Une étape décisive est franchie le 1er janvier 1999 puisque c’est à cette date que la France entre officiellement dans l’euro. Mais avant le grand saut, il faut prouver que nous en sommes dignes. […] Les années 1992-1999 peuvent être décrites comme une sorte de deuxième round de Maastricht : les gens d’en haut, armés d’une victoire référendaire obtenue à l’arraché, se durcissent, tandis que les difficultés économiques et sociales s’accumulent pour ceux d’en bas et provoquent, en 1995, l’un des grands mouvements sociaux de l’histoire de France.
Les critères d’adhésion à l’euro revenaient à une acceptation des conditions allemandes : stricte maîtrise de l’inflation, interdiction d’avoir un déficit public supérieur à 3 % du PIB et une dette publique dépassant les 60 % du PIB. Immédiatement après le référendum, une politique de sur-contrainte économique et de contraction budgétaire pèse donc sur la société française. Entre 1993 et 1998, le taux de chômage est continûment au-dessus de 10 %.
Politiquement, l’après-1992, ouvre une phase folle de l’histoire de France. Chirac est élu en mai 1995 sur le thème de la « fracture sociale », dans une ambiance de peur du déclassement. Le nouveau président a promis une expérimentation audacieuse allant dans le sens de la justice sociale. Pourtant, dès novembre, le plan Juppé s’attaque aux retraites des fonctionnaires et à la Sécurité sociale, sur fond de lutte pour l’équilibre budgétaire. Suivent trois semaines de grève qui conduisent à un recul assez large du gouvernement. En avril 1997, Chirac, dans un coup de folie symptomatique de l’époque, dissout l’Assemblée nationale, où il avait la majorité et la perd.
Chirac est un authentique personnage historique, un innovateur de grande classe. Il est l’initiateur d’une pratique consistant à faire campagne sur un thème pour, une fois élu, faire immédiatement son contraire. Mitterrand, en 1981, avait pris des ministres communistes et avait nationalisé. La rigueur de 1983 résulta ensuite de l’échec de ces choix initiaux, à contretemps de l’histoire, mais d’esprit démocratique. Chirac a donc inventé le concept clé de notre période, celui de la comédie de campagne électorale, du programme pour rire. Son meilleur élève fut sans conteste, en 2012, François Hollande. J’avoue ici ne pas comprendre la malédiction qui pèse sur la Corrèze, si admirable de sévérité et de beauté, qui élit des hommes politiques aussi peu droits. Reste qu’après Chirac plus rien, en France, ne sera jamais complètement sérieux. Avec le personnage de « Super-Menteur »⃰, les Guignols de l’info avaient tout simplement saisi l’esprit des temps à venir. Depuis, les électeurs français n’en finissent plus de voter pour des marionnettes, de plus en plus nombreuses et de plus en plus dangereuses.
Emmanuel TODD, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Éditions du Seuil, 2020, pages 179 et 180.
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⃰ Super menteur !
https://www.dailymotion.com/video/x7qhvbv
Baptiste BOUTHIER, Super-Menteur, mascotte des «Guignols», Libération, 26 septembre 2019.
https://www.liberation.fr/france/2019/09/26/super-menteur-mascotte-des-guignols_1753810/
Mickaël BLOCH, Jacques Chirac, le chef d’oeuvre des Guignols de l'Info, Le Journal du Dimanche, 26 septembre 2019.
https://www.lejdd.fr/Medias/jacques-chirac-le-chef-doeuvre-des-guignols-de-linfo-3921893