L’ABERRATION DE L’HÉBERGEMENT SOCIAL À L’HÔTEL
Lauluca
RÉSUMÉ : Par insuffisance de places dans les centres d’hébergement, la solution privilégiée aujourd’hui est la mise à l’abri des familles en errance dans un hôtel privé. Pour quel coût social et économique ?
MOTS-CLÉS : hébergement, hôtel, politiques sociales, paradoxes
LAULUCA, "L'aberration de l'hébergement social à l'hôtel", La Revue Française de Service Social, n°278, 2020-3, p. 62.
L'aberration de l'hébergement social à l'hôtel (pdf, 81.8 kB) © Lauluca« On m’a dit de voir une assistante sociale, car vous allez me trouver un logement… » Je ne pense plus pouvoir compter le nombre de fois où des personnes sont entrées dans mon bureau pour m’annoncer qu’elles avaient été orientées vers le service social afin d’obtenir les clés d’un appartement sorties de mon tiroir. Que ce soit le malentendu, la lassitude ou encore le désespoir qui les poussent à exprimer cette requête, je me vois chaque jour obligée d’annoncer la mauvaise nouvelle. Je suis désolée, je romps avec une légende du métier de l’assistant social : nous n’avons pas une liste de bailleurs sociaux à contacter pour leur proposer directement la candidature d’une famille. Je ne suis ni agent immobilier, ni propriétaire, ni bailleur social. Face à ces explications, je suis résolument une piètre assistante sociale.
Il m’est arrivé une fois que des gens en détresse me proposent d’appuyer leur demande de logement social moyennant des petits billets en dessous de la table… Cela va de soi, je n’ai pas accepté cet argent (eh oui, fonctionnaire incorruptible !). Dans tous les cas, on pourrait me promettre tout l’or du monde que je ne pourrais pas débloquer une situation avec mes propres moyens. À moins que des collègues providentiels me dissimulent leur botte secrète ? J’entends parfois, lors de mes entretiens, une histoire sur un assis- tant social qui réussit à trouver des logements formidables aux voisins en quelques jours. J’aimerais bien le connaître. De mon côté, ce que je peux vous proposer en tant qu’assistante de service social « classique », c’est de vous aider à connaître vos droits et les démarches pour y accéder : comment faire, où aller, quoi remplir, que veut dire un document, quelle est la procédure…
Tous les ans, un représentant de l’État clame haut et fort son envie de combattre le mal-logement, d’en finir enfin avec cette absurde réalité de plu- sieurs milliers de femmes, d’hommes et d’enfants dormant dehors, dans un hall d’immeuble, dans un squat, une salle d’attente d’hôpital, un campement, le canapé d’un quasi-inconnu, un studio du parc privé à la limite de l’insalubrité dans lequel se serrent sept personnes, dans un pays aussi riche que le nôtre brandissant l’étendard de l’État-providence. Malgré des promesses politiques oubliées trente secondes après les avoir prononcées, des paroles jetées au vent avec démagogie, une bouteille au message vide lancée à la mer, les salles d’attente des services publics accueillant des familles qui souffrent de conditions indignes d’hébergement ou de logement ne désemplissent pas.
Une femme me raconte… Elle a dû quitter le domicile de la personne qui l’hébergeait, chez qui elle vivait depuis sept mois, parce qu’un contrôleur de la caisse d’allocations familiales s’est présenté à son domicile. Face à la crainte inapaisable de voir ses prestations sociales suspendues parce qu’elle hébergeait cette femme et son enfant, sa logeuse lui a demandé de quitter le domicile. Cette personne s’est retrouvée avec sa fille à la rue sans autre moyen d’hébergement. Elle perçoit une allocation de Pôle Emploi du même montant que le RSA, et fait quelques ménages certains jours quand les opportunités se présentent. Elle contacte le 115 quotidiennement, mais il n’y a pas de place. La veille de notre entretien, alors qu’elle était assise sous un abri de bus et ignorait quoi faire, un inconnu l’a abordée. Il lui a proposé de les héberger, elle et sa fille, sur son canapé. Tard le soir, sans alternative, elles ont accepté et l’ont suivi. Lorsqu’elles sont arrivées chez lui, l’homme a précisé les conditions d’accueil : elles ne pouvaient dormir ici que si la mère acceptait des rapports sexuels en échange. Elle a refusé et est partie avec sa fille, pour finalement retourner à la rue. Elle ajoute que ce n’est pas la première fois qu’une telle proposition lui est faite.
Face à tous les dispositifs que nous sollicitons, les demandes d’hébergement et de logement enregistrées, je n’ai pas d’autre solution à proposer à cette femme, si ce n’est dans cette situation de se rendre à l’hôpital pour être à l’abri cette nuit. Rien que le fait de trouver un service qui propose le dépôt de plusieurs bagages, voire la location d’un box à moindre coût pour les personnes sans domicile fixe, est un véritable parcours du combattant.
Après plusieurs semaines de relances quotidiennes, en lien avec l’assis- tante sociale d’un hôpital, nous avons fini par trouver une solution d’hébergement pour cette famille, car l’enfant doit subir une opération nécessitant un repos stable avant et après l’intervention, mais à quel prix. Cet hébergement est un hôtel.
Par manque de places dans les centres d’hébergements collectifs et face au nombre important de familles en errance, la solution qui existe aujourd’hui est la mise à l’abri dans un hôtel privé. L’hôtelier se transforme en gestionnaire et agent de réception d’un lieu d’accueil social. Parfois, quand j’ai des hôteliers au téléphone, à leur façon de me parler, j’ai presque l’impression qu’ils connaissent mieux le travail d’assistante sociale que moi. Untel m’explique : « Moi, je travaille qu’avec le Samu social, je vous conseille de les contacter. » Un autre : « J’ai un étage pour les touristes, un deuxième pour les 115, un autre pour l’ASE. » Placés dans une position de responsabilité déléguée de la mission d’hébergement par l’État, ils se retrouvent inter- locuteurs de l’intervention sociale. Cette solution devrait être temporaire, mais la situation perdure. La sollicitation des hôtels comme compensation face à une carence de structures d’hébergement officielles continue d’être considérée comme normale. C’est rentré dans le quotidien, c’est une orientation banale. Qu’importe si l’État finance une chambre d’hôtel vétuste et bon marché 1 500, 2 000 voire 2 500 euros pour une famille chaque mois. J’ai pu consulter des factures apportées par les familles… Certains hommes isolés vivent également dans ce qu’on appelle communément des hôtels au mois en bénéficiant des aides au logement de la CAF versées à l’établissement commercial…
Ce sont des chambres qui peuvent être entretenues quand les personnes ont un peu de « chance » avec un hôtelier respectueux des règles d’hygiène et de sécurité, mais pour d’autres, elles sont exiguës, non meublées, infestées de divers nuisibles sans que l’on ait les moyens de contraindre un hôtel à se mettre aux normes. En effet, le dispositif est saturé, et nos interlocuteurs du Samu social ne peuvent répondre à toutes les demandes, au vu du nombre de familles en attente… d’une place à l’hôtel. De plus, les familles ne souhaitent pas rentrer en conflit avec les hôteliers par peur de se voir retirer leur place et de se retrouver à la rue. Par conséquent, certaines préfèrent taire les problèmes pour conserver leur chambre.
Un rapport parlementaire publié en 20191 indique : « Depuis 2010, le nombre de places d’hébergement financées dans des hôtels a augmenté de 251 %, 85 % d’entre elles étant situées en Île-de-France. Le coût unitaire de ces nuitées d’hôtels est élevé, malgré des conditions de confort parfois indignes et une quasi-absence d’accompagnement social. » « Malgré une hausse continue des dépenses et du nombre de places d’hébergement disponibles, les capacités des centres d’hébergement semblent aujourd’hui saturées dans certains territoires. À Toulouse, seulement 6 % des appels au 115 sont décrochés tandis qu’à Montpellier, seules 15 % des demandes d’hébergement obtiennent une solution. Dans les territoires tendus, des critères informels de priorisation des publics ont donc été mis en place, si bien que certains profils de sans abri, comme les hommes isolés, renoncent à faire une demande d’hébergement2. »
On ne peut qu’être d’accord avec le diagnostic. Néanmoins, quand on commence à lire en tant qu’assistant·e de service social les solutions proposées dans ce même rapport, elles paraissent démagogiques et traduisent le refus de creuser les causes du problème : « Les échanges que le rapporteur a eus lors de ses visites ont cependant montré que la culture de l’accès direct au logement n’était pas encore bien ancrée chez les travailleurs sociaux et que la croyance en une “capacité à habiter” des personnes était toujours présente. De nombreux travailleurs sociaux de centres d’hébergement ne déposent ainsi pas une demande de logement social pour les personnes hébergées, à la fois par découragement et par méconnaissance des dispositifs d’accès au logement. Le rapporteur estime qu’un plan massif de formation des travailleurs sociaux sur la philosophie du “Logement d’abord” doit donc être mis en œuvre urgemment, à la fois au niveau de la formation initiale et de la formation continue. Par ailleurs, une obligation de déposer une demande de logement social doit être créée pour toute personne hébergée remplissant les conditions légales3. »
Les personnes précaires n’ont pas de logement social parce que les travailleurs sociaux seraient insuffisamment formés. Après avoir été responsables de la dégradation de nos conditions de travail, nous devenons responsables de la crise du logement. Bientôt, nous allons apprendre que nous avons inventé le coronavirus.
Si on suit la logique du rapport, il faudrait se contenter d’orienter, d’accompagner les gens vers une demande de logement social (oui, parce qu’on ne peut pas déposer un dossier à la place d’une personne, à moins d’être son tuteur/sa tutrice…), ce qui réglerait le problème. Or, à moins que je ne me trompe, l’une des raisons de la présence de ces personnes dans un centre d’hébergement, c’est justement qu’elles n’ont pas réussi à accéder à un logement du parc privé ou public, que ce soit par intermédiation locative ou non. Si on s’intéresse à la liste d’attente des reconnus prioritaires DALO, je reste sceptique sur les nouveautés de cette politique du « Logement d’abord ». Je pense qu’on a tous en tête le caractère temporaire des dispositifs d’accueil d’urgence et d’insertion, et que l’idéal, c’est l’accès à un logement sécuritaire et stable, que ce soit pour les personnes isolées ou pour les familles.
Je poursuis ma lecture : « Une part importante des familles sans abri hébergées à l’hôtel (50 % en moyenne) sont en situation irrégulière et ne peuvent juridiquement pas accéder à un logement, même en pension de famille ou en intermédiation locative. Des situations absurdes sont même fréquemment relevées : des familles de sans-papiers, avec des enfants scolarisés, sont hébergées pendant six ans avant d’être enfin régularisées et d’accéder, en quinze jours, à un emploi légal et à un logement pérenne. Si elles n’étaient pas en situation irrégulière, ces familles n’auraient rien à faire dans des structures d’hébergement4. »
Concernant le constat de la présence importante de personnes en situation administrative irrégulière dans les hôtels, on ne peut qu’être d’accord. Alors, pourquoi ne pas régulariser plus rapidement ces familles ? Simple remarque, je ne suis pas sûre que les dernières lois aillent dans le sens d’une accélération des procédures de régularisations sur le territoire français.
Quelques exemples : entrave à l’accès aux procédures de demandes d’asile, allongement de la durée de séjour en centre de rétention où les enfants sont acceptés, mise en place de politiques répressives, remise en question du droit à l’aide médicale d’État par le durcissement de ses conditions d’accès, augmentation des frais étudiants, invention du délit de solidarité, assouplissement du droit du travail, multiplication des refus de titres de séjour et des obligations de quitter le territoire français, adoption d’une circulaire permettant de visiter les centres d’hébergement et de trouver les personnes sans papiers… De nombreux articles traitent de ce sujet épineux sur le site de Mediapart5.
Que représente ce gouffre financier ? Un rapport du Samu social de Paris6 sur le sujet est facilement accessible en ligne, et établit un bilan des dépenses financières liées à la prise en charge des familles à l’hôtel : 225,4 millions d’euros en 2018 en Île-de-France, qui est la région la plus concernée avec un budget en augmentation chaque année. L’État enrichit donc certains commerces parfois peu scrupuleux qui, au vu de la surcharge de travail du dispositif du Samu social, ont peu de comptes à rendre aux collectivités. Cela ressemble à un marché développé sur la misère et en grande partie sur les personnes migrantes. Alors, sur incitation des pouvoirs publics promettant des réservations complètes, investir dans ce business pourrait-il devenir rentable pour une entreprise privée avec un parc hôtelier à bas prix ?
D’après l’article, « L’hôtellerie sociale : un nouveau marché de la misère ? Le cas de l’Île-de-France », « un rapport du ministère des finances avance en 2004 que l’hôtellerie sociale serait globalement plus lucrative que l’hôtellerie traditionnelle, en raison également d’une moindre charge en personnel7 ». Selon le rapport, depuis cette date, des mesures ont été prises pour lutter contre la dérégulation complète du secteur, mais entre-temps, l’explosion de la sollicitation hôtelière ne permet pas une assiduité du contrôle comme les auteurs le souhaiteraient, et ouvre de nouveau la porte aux abus.
Face à ces dépenses explosives, pourquoi l’idée de construire ou de récupérer des logements et hébergements adaptés ne semble jamais apparaître comme une solution envisageable ? L’objectif est-il de maintenir des personnes dans l’assistance et le dénuement ? Si nous réfléchissons sur le long terme, il m’arrive de penser que construire des logements et loger à titre gratuit l’ensemble des personnes sans abri coûterait « moins cher » à la société dans tous ses aspects que le système d’hébergement actuel qui entretient la précarité… Je ne suis pas sûre que les dépenses financières seraient plus conséquentes dans plusieurs décennies si l’on investissait aujourd’hui dans des structures adaptées et dans le recrutement de professionnels du secteur social et médico-social. Je ne suis pas la seule à le penser, à lire le titre d’un article des Échos, qui relate les conclusions d’une expérience menée sur quatre ans auprès de SDF volontaires à Marseille :
« Loger les sans-abris coûterait moins cher à l’État : une étude menée par une équipe des Hôpitaux de Marseille montre qu’un SDF logé coûte environ 14 000 euros par an à l’État contre 17 000 s’il dort dans la rue. » Puis citant un médecin : « Un sans-abri coûte très cher à la société : il va aux urgences, au centre médico-psychologique, en prison, dans des structures d’hébergement temporaire… », explique le professeur Auquier8.
En effet, héberger des familles dans ces conditions durant plusieurs années représente un coût financier qui paraît facilement concevable, au vu du tarif mensuel des chambres, de l’emploi des gestionnaires, du contrôle des hôtels, des rénovations, des travaux, etc. Cependant, on peut parler dans un second temps d’un coût humain exorbitant qui s’y ajoute, dans un contexte qui limite le droit au respect de la dignité des personnes, et au regard du peu de droits et de recours face à leur situation. Ainsi, vivre son enfance dans divers hôtels réduit considérablement l’accès à une vie sociale, à la culture, aux loisirs, et jamais une famille ne pourra s’approprier l’espace de la chambre qui n’est pas une location, donc qui n’est pas vraiment privée. Cela conduit à une absence d’intimité tant entre les membres de la famille que vis-à-vis de l’extérieur. Le développement de la sociabilité et de l’autonomie des adolescents s’en trouve freiné, et à l’inverse, la sur-responsabilisation des plus jeunes est problématique. Enfin, dans un lieu aussi restreint, inconfortable et anonyme, comment empêcher l’augmentation des conflits ?
Pour illustrer mon propos, je peux faire référence à une anecdote racontée par une femme hébergée à l’hôtel avec ses enfants. Celle-ci m’a expliqué qu’un matin, elle avait demandé à ses enfants de sortir de la chambre pendant un instant afin de se changer en préservant son intimité. Un gérant de l’hôtel, mécontent de rencontrer le garçon et la fille dans le couloir, est entré dans la chambre sans frapper pour la réprimander. La mère n’était pas habillée et ne s’attendait pas à cette visite. Elle m’a dit que l’hôtelier n’a pas semblé étonné, et a continué de lui parler comme si de rien n’était, ce qui était d’autant plus choquant pour elle. Cependant, les personnes qui semblent régulièrement marquées par ces intrusions inopportunes sont ses enfants, qui considèrent leur mère non respectée, humiliée, infantilisée.
Les études montrent ensuite la question de santé publique que cela pose. L’instabilité du suivi médical, les obstacles à l’accès aux soins, l’épuisement lié aux trajets domicile/école, autant que l’impossibilité de cuisiner dans certains hôtels, entraînent de mauvaises habitudes alimentaires et une fragilité accrue face à la maladie. Par exemple, les familles qui ne disposent pas d’un réfrigérateur n’ont aucun moyen de conserver des denrées alimentaires. Ainsi, une famille souhaitant garder du lait avait déposé les bouteilles sur le rebord de la fenêtre. Un contrôle du gestionnaire de la chambre lui a fait comprendre que c’était interdit, et les bouteilles de lait ont été confisquées.
Dans ces conditions, le suivi de la scolarité est difficile, ponctué d’absences, de retards, voire d’arrêts de la scolarisation puisque, outre toutes les problématiques précédemment décrites, il y a rarement un bureau et le calme nécessaire pour effectuer les devoirs scolaires. L’insertion sociale et professionnelle des enfants passant par ce parcours d’hébergement est ainsi largement compromise par tous les facteurs liés à la vie à l’hôtel rythmée par des déménagements successifs et par l’éloignement du lieu de vie. Comment se projeter et expérimenter des activités et des loisirs face à l’instabilité de l’hébergement, aux conditions de vie – le manque d’équipements voire l’insalubrité de certains hôtels –, à la précarité financière, à la politique locale de certaines communes discriminantes envers les « familles 115 »9 ?
Ainsi, pendant la canicule de l’été 2019, alors qu’il faisait 37 °C dans certaines chambres d’hôtel, des familles laissaient la porte ouverte pour créer des courants d’air. De même, l’hôtelier est intervenu pour claquer la porte de l’ensemble des pièces puisque, de nouveau, les laisser ouvertes n’est pas autorisé. Il faut aussi savoir que si les personnes hébergées s’absentent pendant une trop longue période, elles perdent le bénéfice de la place au 115. Ceci les oblige à rester confinées dans la chambre, à moins d’une dérogation exceptionnelle.
Les enfants hébergés à l’hôtel peuvent aussi avoir vécu des épisodes de violence intra-familiale, de la maltraitance, de l’isolement familial, et de ce fait, être marqués par des épreuves douloureuses dès leur plus jeune âge. Cette histoire chargée de douleurs et d’affects signifie en réponse un nécessaire besoin de protection.
Par conséquent, je n’ai pas de chiffres à vous présenter ici pour justifier mon assertion selon laquelle les coûts futurs semblent bien plus graves et importants que les profits à court terme pour la société tout entière en raison des retentissements financiers, économiques, sociaux, psychologiques et médicaux. Pourtant, nous ne prenons pas le chemin inverse d’après les éléments exposés dans l’enquête « Adolescents sans logement. Grandir dans une chambre d’hôtel10 ». En résumé, le terme employé d’hôtel « social » fait mal aux oreilles.
« “[…] Être dans un hôtel, c’est un peu comme être enfermé parce qu’on nous traite un peu comme des prisonniers, j’ai l’impression souvent. Parce qu’on n’a pas droit aux visites, enfin, c’est pas comme si les personnes qui venaient nous voir, elles allaient faire quelque chose à l’hôtel, enfin, je comprends pas…” Kouma, 17 ans11. »
Lors d’un entretien avec une mère et ses deux enfants, le plus grand, âgé de 13 ans, me confirme, tout comme Kouma, n’avoir jamais révélé à ses camarades de classe son lieu de vie, et ne pas pouvoir rendre la pareille à ses amis en les invitant chez lui, ce qui le tracasse au plus haut point. Il me dit changer de sujet, mentir quand on lui pose des questions sur son logement. Malgré ses problèmes de comportement en classe, il est par ailleurs un bon élève, compensant le manque d’activités et de sorties par des révisions scolaires assidues. Ses bons résultats sont également dus à la présence éducative de sa mère. Diplômée dans son pays d’origine, elle pousse ses enfants à la réussite pour qu’ils puissent s’émanciper de leur condition de départ.
En conclusion, certaines familles ne sont pas en capacité d’accéder directement à un logement en raison de difficultés sociales, administratives et économiques. Toutefois, je souhaite au moins me permettre de remettre en question le développement et la généralisation du dispositif hôtelier dans la politique d’hébergement des personnes et des familles en errance. Cela ne semble pas être nécessairement une réponse adaptée à des situations vouées à se prolonger dans le temps, c’est-à-dire au-delà de quelques semaines de mise à l’abri.
Dans le numéro 274 de la Revue française de service social, Mathieu Le Cléac’h12 réalise une analogie saisissante entre l’hébergement social d’urgence à l’hôtel et le trou noir en astronomie. À la lecture de l’article, on comprend le parallèle réalisé par l’auteur quand on arrive au constat de l’impensé, de la dissimulation voire de l’invisibilité de cette problématique
dans le débat public et politique. Vivre à l’hôtel est un complet chamboulement des repères spatio-temporels admis dans tous les univers sociaux. On peut préciser que de nombreuses familles migrantes récemment arrivées en France expérimentent à la fois les différences culturelles et sociales du pays d’accueil et l’ovni de l’hébergement social à l’hôtel. Lui-même travailleur social, Mathieu Le Cléac’h en arrive à l’analyse suivante : « Mes hypothèses démontrent la fonction désintégrante de l’hébergement à l’hôtel, à entendre dans sa fonction inverse d’adaptation à un nouveau territoire de vie, aux antipodes de l’intégration sociale et de la reconnaissance citoyenne13. »
Peut-être avons-nous besoin d’espace et de temps pour penser des solutions plus pérennes basées sur des valeurs et des savoirs, afin d’apporter un toit à chacun, pour éviter de fonctionner en permanence dans l’urgence et sans anticipation. Nous avons toutes et tous conscience que comme les maladies peuvent avoir un impact sur la santé globale de la population, la précarité sociale influe sur le bien-vivre et le bien-être du corps social dans son ensemble. Une nouvelle fois, peut-être l’installation de dispositifs anti-rassemblement n’empêchera-t-elle pas les SDF d’exister.
- Nicolas Démoulin, député rapporteur, Conclusions du groupe de travail sur l’hébergement d’urgence, commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, 2019. Disponibles sur : www. assemblee-nationale.fr
- Ibid., p. 4.
- Ibid., p. 6.
- Ibid., p. 4. Remarque d’un collègue assistant social sur cet extrait : quand on connaît le dispositif des pensions de famille, on sait qu’elles n’ont de caractère familial que le nom puisqu’elles s’adressent majoritairement et principalement aux personnes isolées et non aux familles… Le dispositif qu’il aurait été exact de citer serait la résidence sociale composée de logements familiaux.
- Manuel Jardinaud et Mathilde Mathieu, « Migrants : Collomb verrouille son texte malgré les haut-le-cœur de députés LREM », Mediapart, 1er avril 2018.
- Samu social de Paris, Rapport annuel 2018, paru en 2019. Disponible sur : www.samusocial.paris
- Erwan Le Méner, « L’hôtellerie sociale : un nouveau marché de la misère ? Le cas de l’Île-de- France », Politiques sociales et familiales, 2013, p. 11. Disponible sur : www.persee.fr
- « Loger les sans-abri coûterait moins cher à l’État », Les Échos, 1er janvier 2017.
- Odile Macchi et Nicolas Oppenchaim, « Adolescents sans logement. Grandir en famille dans une chambre d’hôtel », Études et Résultats, février 2019, p. 15. Article sur les conditions de vie des adolescents à l’hôtel comprenant des témoignages. Disponible sur : www.samusocial.paris/nos-enquetes
- Ibid., p. 3.
- Ibid., p. 10.
- Mathieu Le Cléac’h, « Le trou noir de l’hôtel, une déformation spatio-temporelle de l’urgence sociale », La Revue française de service social, n° 270, 2018, p. 91-103. Disponible sur : www.anas.fr
- Ibid., p. 12.