer pour mettre ses actions en conformité avec l’image qu’on aime avoir de soi-même.
LUTTER CONTRE UNE HABITUATION AU MAL
Un obstacle majeur à un changement des comportements est l’habituation au mal. Comme nous le disions d’emblée, les atrocités sont devenues des banalités. Esclavage, viols, crimes, génocides… à force d’entendre ces mots, ils perdent, dans les esprits, de leur vigueur. Les réalités qu’ils désignent deviennent des ombres que l’on préfère oublier puisqu’elles remettent en cause notre confort personnel. À force de parler de ces sujets, les cœurs se durcissent. Les gigantesques chiffres dénombrant le nombre de victimes deviennent habituels et perdent de leur impact. Chaque victime devient une statistique, un numéro parmi tant d’autres. Il faut donc faire un effort volontaire pour lutter contre cette tendance qui guette tout un chacun s’il ne la combat pas activement. Derrière chaque café que l’on prend, chaque chocolat que l’on déguste, chaque vêtement que l’on porte, chaque machine que l’on achète, il y a des hommes et des femmes qui ont travaillé, des animaux qui ont vécu, une terre qui a produit. Or, il n’y a rien de plus agréable que de pouvoir vivre selon sa conscience, il y a un très grand plaisir dans le fait de consommer de manière respectueuse des hommes et de la planète.
Tout nous pousse à faire preuve de compromission coupable à leur sujet (se laisser mentir en disant le problème réellement réglé, se dire artificiellement que l’alternative est pire pour les gens qui souffrent, comparer l’inimaginablement horrible à ce qui est encore plus atroce afin d’être présenté comme bon et donc de provoquer un déplacement de l’échelle des valeurs…). Lutter contre cette habituation au mal demande donc de la persévérance, une certaine force d’esprit et une certaine intransigeance. Dans notre monde aux valeurs inversées, on entend souvent la consommation éthique être dévalorisée ou certains produits, comme le FairPhone, faire l’objet d’une critique dont l’agressivité ne trompe pas. C’est parce que le constat est pertinent qu’il énerve autant. S’il agace, s’il fait l’objet de tant d’arguments fallacieux, s’il est tenu pour exagéré, c’est qu’il remet frontalement en cause des intérêts mercantiles importants, mais aussi qu’il dérange le confort de conscience dont il pointe du doigt l’artificialité. Cependant, anesthésier sa conscience au moyen d’arguments fallacieux, ce n’est pas l’apaiser.
Le fait que certains cherchent à faire passer les impératifs éthiques comme irraisonnables montre que le monde a perdu ses esprits et non qu’ils le sont. Il est certes tentant de lâcher prise et de faire « comme tout le monde », mais cela ne rend pas un tel comportement juste. Cette pression sociale à faire preuve de compromission est d’ailleurs spécialement vraie lorsqu’on est jeune et que les « anciens », qui croient mieux connaître la vie, cherchent à enseigner une « sagesse » qui consisterait à faire comme eux. Ceci alors que c’est en partie leur génération qui nous a laissé le monde actuel, que ce soit en ce qui concerne les droits de l’homme ou l’environnement. Pour ma part, contrairement à ce qu’on a pu me prédire lorsque j’étais plus jeune, l’âge est loin de m’avoir rendu plus transigeant sur ma consommation, d’autant plus que consommer éthique est devenu plus facile. Ces leçons de compromission sont une pseudo-sagesse visant en réalité à justifier sa propre « neutralité » face au mal.
En définitive, chacun est libre, dans la mesure de ses moyens, de sa consommation. Chaque maillon des chaînes de production est de même libre de choisir ses sources d’approvisionnement. Il faudra simplement un jour ou l’autre affronter la réalité. Nous aimons dire que les hommes du passé étaient des gens horribles pour avoir pratiqué l’esclavage, pour leur leur racisme, pour diverses atrocités, et c’est un moyen de dire en creux que nous, nous sommes meilleurs qu’eux, que nous, nous sommes des gens bien. Cependant, par rapport aux générations précédentes, nous avons, de nos jours, bien plus d’information sur les camps de concentration, les mises à mort massives, la réalité de l’esclavage et les atrocités commises en zone de conflit dans le monde. Nous sommes aussi bien plus impliqués dans ces atrocités et, par nos choix, nous en tirons probablement plus profit. Et pourtant, nous jugeons tout à fait sévèrement les générations précédentes lorsqu’elles ont fermé les yeux, voire pire. Les jeunes générations, à raison très sévères envers les quelques générations qui ont détruit la planète, ne semblent pas faire beaucoup mieux en matière de droits de l’homme, alors qu’elles sont mieux informées et qu’elles ont une bien plus grande marge de manœuvre en la matière. Dès lors, il appartient à chacun d’entre nous de choisir au quotidien de faire cesser, ou non, la dissonance cognitive dans laquelle nous nous complaisons et de faire partie, ou non, de ceux qui seront jugés sévèrement par les générations futures. Ainsi qu’Annah Arendt l’explique, les pires atrocités parviennent à être commise par une responsabilité diluée où chacun n’est qu’un pion trop faible individuellement pour remettre en cause tout un système. Certes, cette banalisation du mal crée une inertie qui rend peu probable un éveil massif des consciences à court terme et en dehors d’un changement cataclysmique. Il n’empêche qu’il revient à chacun d’agir maintenant afin de pouvoir dire plus tard, ou qu’on puisse dire plus tard de lui, qu’il était acteur du changement ou facteur d’inertie. Et cela commence dès le prochain achat.
Dernière mise à jour : le 5 décembre 2020.
N.B.: Suite aux questions qui m’ont été posées en commentaire ou par message, j’ai publié un billet avec des indications pratiques de consommation pour ceux qui le souhaitent.