Nous n’en n’avions pas franchement besoin mais ces dernières semaines ont rappelé aux enseignants qu’avaler des couleuvres était une compétence requise du métier. Il faut avouer que nous en avons bouffé beaucoup sans trop broncher finalement au regard de l’étendue de l’intoxication.
Nous avons laissé dire que tout était prêt pour la continuité pédagogique en nous égosillant au même moment sur les innombrables bugs de l’inénarrable environnement numérique de l’Éducation nationale ; plaisanté avec nos collègues sur la cueillette de fraises pendant nos vacances-Covid19 ; laissé glisser sur nous les injonctions à nous « réinventer » pour l’école « du monde d’après » une fois passées les innombrables lubies « apprenantes », affronté la campagne de dénigrement savamment orchestrée des médias au ministère sur nos prétendues lâchetés et paresse congénitales de nanti.e.s payé.e.s à vie sans contrepartie.
Je propose de nous féliciter collectivement pour notre stoïcisme et notre patience. C’est sans doute la seule chose un tantinet réconfortante que nous pourrons nous offrir car, pendant ce temps, dans les cuisines de l’Éducation nationale, ça continue de carburer pour imaginer les couleuvres du monde d’après, et ça ne manque pas de piquant.
Á la Dane (service numérique des académies) de Montpellier, on vient d’imaginer des « open badges pour l’agilité pédagogique/Covid19 », les voici, il suffit de les demander.

Cela fait déjà beaucoup réagir sur réseaux sociaux. Je n’ai d’abord pas voulu y croire, mais le fumet pestilentiel m’a rattrapée au réveil, et franchement, ça pue.
On aimerait savoir qui a pu avoir une telle idée, comment il est possible que personne en réunion n’ose faire remarquer l’indécence de cette initiative, comment on peut être à ce point éloigné du monde enseignant pour imaginer que cela puisse les flatter ; surtout à quel moment il a été acquis chez ces gens que nous étions toutes et tous au mieux des produits, au pire, des buses.
C’est pourquoi une fois passé le moment du rire (heureusement on n’a pas encore totalement perdu notre humour), il faut vraiment prendre cette distribution de médailles au sérieux, pour ce qu’elle dit de leur définition de l’école d’après.
Les alertes ont déjà été lancées sur ces questions. Lisez notamment les analyses très fouillées de Christophe Cailleaux et Amélie Hart-Hutasse sur la voracité du monde de l’ed tech, qui n’avait jamais osé rêver plus belle opportunité que cette pandémie pour exhiber son dentier.
Sur le fond, on rappellera une énième fois la ténacité et la cohérence du rouleau compresseur néolibéral qui écrase le peu qu'il nous reste de services publics. La distribution de médailles, comme pour les soignants, est le cache-sexe de l’impératif d’austérité. Il ne flatte que celui qui a sacrifié sa dignité pour exhiber ses atours de winner, une espèce heureusement rare encore dans notre monde.
La médaille se substitue à la revalorisation salariale, et labellise l’individu méritant – ce petit colibri tout mignon – selon une recette désormais bien rodée : diviser pour mieux régner, instaurer concurrence et compétition et donc saper l’esprit collectif et public qui est la condition de nos métiers.
Et puis il y a la forme, la violence des mots ici utilisés, ces mots-creux aux couleurs de layette qui habillent la violence manageriale d’un linceul de soie : « agilité », « explorateur », « passeur », « bâtisseur » ; des mots auxquels on ajoutera désormais « hybridité », « pionniers », « innovateurs » etc.
Des mots tantôt savants, tantôt flatteurs, mais tous évidés de leur sens pour servir la cause d’une nouvelle servitude qu’on espère évidemment volontaire. L’ « agilité » n’est que la version lexicalement édulcorée de la flexibilité, le rêve du néo-management ; l’ « hybridité » est un concept qui prépare l’abandon contraint de son domaine de compétences en fonction des besoins de l’institution.
C’est un projet global visant à déposséder de la dignité au travail, laquelle repose sur notre connaissance du métier, condition de notre capacité d’expertise. Le reste de ces mots ne sont que des flagorneries creuses s’ils sont énoncés en contexte néolibéral.
Pendant que d’un côté, elle opprime et réprime, notre institution pratique une câlinothérapie à moindre coût dont ces médailles sont le reflet. Elles ont l’allure d’une récompense mais le goût du venin.