Avant de commencer l’écriture de ce texte, j’ai décidé après réception et écoute active d’un conseil éclairé, de redécouvrir en scientifique rayonnante le livre Histoire du Travail Social : de la fin du XIXème siècle à nos jours1 de Henri Pascal. Mes années d’études d’assistante de service social rangées dans un tiroir du passé, je souhaitais ressortir des dossiers de ma mémoire les connaissances acquises pendant mes cours sur les origines et l’évolution de notre domaine professionnel dans l’échelle du temps. Nous allons pouvoir nous transporter instantanément dans une époque assez lointaine. Selon le sociologue, dans le complexe XIXème siècle,des institutions telles que la famille, l’Église ou l’État interviennent dans notre organisation sociale pour aider et soigner les personnes fragiles et dépendantes, quand elles ne sont pas en capacité de subvenir à leurs propres besoins fondamentaux.
Au cours de ce siècle romantique, la révolution industrielle crée une nouvelle classe sociale, la classe ouvrière qui vit dans des conditions sociales précaires et indignes. Les œuvres de charité n’arrivent plus à faire face à cette explosion et cette crise des inégalités sociales. La société française s’est transformée, les liens familiaux et les activités de mendicité ne peuvent lutter contre les questions posées par cette nouvelle pauvreté des travailleurs, accompagnée par la diminution des liens de solidarité. Des acteurs s’organisent pour accumuler des données sur les expériences et les difficultés de la population, pour apporter des droits sociaux, et inventer d’autres formes d’institutions modernes pouvant représenter et professionnaliser l’intervention sociale et caritative. Les travailleurs se forment aux questions sociales et à la recherche d’émancipation, des écoles sont construites, les syndicats apparaissent dans la lutte sociale et des œuvres de charité se renforcent. A partir de la seconde guerre mondiale, l’État développe des politiques sociales institutionnalisant le travail social et ses nouvelles professions. A la lecture de l’ouvrage, dans toute son histoire, le travail social a été confronté au problème des inégalités sociales et à la recherche ardue de solutions pour prévenir les difficultés à se soigner, se loger, lutter contre la maltraitance infantile et l’exclusion sociale. Les services des associations et des villes s’ouvrent et ont pour mission de devenir des lieux d’accueil et d’information.
D’après le sociologue, le travail social tire son corpus de valeurs de diverses sources. Les idées et les actions des courants religieux du catholicisme et du protestantisme sont l’une de ses inspirations morales, car ils investissent dans la charité. Il cite également l’importance du courant de Léon Bourgeois, le solidarisme. L’homme politique propose de réfléchir à un courant de pensée laïc, républicain, se basant sur des concepts de la sociologie pour fonder un État assureur et social. La philosophie politique influence la transformation de l’action sociale.
Dans le rêve du travail social façonné depuis le XIXème, l’imaginaire des penseurs repose sur des valeurs fortes issues du courant philosophique de l’humanisme. Une partie de l’esprit des lumières, les idées de don de soi, de quête spirituelle et d’aide non marchande, traverse et clarifie la discipline. Il inspire des idées et des actions de solidarité et de générosité dans notre société. Ses forces vitales puisent dans la lutte et le refus d’un ordre social inégalitaire, religieux, sexiste et raciste. Les professions du travail social se sont garanties la transmission et la réserve d’un socle de savoirs et de compétences par l’institutionnalisation et l’édification d’établissements, les écoles de travail social. Ses précurseurs, professeurs et scientifiques, alimentent la réflexion et la poursuite de la critique, de l’idéal recherché, puis dessinent une vision florissante2.
A partir de cette lecture, on relève les prémisses de la construction de l’édifice mouvant et bancal du travail social qui doit s’adapter à toutes les nouvelles problématiques sociales faisant basculer le marbre à chaque nouvelle crise sociale. Les premières écoles de formation sont fondées du XIXème siècle à 1914, des diplômes et des professions sont reconnues par l’État entre les années 1914 et 1939, enfin, la profession d’éducateur est créée pendant la seconde guerre mondiale et des politiques sociales sont mises en œuvre. Pendant le régime de Vichy instauré en France, le travail social devient un outil pour les pouvoirs publics confrontés à de graves crises sociales en 1942. Il développe notamment des politiques familiales qui questionnent l’éthique des assistants de service social. Parmi eux certains pensent que les lois mises en place s’opposent à leurs valeurs et ils agissent en intégrant la résistance. Après la guerre, les professions se diversifient, se multiplient, et des diplômes officialisent la validation des cursus de formation. Dans les années 80, les recherches en sciences sociales s’intéressent à l’action sociale et ses intervenants.
Nous sommes de retour dans un temps proche du présent. Les qualités demandées dans la formation et le recrutement de ces professionnels experts du lien social et de l’éducation libre, sortent de l’ordinaire, voire se conjuguent avec l’extraordinaire, dans un monde réel valorisant sur le marché du travail l’ambition, la compétition, voire l’égocentrisme, le moi au-dessus des autres. Nous rencontrons d’autres difficultés humaines. J’ai l’impression que la société nous chante une fiction nous invitant à devenir l’archétype du spécialiste d’une discipline en étant le meilleur dans la reproduction et la valorisation de la répétition d’un modèle en recherchant la symétrie. Le questionnement perpétuel n’est pas d’être unique dans sa différence, mais d’être seul dans son mimétisme ? Dans cette réflexion sur l’avenir du travail social, j’aime me rappeler que la société n’est pas une somme d’individus. Nous avons une histoire individuelle et une valeur dans un groupe. Par ailleurs, on peut analyser les facteurs qui nous unissent, nous rapprochent, ou nous divisent dans nos relations. Le travail de groupe est indispensable à la construction d’idées et d’actions créatives et innovantes. Notre différence est aussi ce qui donne de l’intérêt à l’échange et nous donne envie d’aller les uns vers les autres. Dans une dimension temporelle moins conflictuelle et violente, on pourrait valoriser la capacité de certaines personnes à surmonter les frontières physiques, matérielles et financières, pour les rendre transparentes et franchissables, avec le souhait d’un échange dans une zone sereine.
L’histoire de notre domaine professionnel a été marquée depuis les années 80 par des déceptions. La longue grève des assistants de service social date des années 1989-19923 ; le gouvernement socialiste n’avait alors rien concédé aux mobilisatrices qui demandaient des reconnaissances de diplôme, des améliorations des conditions de travail et s’inquiétaient de l’augmentation de la misère et des orientations inadaptées du contenu de leur travail.
Du point de vue des conditions de travail, l’année 2021 n’a pas été sans événement traumatisant pour la profession d’assistant de service social mais les médias s’en sont faits la sourde oreille. Or, des accidents et des morts ont été comptabilisés dans le silence politique4. Nous faudrait-il davantage de relais pour que nos difficultés d’exercice soient prises au sérieux ? Je pense qu’une autre raison explique l’invisibilisation de notre activité. Nous nous attaquons à certains sujets tabous dont nous n’avons pas envie d’entendre parler car ils feraient disparaître le voile que l’on pose sur la marginalité, la déviance, la maltraitance en cours dans notre société. On préfère ignorer et cacher ces problématiques sociales qui peuvent nous bouleverser à titre individuel mais donner une image écornée de la situation française. De plus, connaître et parler de ces sujets, rend soudainement visible les violences sociales, dont on préfère taire et nier l’existence. En se rapprochant d’un sans domicile fixe, on peut avoir peur qu’il transmette son mal social et nous contamine à notre tour. Cela n’améliorerait pas nos problèmes pour dormir la nuit.
Puis, sur terre, en ce début 2023, une planète bleue est composée d’êtres vivants diversifiés. La profession d’assistante de service social reste mue par une discrétion dans sa parole et ses actes. Elle n’a pas beaucoup d’intermédiaires existants pour se rendre visible dans le champ public, à dessein ou non, et l’opinion ne lui accorde pas un intérêt notable. Un fait divers fait bondir les difficultés rencontrées par un établissement, un département, sur le devant de la scène deux fois dans l’année, quand une information scandaleuse, choquante, est diffusée dans des articles et reportages de journaux généralistes. Le fait marquant retourne dans l’anonymat la semaine suivante. Pour ne pas faire tomber certains faits dans l’oubli, des services de l’Aide Sociale à l’Enfance à Paris se mettent en grève pour alerter et trouver des solutions aux problèmes de vacances de postes et de moyens employés pour mettre en place les mesures éducatives et accueillir les enfants dans des lieux protégés. Des grèves résultent de faits révélés dans des reportages et des agressions qui ont eu lieu dans les services, malgré les diverses interpellations du personnel. Bien que des problèmes signalés par des familles, des journalistes, des particuliers restent souvent sans réponse, sur le terrain des mobilisations apparaissent pour évoquer les pénuries et les difficultés rencontrées pour prévenir et protéger les enfants en danger, ainsi qu’alerter sur les violences subies par le personnel.
Dans la modernité, l’idée est de trouver de la légitimité au travail social, car le risque se présente d’aller vers la disparition des métiers du social et de leur philosophie, au profit de perspectives nouvelles ou anciennes reposant sur une conception du travail ayant pour principes l’excès de contrôle et la responsabilisation accrue de la personne. Les personnes pourraient devenir davantage vulnérables et se diriger vers des solutions alternatives nocives : certaines pratiques de groupes religieux, des produits illicites, des modes de vie marginaux, des activités illégales. Ainsi, les dernières législations diminuent les droits pour les prochaines pensions de retraite et les allocations chômage. Des experts remarquent que les moyens employés pour faire face à la pauvreté et la dépendance ne sont pas suffisants. Par ailleurs, des organismes partenaires de l’action sociale entrent dans une ère où une partie de leurs missions consiste à réguler et dénoncer les comportements, le client doit signer le formulaire de déclarations journalier pour obtenir en échange de l’aide sociale. Dans quelles limites s’interroger sur les situations familiales et avec quels critères ? Les barèmes, tableaux et conditions sont-ils discriminatoires ? C’est une angoisse originelle du travail social interrogée dans le numéro Esprit de l’année 19725. La revue a publié un dossier « Pourquoi le travail social » pendant la saison du printemps. Il ne traite pas des professionnels, des salariés, des fonctionnaires, mais du travail social d’un point de vue théorique. Pour réfléchir au contenu du dossier, plusieurs réunions d’une quarantaine de travailleurs sociaux pendant huit mois ont été organisées. Les thèmes principaux abordés sont les nouvelles formes de contrôle social et le fondement d’une société pluraliste. Nous sommes éternellement pris dans des questionnements similaires sur nos pratiques et face aux mêmes risques depuis cinquante ans, allant vers des mesures avant de revenir vers les précédentes.
1Cf. Henri Pascal, Histoire du travail social : de la fin du XIXème siècle à nos jours, Presses de l’EHESP, Politiques et interventions sociales, 2014, 324 pages.
2 Cf. Ibid.
3Cf. Didier Dubasque, Écrire pour et sur le travail social, « La mobilisation historique des assistantes sociales de 1989 à 1992 », 20/06/2020, disponible sur : https://dubasque.org/la-mobilisation-historique-des-assistantes-sociales-de-1989-a-1992/
4Cf. Professions et travail social, « La profession rend hommage à l’assistante sociale tuée dans l’Aube », ASH, 17 mai 2021, disponible sur : https://www.ash.tm.fr/professions-et-travail-social/la-profession-rend-hommage-a-lassistante-sociale-tuee-dans-laube-669766.php
5Cf. « Pourquoi le travail social », Esprit, avril/mai 1972, disponible sur : https://esprit.presse.fr/tous-les-numeros/pourquoi-le-travail-social/455