PSYCHIATRIE : UN REGARD SUR LES 30 DERNIÈRES ANNÉES
par Pierre Delion
À partir des années 1990, la psychiatrie qui vient à grand peine de trouver son rythme de croisière en articulant les inventions géniales de la psychothérapie institutionnelle et de la psychiatrie de secteur, se voit remise en cause. Plusieurs facteurs vont remettre en question cette politique psychiatrique novatrice que nous ont enviée bien des pays : les intersectorialités *, l’absence de prise en considération des charges supplémentaires dues aux soins en extrahospitalier, la détérioration des crédits alloués à la psychiatrie, l’intégration de la psychiatrie dans la médecine de spécialité sans tenir compte de ses spécificités, notamment l’internat en médecine pour tous et l’arrêt des centres de formations d’infirmiers psychiatriques.
Si quelques services de psychiatrie avaient réussi à prendre une place décisive dans la cité en s’insérant dans les réseaux où leurs actions devenaient progressivement efficaces en jouant sur la désaliénation (liens avec les médecins généralistes et les pédiatres, proximité des lieux de vulnérabilité tels que les maisons de retraite, les foyers de jeunes travailleurs, les établissements scolaires et médico-sociaux, les équipes des circonscriptions sociales...), en mettant en place des CMP (Centres médicaux-psychologiques) dans les différents sites stratégiques de leur secteur géo-démographique, des hôpitaux de jour, des accueils d’adolescents en crise, en créant des clubs thérapeutiques autour des CMP sectorisés, une bonne partie d’entre eux résistait à ces changements fondamentaux pour l’exercice d’une véritable psychiatrie citoyenne, et préférait rester centrée sur le service hospitalier, dérogeant ainsi à la logique de la sectorisation dispensant les soins « au plus près des gens ».
Cette involution s’est accompagnée d’une montée en puissance de l’influence des neurosciences dans la formation des psychiatres, non pas en complément des formations à la psychothérapie, ce qui aurait été souhaitable, mais en opposition avec elle, obligeant les jeunes praticiens à choisir un « camp » contre l’autre. Cette tentative d’instrumentaliser les neurosciences pour développer le secteur de la recherche qui était en retard, a eu pour effet de renvoyer tous les acquis de la psychopathologie transférentielle ** aux poubelles de l’histoire, sous le faux prétexte de leur non-évaluation scientifique. À cela s’est ajoutée l’intervention déplacée d’un président de la République (2008), déclarant que les « fous » étaient dangereux et qu’il y avait lieu à nouveau de les enfermer pour les empêcher de nuire. Les spécialistes nous précisent pourtant que les malades mentaux sont beaucoup plus souvent victimes de violences sociétales qu’auteurs d’actes répréhensibles. De plus, des associations de familles d’enfants autistes se sont insurgées contre la pédopsychiatrie, en raison de ses racines exclusivement psychanalytiques. Si des excès ont effectivement pu avoir lieu du fait de soi-disant psychanalystes peu scrupuleux, il n’était pas acceptable que ces familles soutenues par des politiciens démagogues, réclament la suppression de la psychanalyse dans les pratiques psychiatriques.
Demanderait-on la suppression de la chirurgie sous le prétexte qu’un chirurgien ait commis une faute professionnelle ? Enfin, la loi HPST*** (2009), démédicalisant radicalement l’hôpital, le confie à des new managers qui le considèrent ni plus ni moins comme une entreprise comme les autres. Ces nouvelles techniques d’organisation stérilisent à la base toute tentative de réécrire un projet concernant le service public en général, et celui de la psychiatrie en particulier.
Toujours est-il que la psychiatrie d’aujourd’hui, minée par le départ de très nombreux professionnels (psychiatres, infirmiers...) devient impraticable dans des conditions humaines acceptables, et le retour des pratiques asilaires vient marquer ces lamentables régressions : les contentions augmentent, les services fermés sont la norme, les prescriptions de neuroleptiques et autres psychotropes (méthylphénidate, anxiolytiques...) dépassent les nécessités thérapeutiques souhaitables. Les soignants qui restent sont laminés par la lourdeur du travail, et beaucoup avouent avoir perdu le sens de leur métier, et l’éthique de son exercice.
Tosquelles, Bonnafé, et tous ceux qui avaient participé à la fondation d’une psychiatrie humaine et étaient parvenus à la mener jusqu’à sa réalisation concrète, sont aujourd’hui oubliés ou servent de caution à des semblants de psychiatrie qui n’ont plus rien à voir avec le projet initial. Nous avions les moyens de soigner humainement les patients souffrant psychiquement des maladies les plus graves, mais la prédominance des consignes d’économies à tout prix, les imbécillités du new management et les attentes idéalisées des résultats des neurosciences ont empêché objectivement de conduire cette révolution à son fonctionnement optimal.
Le film de Martine Deyres retrace avec un talent remarquable les origines de ce mouvement, et il pourrait aider les jeunes praticiens de tous les statuts de la psychiatrie à réinventer une psychiatrie digne de ce nom.
Pierre Delion est professeur émérite de psychiatrie, pédopsychiatre et psychanalyste.
Il est l’auteur, entre autres, de Mon combat pour une psychiatrie humaine, co-écrit avec Patrick Coupechoux, Albin Michel, 2016.
Notes de l’équipe de distribution :
* intersectorialité : mise en commun des moyens en personnels et équipement.
** psychopathologie transférentielle : clinique basée sur le transfert, la relation.
*** loi HPST (hôpital, patient, santé, territoire)