L’UMP s’excite sur trois pages de manuels scolaires où il est écrit, oh blasphème! que l’identité sexuelle ne se résume pas à la biologie et est socialement construite. Les 80 députés reprennent une vieille antienne: les théories du genre ne sont que blabla philosophique et n’ont rien à voir avec la science.Une position qui révèle une ignorance crasse autant qu’une naïveté idéologique déroutante. Si on ne peut rêver qu’ils révisent les classiques du « genre », on leur recommandera en guide de travaux pratiques, d’aller voir Bridesmaids, petit bijou transgenre made in Hollywood sorti cet été, ou de regarder le dernier clip de Lady Gaga.
Entendons nous bien : PERSONNE aujourd’hui ne peut contester le caractère socialement construit de l’identité sexuelle et des notions de masculin et féminin. Le B-A-ba du relativisme culturel amène déjà à comprendre que ce qui est masculin ici ne l’est pas forcément là-bas (le kilt, anyone ?)… Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir tous les jours à l’œuvre l’assignation de genre dès avant la naissance de l’enfant – on peindra la chambre du garçon en bleu, celle de la fille en rose. On achètera des dinettes pour les petites filles et des camions de pompiers pour les garçons. On encouragera les filles à étudier les lettres, les garçons les maths et le sport, les filles à rester sages à la maison, les garçons à partir à la conquête du territoire et à se battre… Tout ceci est non seulement extrêmement documenté par les sciences sociales, mais observable à l’œil nu pour peu qu’on n’ait pas d’œillères : rien n’est justifié biologiquement dans ces choix (on ne demande pas au bébé s’il veut sa chambre bleu ou rose…) et au contraire tout est affaire de pression sociale et parentale… Récemment dans un magasin de vélo parisien, j’ai vu un grand-père et le vendeur de vélo s’entendre pour forcer un gamin de 7 ans à choisir le casque bleu avec des voitures dessus, alors que le petit bonhomme préférait le blanc avec des animaux … « Ah non, ça c’est pour les filles, crois moi pour les garçons c’est mieux les voitures… » lui dit le grand-père, approuvé par le vendeur, d’un ton rédhibitoire.
La naïveté idéologique de l’argumentaire des députés, c’est cette sacralisation de la science pour justifier une position idéologique, comme si la science était seule détentrice d’une vérité objective, indiscutable et éternelle – comme si les vérités scientifiques n’évoluaient pas avec leur époque (et parfois à rebours, ou en invalidant les vérités qui les ont précédées), bref, comme si l’histoire des sciences et l’épistémologie n’avaient jamais existé et démontré que tout discours scientifique est porteur d’une idéologie.
L’ignorance crasse de ces mêmes députés, c’est de ne pas savoir que précisément ce débat du genre est un débat scientifique, et que la science est au cœur du genre.
Tout d’abord : iln’y a aujourd’hui AUCUNE justification scientifique indiscutable aux constructions culturelles du masculin et du féminin. Les rares études qui tendent à naturaliser ces différences, par exemple en observant les différences physiques entre le cerveau des hommes et des femmes, si elles constatent en effet des différences (les fameux cerveaux droits et gauches, le pragmatisme rationnel pour les hommes, les approches émotionnelles pour les femmes, ou parfois l’inverse !…), n’expliquent en rien pourquoi ces différences sont là. Tous les neurologues savent que le cerveau est une entité malléable, dont les zones se développent plus ou moins en fonction de l’expérience des uns et des autres. Comme les corps des athlètes se développent en fonction de leurs spécialités, c’est parce qu’on inculque aux hommes une manière « masculine » de penser que leur cerveau prend des caractéristiques dites « masculines», idem pour les femmes. On est dans la pure tautologie.
De la même manière, si la testostérone semble conférer des attributs dits masculins (force, agressivité, puissance), rien ne justifie scientifiquement que ces attributs soient considérés comme masculins : tous les hommes ne sont pas également « dosés »en testostérone, certaines femmes en ont plus que certains hommes, et le taux de testostérone, un peu comme le cerveau, évolue lui aussi en fonction de l’activité, de l’alimentation, etc… (plus on fera des activités physiques, plus l’on sécrète de testostérone) – pas étonnant dès lors que des filles que l’on encourage à rester à la cuisine et à manger de la salade plutôt que d’aller se défouler sur le terrain de rugby et manger des entrecôtes se retrouvent au final moins « dotées » en testostérone. A nouveau, on est dans la tautologie et le réductionnisme, qui ne résistent pas à l’analyse. Depuis les femmes soldats participant aux tortures d’Abou Graib, jusqu’à la montée en puissance de la délinquance juvénile des filles, on sait que ni la violence, ni la cruauté, ni l’agressivité ne sont l’apanage de la testostérone ou du masculin.
Précisément les sciences du genre ne sont pas les filles de la philosophie mais bien plutôt de l’épistémologie, de l’histoire des sciences, et décortiquent (d’aucuns diraient « déconstruisent ») ces discours scientifiques pour mieux révéler leurs limites – et l’idéologie qui les habitent.
Ainsi, il faut lire les passionnants articles de Donna Haraway, récemment traduits en France (« simians, cybors and women » FA Books). Cette primatologue convertie aux gender studies démontre comment l’on a instrumentalisé le regard scientifique sur les primates afin de trouver des solutions de« management social », à l’ère du développement du taylorisme et du règne du capitalisme industriel et financier. Elle démontre comment, financées par des instituts clairement conservateurs et proches des industriels, les premières recherches sur les primates ont privilégié un regard masculin et bourgeois dans l’objectif de justifier un ordre social dominant. Ce regard masculin s’est lui même focalisé sur le rôle des mâles alpha dans l’organisation sociale des singes, dessinant une « société primate » dont l’ordre était maintenu par la soumission des femelles et des autres mâles. Très vite heureusement, des femmes primatologues ont démontré – pour faire simple - que cette vision biaisée était loin de la réalité et négligeait le rôle fondamental des femmes dans la société primate.
Il faut lire également la passionnante enquête de Arnold Davidson, « l’émergence de la sexualité » (Harvard University Press, traduit en français), sur l’apparition du concept même de sexualité et de son corollaire, la perversion. Dans son étude qui se lit comme un roman policier, on découvre comment le concept de sexualité est le fruit d’une ébullition scientifique sans précédent dans le dernier tiers du 19e siècle et le début du vingtième – de l’apogée de l’anatomie au développement de la psychiatrie. Auparavant, il y a des actes sexuels, plus ou moins réprimés par la morale religieuse et sociale – mais il n’y a pas de sexualité au sens d’une organisation biologique, normative d’un instinct sexuel. La sexualité n’apparaît qu’en ce qu’elle devient un objet d’étude médical. Et c’est la science qui, cherchant à cerner et à normer ces pratiques, établit le concept de perversion – puisque le seul moyen de définir la sexualité scientifiquement, médicalement, c’est d’identifier ses « pathologies ». Sauf que ce que démontre Davidson en se replongeant dans les études de l’époque, c’est qu’aucune des théories scientifiques ne parvient à véritablement« voir » la sexualité : s’il y a pathologies, elles ne sont liées à aucune déficience organique – et aujourd’hui encore, contrairement à ce que certains veulent nous faire croire, il n’y a toujours pas de gène de l’homosexualité…
Mais le point clé ici, c’est que la notion même de sexualité est fruit de la science, et la science ne sait pas penser la sexualité sans ses "déviances" - on préférera dire "variations". C’est donc bien la science qui fait naître le genre, au delà du sexe biologique.
Il faut donc bien comprendre le triple rôle de la science dans le genre, n’en déplaisent à nos députés UMP : comme origine du concept même (c’est la science qui crée l’objet d’étude « sexualité », et par là son dérivatif du genre), comme tentative de naturalisation d’une morale dominante (on utilise un certain regard sur les primates ou les hormones pour justifier le conservatisme et l’ordre social). Enfin comme outil même de la libération (les féministes scientifiques comme Donna Haraway se réapproprient la science pour démontrer qu’une autre vérité, non normative et non oppressante, est possible).
Et maintenant les travaux pratiques :
Vous ne l’avez peut-être pas vu parce que vous étiez à la plage, mais cet été est sorti un petit bijou de la comédie Hollywoodienne, Bridesmaids, du nouveau maître du genre, Judd Apatow. Judd enchaîne depuis des années les succès avec des films « de copains », récits comiques, émouvants et trash de la piètre condition du mâle occidental du début du XXIe siècle. Première révolution du genre (gender) imputable à Apatow : une déconstruction du stéréotype du masculin. Ses héros bandent mous, se font mener à la baguette, cherchent l’amour, la tendresse et l’affection et refusent le modèle ultra-libéral de la sélection naturelle et de la compétition à outrance. Mais souvent on lui a reproché de faire des films « de mecs », dans lesquels les filles n’ont que des rôles secondaires et réactionnaires (c’est faux, mais bon, …)… Une chose est sûre, c’est que jusqu’à présent ses films touchaient essentiellement un public masculin. Les filles bien souvent trouvaient ça un peu trop « pipi-caca-binouze » à leur goût (pas toutes, entendons nous bien, mais une grande majorité…)
Puis débarque Bridesmaids, qui remet les pendules à l’heure, et établit la deuxième révolution Apatow du genre. En appliquant les mêmes recettes que dans ses films« de mecs », il dresse un portrait bouleversant (dans tous les sens du terme) des femmes d’aujourd’hui, à mille lieux des princesses fashion et sur-sexuées de Sex and the City : loseuses, dépressives, agressives, compétitives, égoïstes, elles font même caca dans leur robe de mariée et dans la rue (sic) et se vomissent dans les cheveux (re-sic). Certaines sont super-flics et catcheuses, sans pour autant être lesbienne. Et elles sont toutes belles à leur façon, drôles, émouvantes, libres… Et ca marche : les filles courent voir le film, et rient aux éclats. (les garçons, eux, sont un peu plus en reste, parce que quand même, pour eux, une jolie fille, ca ne fait pas caca, surtout au cinéma…)… Et c’est ça qui se passe, pendant que les députés UMP s’accrochent à leur naïve idéologie : le genre bouge, la représentation du féminin aussi. Ce que démontre Apatow, c’est que le rire n’a pas de sexe biologique, il a un genre, et celui ci évolue. C’est aussi qu’il n’y a pas une seule féminité, fixée sur papier glacé, condamnée aux amourettes roses ou à l’hystérie sexuelle. Il y a des individus, qui se trouvent être nées femmes, capables du pire comme du meilleur, de se comporter en vrai mec comme en vraie nana…
Et pour finir, Lady Gaga, championne de la performance et de la représentation de soi. Qu’on aime ou pas sa musique, force est de constater qu’elle sait manier les symboles et jouer des codes, brouiller les signes, comme personne – et n’est ce pas la définition d’un artiste ? Sa dernière trouvaille, lors des MTV Video Music Awards, c’est de s’inventer un double masculin, Jo Calderone – un jeune italo-newyorkais alcoolique, vulgaire et fumeur, entre Gainsbarre et Billy Joel période 70s… On voit Jo dans le dernier clip de Gaga (il lui roule une pelle entre deux crachats et éclats de bouteille de bière), et il a remplacé la Lady lors des MTV VMA. Ce n’était pas Lady Gaga déguisée - elle a joué le jeu jusqu’au bout, en backstage et en interview : c’était Jo qui était venu à sa place, désolé les gars mais Lady Gaga ne pouvait pas venir ce soir... Bien sûr, la tradition du travestissement n’est pas nouvelle (de Dietrich à Annie Lennox, et bien d’autres… ) Mais Gaga, qui depuis le début semble incarner l’idéal « cyborg » de Donna Haraway (une identité totalement« construite », qui fait de sa construction le fondement même de son être, une identité multiple et connectée, qui brouille les frontières moi/autres et humain/machine) pousse ici un peu plus loin la démonstration, que les élèves de première, avec ou sans les députés UMP, ont bien vite digéré : l’identité sexuelle est une construction permanente, créatrice, sans cesse déconstruite et reconstruite, assemblée et désassemblée. La biologie n’est pas le destin, et la femme peut être un homme comme les autres…