Le Club Mediapart (avatar)

Le Club Mediapart

Sabrina Kassa, Livia Garrigue et Guillaume Chaudet Foglia sont les responsables du Club Mediapart

Journaliste à Mediapart

26 Billets

31 Éditions

Billet de blog 12 septembre 2023

Le Club Mediapart (avatar)

Le Club Mediapart

Sabrina Kassa, Livia Garrigue et Guillaume Chaudet Foglia sont les responsables du Club Mediapart

Journaliste à Mediapart

Chili, 11 septembre 1973 : « Je n’ai jamais oublié cette soirée et le désespoir de mes amis » 

« Cet événement a changé ma vie ». Il y a 50 ans, au Chili, Salvador Allende était renversé, et la dictature de Pinochet s'installait. Dans le cadre d'un ensemble éditorial de Mediapart sur les mémoires et conséquences de cet événement, le Club de Mediapart a invité lectrices et lecteurs à contribuer à ce morceau de mémoire internationale et collective. La fumée à Santiago, l'accueil des exilé·es, le traumatisme politique... bribes de souvenirs et rémanences, un florilège.

Le Club Mediapart (avatar)

Le Club Mediapart

Sabrina Kassa, Livia Garrigue et Guillaume Chaudet Foglia sont les responsables du Club Mediapart

Journaliste à Mediapart

La semaine dernière, dans le cadre de notre appel à contributions autour de l'année 1973, sous forme de « flashback » et de grand bilan collectif sur les cinquante dernières années invitant à un voyage dans le temps, nous avons invité lecteurs, lectrices, contributeurs, contributrices, à apporter leur pierre à l'édifice de la rétrospective éditoriale sur les effets socio-politiques du coup d'Etat du 11 septembre 1973 (voir l'ensemble d'articles publié côté journal).

Côté Club, nous avons recueilli des bribes de souvenirs qui affleurent toujours, les inflexions imprimées sur les trajectoires politiques, les itinéraires d'espoirs déchus et de luttes renouvelées, les réflexions que cette déflagration politique suscite toujours cinquante ans plus tard, de chaque côté de l'Atlantique. Ces traces du passé dressent aussi le portrait d'une époque et interrogent la nôtre. 

Certain·es ont participé directement à l'édition participative déjà riche consacrée à l'année 1973 et ses répercussions ; d'autres nous ont envoyé, au moyen d'un formulaire les fragments de mémoire qui demeurent. Accueil des exilé·es chilien·nes, Florilège. 

*****

Illustration 1
Koen Wessing, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Sophie, 68 ans, se souvient de l'annonce du coup d'Etat avec ses amis « Latinos », en Californie.

« Californie, 11 septembre 1973. J’ai tout juste 18 ans. En juin, j’ai passé le bac dans une petite ville de Normandie et suis maintenant étudiante sur un campus californien, les yeux écarquillés par tant de merveilles. Je n’ai jamais entendu parler d’Allende. C’est toujours la guerre au Vietnam et les manifestations contre Nixon contraint à la démission l’année suivante.

Le 11 septembre, je rejoins un groupe d’amis pour une fête. Mais les Latinos sont scotchés dans le silence devant un écran de télé. Je garde le souvenir d’un petit groupe de jeunes, mes nouveaux amis, statufiés, horrifiés, qui suivent, debout pour la plupart, les événements dans un silence de plomb. Certains ont les mains devant la bouche, et quelques larmes commencent à couler, par-ci par-là. Je ne comprends pas en quoi ça pourrait bien être important un coup d’Etat de plus en Amérique du Sud. Mais je vois bien que ça l’est, car ils portent la catastrophe sur eux. Je n’ai jamais oublié cette soirée et le désespoir de mes amis. L’horreur de la dictature de Pinochet poursuivra tous les étudiants de ma génération. Le rôle majeur de la CIA et de la politique de containment américaine se gravera dans les esprits. Avant que ce ne soit au tour de l’Argentine, de l’Uruguay et des autres…

Notre génération « dorée » des seventies, entre bombardements au napalm, génocide cambodgien, dictatures fascistes d’Amérique latine, rideau de fer infranchissable entre 2 Europe réputées constamment au bord de la guerre nucléaire, pleurs de joie à la mort de l’indéboulonnable Franco, à la fin des colonels grecs et hurle « Free Nelson Mandela » dans des concerts géants, tout en s’effrayant de la montée en puissance des « sociétés multinationales » comme on les appelait encore à l’époque. Sur ce dernier point au moins, son échec pèse lourd pour les générations suivantes… »

Françoise Pelé, 70 ans, a participé à l'accueil des réfugiés chiliens, à Aix-en-Provence.

« Dans les milieux de gauche, nous suivions avec sympathie l'évolution de l'Unité Populaire de Salvador Allende. Mais si nous savions que celui-ci n'avait pas la partie facile, nous ne nous attendions pas à la brutalité et à la sauvagerie du coup d'Etat qui l'a renversé. Honte aux Etats Unis et aux Multinationales, dont ITT ! Dans la chasse gardée des USA, défense de sortir du néolibéralisme ! Plus tard, sont arrivés en France ceux qui ont réussi à s'échapper. Heureusement, à l'époque, on accueillait bien les réfugiés. Et puis, ceux-là étaient blancs et catholiques… À Aix en Provence, nous avons créé un comité de soutien aux réfugiés chiliens et nous les avons aidés à accomplir les différentes démarches, à obtenir un logement, à apprendre le français. Ce sont devenus des amis, et ils se sont très vite insérés. Mais pour eux, une page était définitivement tournée, et beaucoup de sont jamais retournés vivre dans leur pays, retenus par leurs enfants qui se sont mariés en France. 

Le Chili est enfin sorti des années noires, mais la bête est toujours en embuscade. Ces événements ont changé ma vie, d'abord par les liens qui se sont créés, ensuite par la voie que j'ai choisie en me spécialisant dans l'enseignement du Français Langue Etrangère, que j'enseigne encore aujourd'hui... à des Afghans. » 

Philippe D., 64 ans, se souvient du 11 septembre 1973, dans la cuisine de sa mère, et du traumatisme provoqué par les photos de Paris-Match.

« Mardi 11 septembre 1973. Avant-dernier jour de vacances. Jeudi, j'entre au lycée. À l'heure du déjeuner ma mère allume la radio pour les informations. En direct de Santiago, nous suivons le coup d'Etat tout au long de l'après-midi. Ma mère est atterrée. Et révoltée. Elle m'explique ce que représente Allende, ce gouvernement de gauche démocratiquement élu dans un continent sous dictature. Je n'oublierai jamais cet après-midi là. Le soir (ou était-ce le lendemain) nous avons regardé le journal télévisé, et mis des images sur le récit radiophonique. Nous avons vécu l'événement une seconde fois. Triste rentrée.

La semaine suivante, je tombe sur Paris-Match. Où ? Je ne sais plus. Pas chez nous bien sûr, ce genre de publication ne franchissait pas notre porte. Paris-Match, le choc des photos : celle de la tête explosée de Salvador Allende. J'ai 14 ans, je suis écoeuré, scandalisé. Et depuis cinquante ans, le dégoût que m'inspire ce journal ne m'a pas quitté. Septembre 1973, octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars, 25 avril ; 1974, les oeillets rouges fleurissent au Portugal à la faveur d'un... coup d'Etat militaire ! Démocratie rétablie, gauche au pouvoir ! C'est Santiago à l'envers, c'est le monde à l'envers, c'est l'espoir qui refait surface, ce sont mes convictions politiques qui se forgent. Deux coups d'Etat en miroir, l'un dramatiquement classique, l'autre singulièrement exceptionnel. »

Juan, 84 ans, s'est réfugié en France, après la mort du président Allende.

« En 1973 j'étais au Chili. Après la mort du président Salvador Allende, et après avoir vu des hommes et des femmes  arrêté·es, torturé·es, morts, disparu·es, une collègue m'a prévenu : « Tu seras arrêté ».

J'ai pris l'avion pour Buenos Aires laissant mon épouse et nos deux bébés.  Les organismes internationaux ont fait le nécessaire, et je me suis retrouvé à Paris. La France, pays ami : Accueil, travail, domicile. Peu de mois après, j'ai fait venir mon épouse et nos enfants, et nous avons rencontré l'amour et l'espoir. Merci, France ! »

François G. a découvert la réalité chilienne, en 1975, dans une bibliothèque à Rouen, à l'âge de 16 ans.

Nous sommes en 1975, j’ai 16 ans. Je suis en première, dans un lycée catholique. Je choisis un thème d’exposé, ce sera le Chili. Je découvre la bibliothèque d’études de Rouen. Je découvrirai plus tard qu’elle possède le troisième fonds ancien de France. J’y reviendrai souvent. Pour le moment, je cherche à établir ce qui peut l’être. Je ne sais pas bien qui est Karl Marx mais mon père lit alors Témoignage chrétien et Politique hebdo. Je découvre que l’on peut être fidèle à ses idées politiques jusqu’à en mourir. Et que les États-Unis sont prêts à tout. Mais je n’ai pas de héros politique. Je découvre aussi que l’espoir est un oiseau fragile. J’écouterai Allende de Léo Ferré. Je me réjouirai en 1981, tout en sachant confusément que Mitterrand n’est pas de la même gauche. Mais je regretterai quand même Lionel Jospin. Puis je me réjouirai du lyrisme de Mélenchon. Je serai allé régulièrement marcher dans la rue pour dire que je ne suis pas d’accord en chantant des chansons. Que reste-t-il de ces vocalises ? »

Sarasate, 71 ans, se remémore combien l'événement l'a marquée, a transformé sa vision du monde, et a continué d'infuser à travers des films et chansons. 

« Autant je me souviens exactement de l’endroit où j’étais et de ce que je faisais le 11 septembre, autant je n’ai aucun souvenir de la journée du 11 septembre 1973, dans l'année de mes 21 ans. Et pourtant, cette tragédie m’a profondément marquée pour de multiples raisons : parce que, à nouveau, la cruauté des hommes se manifestait sans limite, parce que je découvrais naïvement que l’immense majorité des hommes d’église se rangeait du côté des tortionnaires, parce que la victoire d’Allende qui avait suscité tant d’espoir 3 ans auparavant se terminait dans le sang.

Outre celui d’Allende, un nom alors a résonné mondialement : celui du chanteur Victor Jara que nous avons, pour beaucoup d’entre nous, découvert à ce moment là. Julos Beaucarne a raconté son calvaire dans sa chanson Lettre à Kissinger.  

Tout cela a totalement transformé la vision du monde de beaucoup d’entre nous. En 1975 est sorti dans des salles d’Art et Essai encore nombreuses à Paris à cette époque le remarquable documentaire La Spirale d’Armand Mattelart. Plus tard, nous avons appris que Margaret Tatcher était une grande amie de Pinochet. Plus tard encore, que Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976, avait profité de l’installation de la dictature au Chili pour tester ses théories néolibérales avant de les faire adopter dans presque tous les États du monde. Difficile alors de ne pas comprendre qu’entre ces tenants du laisser-faire économique et les pires dictateurs, la différence est extrêmement ténue et le basculement toujours possible. »

Gilles Boitte, 65 ans, relate son évolution politique après le choc du 11 septembre 1973. 

« En mars de cette année-là, j'avais participé à la grande grève lycéenne contre la réforme des sursis. J'allais bientôt avoir 15 ans, je venais d'entrer en classe de Seconde. En fin d'après-midi, ce sinistre mardi 11 septembre, un flash à la radio annonce l'attaque du palais de la Moneda par des troupes terrestres et par l'aviation militaire. Je vois encore où était posé le transistor qui m'a appris la nouvelle. Je ne suis pas l'enfant d'une famille militante, mais je sais que ce coup d'Etat contre le gouvernement et le président de l'Unité populaire est grave. Pour les Chiliens d'abord. Mais aussi pour l'union de la gauche en France. C'est le programme très avancé de l'Unité populaire qui a convaincu les Etats-Unis d'Amérique et la droite chilienne de commettre ce crime.

J'adhère au Mouvement de la Jeunesse communiste. Je participe à l'instance lycéenne d'un mouvement pédagogique. Je vais chaque mois à Paris. Une camarade de la JC m'entraîne dans un meeting à la Mutualité. Une jeune militante chilienne raconte qu'elle a été atrocement torturée : « Je ne pourrai jamais être mère » dit-elle. Comme des centaines d'autres dans la grande salle de la Mutu, je pleure et je crie ma solidarité avec les martyrs chiliens.

Il faudra du temps pour digérer ce choc. Peut-être jusqu'à la Révolution des oeillets, preuve que nous ne sommes pas condamnés à l'échec. C'est ce dont je suis persuadé à l'époque.

Le concert des Quilapayun à la fête de l'Huma de septembre 1974. Toute la foule chante « El pueblo unido ». Je ne le sais pas encore mais, des années plus tard, devenu Pantinois, je croiserai souvent Sergio Ortega, le compositeur de  « El pueblo », de « Venceremos » et tant d'autres titres. Devenu le directeur l'École nationale de musique de Pantin, Sergio me désigne un jour deux élèves « prodiges », ce sont les jumelles Ziouani, Fettouma et Zaia. Dans mon Panthéon personnel, Sergio Ortega est un passeur. Passeur d'espoir, passeur de talents. »

Edamane, 68 ans, a milité, chanté, monté des spectacles de rue, inondé Pinochet de cartes postales dans l'espoir de faire libérer des Chiliens de geôles de la dictature... 

« En septembre 1973, j’ai 18 ans, je suis au lycée Honoré de Balzac, à Paris, marqué à gauche, très à gauche, et notre quotidien se compose de réunions, d’AG, de manifestations impromptues et de coups de poing contre « Les Fachos » toujours en embuscade. Nous suivons déjà l’expérience chilienne comme un espoir de renversement de la mainmise nord-américaine sur le continent sud-américain.

Dès le lendemain du coup d’état, un petit groupe d’entre nous se réunit et monte rapidement un spectacle de rue, sur le coup d’état, que nous jouons dans tous les endroits animés de notre part de Paris : à Saint Lazare, sur les Grands Boulevards, Place Clichy, etc... Je me souviens de « la bête immonde qu’elle secrète en son sein : La CIA ! » et des masques noirs grimaçants que portent mes camarades chargés de représenter les affreux. Je tiens une caisse claire et scande les tableaux de roulements de tambour. À la fin du spectacle, nous chantons « El pueblo, unido, jama sera vincido ! ». Puis je file chez Edith Perret, tout près de l’Elysée, coller des timbres sur des cartes postales qu’on envoie par sacs postaux entiers à Pinochet, pour dénoncer les incarcérations.

Cela fera libérer quelques personnes des geôles chiliennes, mais on ne récupèrera pas les nombreux disparus.  L’année suivante, en hypokhâgne dans le même lycée, notre prof de latin est un chilien récemment arrivé. Nous l’admirons tous en secret. Un jour que les « Fachos » sont venus faire le coup de poing, il les course et les fait fuir, s’en tirant avec un filet de sang sur le front. Il reprend son cours et nous le contemplons comme l’homme le plus courageux de la terre. »

*****

Ce billet est évolutif. Il est toujours possible d'envoyer vos contributions ici