Cet article a été initalement posté ici : http://ledore.overblog.com/abercrombie_1
Suite à la décision récente d’enlever les tailles XL et XXL de ses rayons, l’enseigne de prêt à porter Abercrombie et Fitch a subit une avalanche de critiques. Cependant, cette marque est relativement coutumière du fait : en cause, une tendance à se focaliser jusqu’à l’extrême sur une clientèle et un personnel jeune, aisé et branché à la peau claire. (Pour plus d’informations sur les faits : cet article de Rue 89).
On a ainsi, comme souvent lorsqu’on parle de la politique d’une marque, trois grands types de réactions :
- Ceux qui pensent qu’une entreprise doit-être libre de définir son modèle économique. Quitte à ne pas le soutenir personnellement ou à appeler au boycott.
- Ceux qui pensent qu’on doit réguler, ici obliger les marques à vendre une certaine gamme de taille.
- Ceux qui s’en foutent, sûrement les plus nombreux, que nous laisserons de côté.
Il pourrait être intéressant d’étudier le pour et le contre des deux approches dans ce cas précis. Mais il ne s’agit que du débat classique « liberté économique vs régulation » : rien de vraiment nouveau, nous n’en parlerons pas. On pourrait aussi parler du bien fondé moral à discriminer un certain type de personne, ici les gros, mais il y a consensus : la discrimination c’est mal !
Plutôt que d’étudier ce que le débat dit, nous allons essayer de déterminer ce qu’il veut dire. Pour ce faire nous allons devoir revenir sur son origine : la politique produit/marché d’Abercrombie.
Positionnement produit :
Malgré leurs désaccords sur les mesures à prendre (ou leur absence), la plupart des commentateurs se rejoignent sur un point : la politique d’Abercrombie ne serait qu’une version dévoyée de la segmentation très exclusive des produits de luxe. Nous allons montrer qu’il n’en est rien. Mais auparavant, il est nécessaire de poser quelques notions basiques d’économie.
Je préfère prévenir tout de suite, c’est assez basique et schématisé, je ne compte pas expliquer toute la micro-économie en une page, je conseille d’ailleurs à ceux qui maitrisent ces notions de sauter jusqu’à la prochaine section.
Les premiers calculs économiques étaient basés sur l’existence d’un produit unique non différencié entre concurrents, n’évoluant pas dans le temps. Les facteurs variables étant la nature de la demande, le nombre de concurrents et leurs divers coûts de production. Avec un arbitrage final sur les prix et la quantité.
A partir de l’entre deux-guerre, la qualité et la non-staticité du marché commencent à être pris en compte. On a donc l’apparition des concepts de progrès technique (modèle de Solow), et de l’idée de positionnement stratégique du produit, et de segmentation du marché. C’est elle qui va nous intéresser.
L’idée de la segmentation est assez simple, il s’agit de proposer des produits différenciés afin de « découper » la courbe de demande. On va ainsi distribuer des produits quasi-substituables mais de qualités diverses.
Tout le jeu étant alors de différencier avec un surcoût minimal : c’est là que le marketing entre en jeu.
En effet, si le prix est une donnée purement objective, la qualité peut-être quelque chose d’extrêmement flou et subjectif, qui va bien au-delà de la simple qualité technique, l’image de marque ou le design sont des critères extrêmement subjectifs. Tout le jeu va donc consister à se positionner de manière cohérente pour équilibrer les marges et la taille du marché.


Concurence parfaite ou en monopole et explication de la segmentation
Luxe et masse :
Maintenant que quelques bases sont posées, nous pouvons donc revenir à nos moutons (je ne parle pas des consommateurs) : le positionnement luxe d’A&F.
La définition du terme luxe est variable et sujette à controverse, nous nous contenterons d’en garder trois caractères de base : on considère qu’un produit est luxueux s’il est exclusif (petites quantités), superflu (en partie au moins) et prestigieux (au moins pour la personne l’utilisant). La qualité technique si elle est couramment associée au prestige et à l’exclusivité n’est pas une condition nécessaire pour autant.
Ce qui est intéressant, c’est qu’en combinant habilement publicité et prix élevés, il est possible de créer du luxe, sans caractéristiques produit hors du commun (exclusivité par le prix, caractère superflu par rapport au prix , et prestige du à l’image de marque). C’est ce que certains appellent le « faux luxe », alors qu’il n’en est qu’une version radicale (Zadig&Voltaire par exemple). Ce modèle combine marges très élevées et volumes faibles. C’est à lui la plupart des commentateurs ont rattachés A&F en disant qu’ils compensent l’exclusion d’une grosse partie de leur clientèle par des marges élevées, avec des vêtements de qualité objectivement médiocre. C’est faux.
En effet, contrairement aux véritables marques de luxe, A&F relève de la consommation de masse, et plus précisément, ce qui est qualifié du doux nom de « masstige » contraction de masse et de prestige, soit le luxe sans exclusivité : il s’agit de vendre du luxe à une population étendue. Bel oxymore. La population visée par ce « masstige » correspond à la moyenne et haute bourgeoisie, voir même à une partie de la petite bourgeoisie, soit environ 30 à 40% de la population.
En soi, cela n’a rien d’extraordinaire, le luxe est extrêmement vendeur et tout le monde voudrait en draper son produit, ce qui est difficile, c’est de créer un sentiment d’exclusivité ex-nihilo, même la meilleure campagne marketing aura bien du mal à atteindre cet objectif. Et c’est là qu’entre en jeu le génie d’A&F, faire de l’exclusion de quelques-uns un succédané d’exclusivité. En effet, en se coupant de manière ostensible d’une petite partie de sa cible potentielle, ici les grosses (ou même dans une moindre mesure les gens de couleur), la marque créé l’impression qu’elle s’adresse à une élite, renforçant ainsi son prestige et donc sa « qualité subjective », ce qui lui permet d’augmenter ses prix (tout en restant cependant dans des gammes de prix inférieures au luxe réel).
Ce qui est beau, c’est que les populations réellement exclues sont en réalité bien plus petites qu’il n’y paraît : le taux de personnes en surpoids ou de couleur est plus faible dans les classes moyennes et supérieures que dans la classe populaire : la majorité des « exclus » l’étaient déjà de facto par le prix.
(je n’ai pas de données précises sur la corrélation pauvreté/surpoids ou couleur/pauvreté en France, j’induis cette donnée de mon expérience : à prendre donc avec des pincettes)
Conclusion :
Abercrombie et Fitch ne fait qu’aller au bout d’un modèle en théorie absurde, le luxe de masse. En remplaçant l’exclusivité prestigieuse du luxe par l’exclusion affichée de quelques-uns, ils arrivent à mêler masse et unicité mieux que personne. Reste à voir s'il seront en mesure de conserver cette stratégie sans tomber dans l'excès inverse
Après cette article un peu "bizness", je parlerai de ce qui sous-tend cette démarche et le rejet qu'elle provoque dans un second article. Ça discutera libéralisme, méritocratie et droits de l'homme (entre autre).
Si vous voulez reprendre tout ou partie de ce texte, demandez le moi sur mon blog overblog, normalement pas de problème tant que vous mettez un lien vers son adresse et mon pseudo.