Le 17 avril dernier, nous avons eu droit à la diffusion de Legend of the Sea Devils, pénultième épisode de Jodie Whittaker dans le rôle de la Doctoresse mais aussi de Chris Chibnall, showrunner actuel de la série. Les critiques des fans tournent autour de la banalité de l’épisode, qui ne propose rien de neuf, reste terne et n’a pas un script très intelligent. Certain’e’s se réjouissent tout de même que la relation entre Yaz et la Doctoresse se précise, offrant officiellement pour la première fois un amour homosexuel à ce personnage iconique de la télévision britannique qu’est Doctor Who.
Ce n’est cependant pas de tout cela dont nous allons parler. Mais pour mieux comprendre la critique que nous mènerons, voici d’abord un peu de contexte.
The Sea Devils est un épisode en six parties de la série classic de Doctor Who, diffusé pour la première fois de février à avril 1972 et offrant aux « diables des mers » leur première apparition lors d’une aventure du Troisième Docteur. Ce qu’il faut retenir de ces créatures, c’est qu’elles sont nuancées, comme d’ailleurs presque toutes les races d’extra-terrestres – ou d’intra-terrestres – sorties de l’esprit de Malcolm Hulke, le scénariste de cette histoire.
En effet, les Sea Devils – espèce cousine des Siluriens, reptiliens créés par le même scénariste – régnaient sur la Terre avant les humains, puis sont entrés en hibernation pour s’abriter d’une catastrophe naturelle. Des colonies refont surface généralement lorsque les activités humaines viennent perturber leur sommeil. Au réveil, leur première réaction est souvent de vouloir reconquérir la Terre aux singes qui la dominent. Mais un compromis peut sembler possible, et c’est le cas dans The Sea Devils.
« Mac », leur créateur, était un fervent socialiste. Dans les années quarante et cinquante, il fut membre du Parti Communiste. De manière très active dans sa jeunesse même, au sein de la Young Communist League. Lors de son travail d’écriture sur Doctor Who il n’était plus au Parti, mais était syndiqué dans la Writer’s Guild of Great Britain. Athée, il fut enterré sans prêtre en 1979.
D’après Katy Manning – l’actrice ayant incarnée Jo Grant, compagne du Docteur lors de The Sea Devils – la politique dans la série était centrale pour Mac. A propos de son travail sur la série, il a lui-même affirmé : « Il faut se rappeler ce que veut dire politique, c’est un mot qui se réfère à la relation entre deux groupes de gens. Il n’est pas nécessaire de parler de droite ou de gauche… Donc tout épisode de Doctor Who est politique ; même si l’autre groupe est constitué de reptiles, ça reste un groupe de gens. »

Malgré le fait que la production de l’épisode de 1972 s’est faite en partenariat avec la Royal Navy, pour l’accès aux lieux de tournage et aux équipements, le script reste fondamentalement internationaliste et pacifiste. La première réaction du Docteur, en rencontrant une des créatures, est « Je ne vous veux aucun mal ».
De retour auprès des officiers militaires, il plaide tout de suite pour une issue pacifique, et insiste tellement qu’il est autorisé à aller parlementer. Il propose aux reptiles de « partager la planète ». Loin de la première impression que l’on a eu de l’espèce, les Sea Devils acceptent de réfléchir devant le discours du Docteur. Mais d’abord soulagé, celui-ci va vite désenchanter. Là-haut, au chaud dans les bureaux, un secrétaire du gouvernement est arrivé et veut à tout prix la guerre. Il ordonne un bombardement qui rompt la confiance qu’ont les Sea Devils envers le Docteur.
Jusqu’au bout, notre héros tente la désescalade. Alors que le secrétaire s’apprête à lancer une frappe nucléaire, le Docteur dépité condamne lui-même l’espèce reptilienne, après une dernière demande de compromis aux reptiles.

Toute cette nuance et cette intelligence n’est malheureusement pas réapparue en même temps que les Sea Devils lors de l’épisode qui fêta leurs cinquante ans. Dès les premières actions de la première créature que l’on voit à l’écran, c’est assez clair : elle tue sept personnes à la suite sans aucune raison, là où les Sea Devils tuaient avant seulement par stratégie. De tout l’épisode, jamais la Doctoresse ne tentera l’apaisement. Elle pose juste quelques questions sur les motivations des créatures marines, mais ne cherche pas de solution qui fonctionne aussi pour l’espèce reptilienne.
Leur chef, enfermé au début de l’épisode dans une statue, s’impose tout simplement auprès du public comme autorité parmi les siens. En 1972, il n’y a justement pas de Sea Devil plus gradé que les autres, ou ce n’est en tout cas pas visible. Malcolm Hulke nous parle de peuples, Chris Chibnall nous parle de figures. On n’en saura d’ailleurs pas plus sur ces grands personnages (pirates), si ce n’est qu’il et elle nous évitent de parler de conflits sous un angle social.
Une fois en quarante-cinq minutes, la morale semble refaire surface : « Vous n’aviez pas à le tuer » dit la Doctoresse à un pirate qui achève un Sea Devil. Mais quelques minutes plus tard, le compagnon Dan, censé être une balise morale dans la série, est fier d’en tuer cinq d’un seul coup d’épée. Parallèlement, cinquante ans plus tôt, le Docteur réagit rapidement à un soldat britannique qui veut tuer un Sea Devil en lui disant de ne pas le faire. On est ici face à un problème récurrent dans les épisodes de Chibnall : la Doctoresse n’est pas proactive dans ses aventures, elle se contente d’observer. La morale du personnage, sans cette part d’engagement, devient alors une simple posture.
Autre problème moral, toujours récurrent dans les épisodes de ces dernières années : elle accepte qu’un autre se sacrifie à sa place. Ici encore, une grande passivité face aux événements. Mais on s’éloigne légèrement du sujet.

Nous conclurons brièvement : Legend of the Sea Devils détourne complètement le concept de base de ces créatures, et plus généralement des Siluriens. Ce qui est assez dommage car Chibnall avait déjà écrit pour les Siluriens, et de manière plus nuancée et fidèle à l’idée de départ. Force est de constater que cet épisode n’est pas isolé, et que toute la série est politiquement malmenée récemment. Nous aurons l’occasion de développer cet argument plus en détail dans de futurs billets de blog.
Merci de votre lecture, et continuez de regarder Doctor Who malgré tout.
Sources et Pour aller plus loin :
Doctor Who and the Communist : the writing and politics of Malcolm Hulke
Doctor Who and the Communist: the work and politics of Malcolm Hulke (1924-1979)