par Willy Pelletier, sociologue à l’université de Picardie, coordinateur général du collectif Coudes à Coudes
crédit photo : Serge D'Ignazio - Album "Une soirée place de la Concorde" - Et tous les albums de ce photographe témoin des mouvements sociaux
Si je me dis « nous perdons alors à quoi bon », je ne sais pas pourquoi, par contre c’est immédiat, me sautent au cerveau leurs leçons de morale, leur catéchisme de biens rangés. Ah, ces conformismes satisfaits des dominants certes dominés par leur domination, mais planqués derrière leurs digicodes, leurs ascenseurs privés, leurs personnels de maison, leurs parquets cirés par d’autres, leurs complicités, leurs triples rideaux; si assurés d’eux-mêmes, de leur bien-fondé, du respect qu’on leur doit, et d'une telle complaisance envers eux seuls qu'elle se fout complètement du reste - et que le reste crève, il crève d’ailleurs par eux.
Ils ne connaissent le monde social que médiatisé, fantasmé menaces et risques. Ils vivent dans cet entre-eux où à bas bruit, on finit toujours par s’arranger, et, où, du risque réel, on en prend peu.
Leurs indignations (qui cimentent leur groupe) alimentent et s’alimentent des effrois que produisent les médias dominants - un bon effroi, c’est du bon buzz…
C’était en 2015. Ce pourrait être maintenant. L’effroi des éditorialistes et de la classe politique pour une chemise déchirée ! De quel droit tirer la chemise d’un DRH d’Air France qui, peinard, vient licencier ? Les futurs licenciés, espérons-le, ne savaient pas le prix de la chemise, le prix des chaussures, du costume, des déjeuners, de la voiture, des maisons, des montres, de ce DRH modèle.
C’était lors des Gilets Jaunes. Ce pourrait être maintenant. L’effroi des éditorialistes et de la classe politique pour des tags sur l’arc de triomphe, une intrusion au Fouquet, et neuf voitures brulées.
Et c’est perpétuellement, l’effroi des éditorialistes suivis de politiques de plus en plus nombreux face à la « barbarie » imaginée des jeunes de banlieue racisés ou des migrants - qu’ils n’ont jamais rencontrés.
Mais où est la violence ? La vraie. La perpétuelle violence, obscène, insupportable.
Dans les vitrines brisées (et assurées !) de quelque banque riche ?
La violence réelle qui casse les vies, c’est prendre aux pauvres pour que des millions ruissellent vers les riches.
Où est la violence ? Quand au sommet de l’État, on couvre Benalla, Ghosn, Dussopt, Abad, Pouyanné, les évasions fiscales, les profits sous-évalués, les dividendes à foison, mais que sont criminalisés les syndicalistes. Et quiconque aide les migrants à ne pas mourir en montagne ou noyés ? Quand les chômeurs sont désignés coupables et appauvris lourdement ?
Où est la violence, quand la loi Élan favorise les profits immobiliers, et qu’on compte 330 000 SDF (30 000 de plus en un an), 4,15 millions de mal logés et 3,1 millions de logements vides ? Les SDF en France, c’est deux fois Saint Etienne, deux fois Grenoble, deux fois Angers.
La violence, c’est aussi Parcoursup qui renforce l’inégalité sociale d’accès à l’université. Et qui fixe dur les frontières de classe.
La violence, elle est chaque 12 de mois, quand des millions d’ouvriers, d’employés, d’étudiants pauvres, de retraités pauvres, de femmes qui élèvent seules leurs enfants, n’ont plus rien, carte bleue rejetée, et qu’enflent les découverts. La violence est aux Urgences des Hôpitaux Publics sommés d’être rentables. La violence est dans les impayés qui s’amoncellent. La violence est dans les usines, les hyper-marchés, dans l’intensification du travail, les CDD obligés, les concurrences entre salariés organisées. Les profits s’envolent, les maladies professionnelles ont plus que doublé. Ce sont des vies d’angoisses, de peines. Des vies où se soigner devient difficile et où les banques tirent intérêts de vos découverts. La violence, ce sont les cantines des enfants impossibles à régler, les EPAHD sans secours.
Certains diront que ce n’est pas de la violence d’État. C’est là l’exploitation capitaliste ordinaire, l’habituel des violences économiques et de l’apothéose du coffre-fort. Non. Qui diminue le nombre d’inspecteurs du travail et les sanctionne s’ils font leur job ? Qui réduit les personnels des Agences Régionales de santé ? Qui laisse les banques continuer leur business as usual et blanchir les profits ? Qui supprime les divers impôts sur les fortunes obscènes ? Qui déréglemente le travail ? Qui ne revalorise pas le Smic ? Qui installe un second Parcoursup niveau master ?
Pour insécuriser, les médias dominants et tant de politiques matraquent de chiffres sur les crimes et délits, les zones de non-droits. Ils font du bruit pour faire silence. Un max de bruit sur 800 homicides par an. Un silence en béton armé sur les 1 264 morts liés au travail. Et selon l’Assurance Maladie, en 2019, dernière année avant le ralentissement économique dû au Covid, il y eu 655 715 accidents de travail. Cette immense violence est comme effacée. Pour la deuxième année consécutive, le nombre de maladies professionnelles progresse en 2019 (+ 1,7 %) avec 50 392 cas reconnus. Le nombre d’accidents de trajets augmente à 98 899. De fait, ces salariés meurent deux fois. Physiquement puis symboliquement. Ils meurent par l’exploitation liée à l’intensification du travail et aux sous-traitances en cascade. Ensuite, ils meurent du silence, du mépris ; de l'absence de reconnaissance pénale, médicale, publique, des causes de leurs décès.
Mais, diront certains, ce n’est pas là de la violence d’État. C’est là l’exploitation capitaliste ordinaire, l’habituel des violences économiques. Non. Ces violences n’existent qu’autant qu’elles sont permises par les lois, voire encouragées : la sous-traitance favorisée ; le bon plaisir des patrons qui durcissent le travail sans entraves depuis la loi Pénicaud ; le coût pour se loger qui fait s’éloigner du lieu de travail ; le ralentissement organisé des tribunaux en matière de délits d’entreprise, etc.
Ces violences d’État invisibles, tant d’autres semblables, il faut les sortir de l’ombre. Elles n’aiment pas la lumière.
Et puis s’ajoutant, il y a le plus brutalement visible, assumé, jamais sanctionné, et encouragé, stimulé même, par les ministres de l’Intérieur. L’inadmissible, publiquement rendu admissible par l’absence ostensible des condamnations.
Juste quelques cas. Parmi mille autres, jamais connus mais qu’il faut faire savoir.
T’as 15 ou 20 ans, plein de rêves, t’es un mec sympa. Tu manifestes, tes potes lancent 800 grammes de farine aux CRS. Des CRS se jettent sur toi. Trois mecs harnachés Robocop, payés pour cogner. Ils cognent pour faire mal. C’est leur métier. Trois te tiennent. En vient un autre, de plus loin. Il vient et te frappe la face, le plus fort possible, il y met toute sa haine. Sa haine de qui ? Attisée par qui ? Permise par qui ? Tu tombes, juste l’éclair de penser « je suis mort ». Tu tombes sur la tête d’un coup, t’es fracassé. Mais ton sac à dos de lycée, il retient ta tête. Elle cogne moins fort le goudron. Autrement, quoi ? Peut-être mort. Ou en fauteuil. Autrement t’étais Malik Oussekine. Mais tu l’as mérité, tes potes aspergent de farine les CRS…
C’est il y a pas si longtemps. T’es à Sivens. Un jeune type, fac de biologie, t’as les mains en l’air. Le tir de grenade t’arrache le visage. Aucune sanction. Mort pour avoir dit non. Pacifiquement. Tu t’appelais Rémi Fraisse. Rémi, qui pense encore à toi ? Maintenant, la répression cogne quiconque refuse les méga-bassines. T’es écolo, sur le terrain. Tu vis à Nancy, Rouen, à Rennes, à Bordeaux, à Paris, à Nantes. C’est sûr qu’avec tes quinze potes, tu constitues une menace grave pour la République. Tu veux juste dire aux puissants de la COP : « cette fois, respectez vos engagements ». Tu veux juste l’ouvrir et crier parce que reclus entre eux, ils entendent leurs flûtes de champagne plutôt. A 6h du mat, les flics forcent ta porte. Tout de suite, t’es allongé par terre, des mains de flics palpent ta copine. Chez toi ils cassent tout, éventrent les matelas. T’es un danger parce que tu veux manifester ? T’es assigné à résidence, ils reviennent après, de temps en temps.
T’es ouvrier. A Goodyear. Ou t’es salarié à La Poste dans le 92. Ou ailleurs. Il y a tant d’ailleurs identique. T’es licencié. La suite, tu l’as direct devant les yeux : les crédits, tu peux plus payer, la maison, non plus, du boulot, t’en trouves plus ; tu t’en sortais à peine, c’est la galère directe, pour longtemps. Pourquoi ? Parce que t’es ouvrier ? Parce que ta « boîte » fait des profits mais en veut toujours plus. Tu résistes. Tu occupes. Direction, le palais de justice. T’es criminel d’être un syndicaliste qui résiste. Mais un syndicaliste, alors, ça doit faire quoi ?
Steeve est balancé dans la Loire, noyé pour avoir teuffé, le commissaire responsable est promu.
Et il faut dire : etc., etc., etc.
Alors quand tu es flic, le message tu l’entends clairement bien sûr. Tu contrôles au faciès en banlieue et dans le métro ; tu palpes ; tu fous la honte ; tu dissuades d’aller en ville, donc tu parques. Pas de risque, la hiérarchie soutient. Et les médias dominants t’encouragent. Si t’es vigile privé, dans telle université, tu fais vider trois fois par jour leurs sacs aux étudiantes voilées, etc. Le sécuritaire débride tous les petits porteurs d’autorité. Jusqu’aux obscurs managers locaux enflés de suffisance et qui tranquillement tyrannisent. Ils s’imaginent matadors, virils, martiaux, désirables. Qui impressionnent-ils ? Sinon eux-mêmes.
Nous n’allons pas laisser tomber nos droits de dire non. Nous organisons les Assises populaires pour nos libertés, le 15 avril à Paris, car la violence d’État doit être stoppée.
Nous n’allons pas laisser tomber nos droits de dire non. Ils viennent des luttes d’hier menées par les militants du passé. Et ces militants d’avant, quoique disparus, ne sont pas morts. Leurs vies qui ne sont plus, ont la même force vive. Nous voyons encore leurs visages et gardons leurs voix, leurs soucis, leurs peurs et leurs souffles. Ce qui fît qu’ils se donnèrent aux luttes.

Mais ne nous y trompons pas, le ministère de l’Intérieur n’est pas seul à l’origine des violences d’État et de leurs intensifications. Elles sont promues « art ordinaire de gouverner », solidairement, par tous ceux qui, désormais et collectivement, dominent et gouvernent l’État. Une noblesse nouvelle, issue d’écoles du pouvoir de plus en plus converties en Business Schools : la Noblesse manageriale publique-privée[1].
À tous niveaux, elle impose pour seule boussole, la rentabilité financière immédiate des services publics. Par des fusions qui cassent les agents, les missions, l’emploi. Par les contrôles renforcés, la caporalisation des salariés. Par la réduction des droits syndicaux. Par la mobilité forcée, la déprofessionnalisation, et la défonctionnarisation des fonctionnaires. Les modernisations manageriales se font avec acharnement, brutalités, sans s’arrêter. Pourquoi ? Parce que dans cette Noblesse manageriale publique-privée, la réussite des carrières exige les va-et-vient permanents entre hauts postes dans le privé et hauts postes publics. Lesquels font obtenir des postes encore plus élevés en grande entreprise, si l’on montre hautement aux recruteurs que, sous sa direction, l’on a fait fonctionner le service public comme une entreprise ; un service public qu’on a « mis au pas » de l’entreprise, ou mis aux services des entreprises, ou vendu à la découpe au privé.
Venus de « bonnes familles », ces managers public-privé qui trustent dans l’État les positions hautes, passent leurs vies parmi leurs semblables. Ils ont été sélectionnés par eux. Ils sont sans relations avec les salariés qu’ils restructurent. Et ne savent pas ce qu’ils font endurer aux usagers. Ce n’est pas leur problème. Leur seul problème, c’est leur carrière, les concurrences entre eux. Donc ils ne s’arrêteront pas.
Tous communient dans une même foi : la rentabilité financière immédiate faite de quantifications abstraites, conjuguée au savoir et au devoir « cheffer ».
Tous ont peur aussi, car les restructurations libérales ne passent pas sans résistances. Tous s’affolent d’être déchus, remplacés par des concurrents. Tous, alors, font ce qu’ils savent faire. Et plus montent leurs frayeurs, plus ils se crispent triple-tour, et frénétiques se rabattent vers leur cœur de métier, ce qui les a promus, « cheffer » : l’ordre, à toute force le retour à l’ordre, car vite autrement rôdent les rivaux ; l’ordre, l’enfermement, cogner, éliminer, inquiéter, surveiller, ficher.
Ils sont à l’Élysée, ils sont aux directions des ministères, aux directions régionales des ministères. Ils dirigent les préfectures et Agences d’État. Leurs amis - car depuis les écoles du pouvoir, ils chassent en réseaux, en clique, en gang - peuplent les conseils d’administration des meilleures entreprises.
Ils sont jeunes, arrivés au top en brûlant les étapes, d’une certitude d’eux-mêmes ébouriffée, que toute leur « réussite » renforce. Ils se croient tout permis, les audaces, les mépris. N’ont-ils pas cassé les hiérarchies d’hier, dans l’État et les partis ?
Que font-ils ? Ils mentent comme mentent les patrons qu’ils furent, ils cognent comme des patrons cognent, ils passent en force car toute leur vie et leurs relations assurent cette Noblesse de son impunité. Ils ont cassé le code du travail et rendus, de plein droit, les patrons voyous; cassé l’impôt progressif ; cassée l’égalité d’accès à l’université ; cassées les libertés publiques en institutionnalisant l’état d’urgence ; cassé l’encadrement des loyers, etc. Ils cassent l’assurance-chômage, les retraites, les emplois publics, le statut de la fonction publique, etc. Ils cassent plus fort que Sarkozy et plus profondément. Les casseurs, ce sont eux !
Allons-nous taire leurs noms, taire ce qu’ils font ? Rendez-vous le 15 avril.
[1] Voir Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La valeur du service public, La Découverte, 2021.