M Tessier (avatar)

M Tessier

Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

Abonné·e de Mediapart

424 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 novembre 2025

M Tessier (avatar)

M Tessier

Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

Abonné·e de Mediapart

L'Acajou (Boris Pilniak) – Suite

Le troisième chapitre...

M Tessier (avatar)

M Tessier

Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Chapitre troisième

     … Moscou était ébranlée par le fracas des camions roulant pour des affaires, des entreprises et des réalisations. Les automobiles se ruaient dans l’espace et dans les airs, et les maisons avec elles. Les écriteaux annonçaient à grands cris les Éditions d’État des œuvres de Gorki, les films en cours et les congrès. Le bruit des tramways, des autobus et des taxis réaffirmait la ville en long, en large et en travers1.
     Le train sortait de Moscou par une nuit noire comme la suie. La fièvre des hurlements et du tonnerre de Moscou s’éteignait déjà, très vite elle fut éteinte. La campagne était baignée de silence, et le silence régnait dans le wagon. Dans un compartiment de première classe à deux places étaient assis les frères Bezdiétov, Pavel Fiodorovitch et Stepane Fiodorovitch, ébénistes-restaurateurs. Ils avaient tous les deux un air étrange, ils étaient habillés comme des marchands du temps d’Ostrovski2, portant l’un comme l’autre unes bekecha3 – et leurs visages, bien que rasés, conservaient un air vieux-slave, celui qu’on trouve à Iaroslav; leurs yeux à tous deux étaient intelligents, mais leur regard vide. Le train entraînait le temps à travers la noire étendue des champs. Le wagon sentait le cuir tanné et le chanvre. Pavel Fiodorovitch sortit d’une valise une bouteille de cognac et un gobelet en argent ; il y versa l’alcool, le but, le remplit à nouveau et le passa en silence à son frère. Lequel but à son tour et lui rendit le gobelet. Pavel Fiodorovitch remit la bouteille et le gobelet dans la valise.
     « On prendra la verroterie ? demanda Stepane.
     — Certainement », répondit Pavel.
     Une demi-heure s’écoula dans le silence. Le train entraînait le temps, les gares l’arrêtant. Pavel sortit la bouteille et le gobelet, but, versa de l’alcool pour son frère,  rangea le tout.
     « On régalera les filles ? On prendra la porcelaine ? demanda Stepane Fiodorovitch.
     — Certainement », répondit Pavel Fiodorovitch.
     Une demi-heure (silencieuse) plus tard, les frères burent à nouveau un verre de cognac.
     « Les prétendus Gobelins russes, on les prendra ? demanda Stepane.
     — Certainement », répondit Pavel.
     À minuit, le train arriva à la Volga, au bourg5 connu dans toute la Russie pour son artisanat de bottes. L’odeur de cuir devenait toujours plus forte. Pavel leur versa à tous deux un dernier gobelet.
     « On ne prendra rien de postérieur à Alexandre ? demanda Stepane.
     — Non, impossible. » répondit Pavel Fiodorovitch.
     Des montagnes de bottes de Russie s’entassaient dans la gare : ce n’était pas de la philosophie, mais l’affirmation matérielle des voies russes. Cet artisanat répandait une odeur de poix. Les ténèbres avaient l’épaisseur de cette même poix. Des bottiers couraient dans la gare. Les alentours de la station se noyaient dans la boue. Pavel Fiodorovitch. loua en silence pour quarante kopecks une télèguepour aller au bureau de navigation fluviale. Dans l’obscurité, les cochers juraient comme des savetiers. De l’humidité montait du large lit ténébreux de la Volga. Zavoljié brillait des lumières électrique des botteries. Sur le vapeur, au buffet, se soûlait une compagnie de Juifs spéculateurs7 menée par une jeune femme en manteau de fourrure de singe, qui leur versait de la vodka ; ils partirent au troisième coup de sifflet. Le vapeur baissa ses lumières. Le vent se mit à tâter les espaces de la Volga, l’humidité pénétra dans les cabines. La grosse servante du buffet, en mettant le couvert pour les Bezdiétov, plaçait des couvertures sur les tables et parlait de son galant, qui lui avait dérobé cent vingt-deux roubles. Le vapeur emportait avec lui l’odeur du cuir de bottes. Pour lutter contre le froid, les passagers sur le pont chantaient des airs de brigands. Dans le gris ordurier du matin apparurent des paysages non du quatorzième siècle, mais de n’importe quelle époque préhistorique : des berges vierges de toute action humaine, des pins, des sapins, des bouleaux, des blocs erratiques, de l’argile, de l’eau ; le quatorzième siècle, selon la chronologie européenne se présentait sous la forme de radeaux, de bacs, de villages. Vers midi, le vapeur parvint au dix-septième et dix-huitième siècles de la Bruges russe, la ville descendit vers la Volga avec ses églises, son kremlin9 et les ruines datant de l’incendie de 1920 (Cette année-là, une bonne moitié de ville, au centre, avait brûlé. Le feu avait pris au Comité exécutif local10 – il aurait fallu l’éteindre tout de suite, mais on s’était mis à choper les bourgeois et à les flanquer en prison comme otages, cela pendant trois jours, et la ville brûlait tout ce temps-là, on arrêta de courir après les bourgeois lorsque l’incendie s’éteignit de lui-même, sans l’intervention des lances à incendie et de la population.) À l’heure où les antiquaires descendirent du vapeur, des bandes stupides de choucas volaient au-dessus de la ville, qui geignait du gémissement énorme des cloches arrachées à leurs clochers. Une petite pluie se préparait à tomber.
     Pavel Fiodorovitch loua, toujours en silence, un tarantass11 pour aller au pont Skoudrine, chez Iakov Karpovitch Skoudrine. Le cocher, faisant plein de boucan parmi les plantes médicinales des vieux pavés, raconta la nouveauté concernant les cloches de la ville, et il expliqua que de nombreux citadins avaient eu les nerfs détraqués à force d’attendre la chute bruyante des cloches, de même qu’il arrive à des tireurs inexpérimentés de cligner des yeux dans l’attente du coup de feu. Les Bezdiétov trouvèrent Iakov Karpovitch dans sa cour, le vieux coupait des branches pour le poêle. Maria Klimovna sortait le fumier de l’étable. Iakov Karpovitch ne reconnut pas tout de suite les Bezdiétov, avant de se réjouir en les ayant reconnus : il sourit, se racla la gorge, renifla et déclara :
     « Ah, les acheteurs !… Eh bien, j’ai une théorie du prolétariat pour vous ! »
     Maria Klimovna salua les visiteurs en s’inclinant profondément et, les mains ramenées sous son tablier, chantonna pour les accueillir :
     « Soyez les bienvenus, chers hôtes, hôtes longuement attendus ! »
     Katerina, la jupe retroussée jusqu’à la cuisse, toute souillée de terre, alla en vitesse se changer. Au-dessus des toits, bousculant les bandes de corbeaux, une cloche mugissait en tombant ; Maria Klimovna fit un signe de croix, la cloche résonna plus fortement qu’un coup de canon, les vitres tintèrent aux fenêtres donnant sur la cour : il y avait bien de quoi détraquer les nerfs.
     Tous entrèrent dans la maison. Maria Klimovna alla manipuler l’oukhvat12, et le samovar chanta bientôt à ses pieds. Katerina revint en demoiselle vers les hôtes et leur fit la révérence. Le vieux avait enlevé ses bottes de feutre et circulait pieds nus, tournant autour de ses hôtes en roucoulant comme un pigeon. Les antiquaires se lavèrent un peu après leur voyage et se mirent à table côte à côte, silencieux. Leurs yeux étaient aussi éteints que ceux des morts. Maria Klimovna s’enquérait de leur santé et disposait sur la table des mets du dix-septième siècle. Les visiteurs posèrent sur la table une bouteille de cognac. Pendant le repas, Iakov Karpovitch fut le seul à parler, il gloussait et en faisait des « hum » réticents, indiquait où il fallait aller chercher les antiquités, où il en avait aperçu pour les Bezdiétov.
     Pavel Fiodorovitch demanda plusieurs fois :
     « Alors vous vous en tenez là ? Vous ne vendez pas ? »
     Le vieux se trémoussa, gloussa et répondit d’un ton pleurard :
     « Mais oui, faut croire. Je ne peux pas, non, je ne peux pas. Je garde ce qui est à moi, ça peut me servir, qui vivra verra, hé hé… Je vais plutôt vous donner ma théorie… Je vous enterrerai, vous aussi ! »
     Après le repas, les hôtes allèrent se coucher, en fermant à demi les portes grinçantes, en s’étendant sur les divans et en buvant silencieusement du cognac dans de l’argenterie ancienne. Au soir, ils étaient ivres. Katerina chanta toute la journée des airs religieux. Iakov Karpovitch déambulait près de la porte de ses invités, attendant que ceux-ci sortent de la pièce ou se mettent à parler pour aller causer avec eux. Les corbeaux emportèrent le jour, ils s’agitèrent grandement pendant le coucher de soleil, dérobant le jour. Le crépuscule fit du bruit dans les tonneaux de réserve d’eau. Lorsque les hôtes sortirent prendre le thé, leurs yeux étaient absolument sans vie, figés et abrutis. Ils s'assirent à table côte à côte, en silence. Iakov Karpovitch se casa derrière eux, pour être plus près de leurs oreilles.  Ayant déboutonné leurs redingotes, les hôtes buvaient leur thé à même leurs soucoupes, en y ajoutant du cognac. Une torchère de l’époque de Catherine II fumait près de la table. Cette table pour manger était ronde, et en acajou.
     Iakov Karpovitch parlait tout en sirotant son thé, il s’empressait de donner son opinion :
     « J’ai préparé pour vous mon idée, hum, la voilà… La théorie de Marx sur le prolétariat doit être abandonnée sans tarder, parce que le prolétariat lui-même doit disparaître, la voilà mon idée !… De sorte que la révolution tout entière ne rime à rien, c’est une erreur, hum, de l’histoire. En vertu de cette idée, oui, d’ici deux ou trois générations, le prolétariat disparaîtra, en premier lieu aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne. Marx a rédigé sa théorie à une époque où le travail des muscles était en plein essor. À présent, le travail des machines se substitue à celui des muscles. Voilà quelle est mon idée. Bientôt, auprès des machines se tiendront seulement des ingénieurs, et le prolétariat disparaîtra, les prolétaires se changeront en ingénieurs. Voilà, hum, quelle est mon idée. Et un ingénieur n’est pas un prolétaire, car plus un homme est cultivé, moins ses exigences sont exagérées, et plus il est prêt à vivre matériellement sur un pied d’égalité avec tout le monde, à niveler les biens matériels, pour libérer la pensée ; oui, tenez, chez les Anglais, riches et pauvres dorment uniformément en vestes, et habitent dans les mêmes maisons à deux étages, alors que chez nous, comparez un peu un marchand avec un moujik : le marchand s’attife comme un pope et vit dans un palais. Tandis que moi, je peux sans dommages aller pieds nus. Vous me direz, hum, et l’exploitation ? Sera-t-elle toujours là, et sous quelle forme ? Le moujik que l’on peut exploiter parce que c’est une brute, on ne le laissera pas approcher d’une machine, car il la casserait et qu’elle vaut des millions. la machine coûte trop cher pour lésiner et gratter cinq kopecks sur le salaire de la personne veillant sur elle, il faut placer auprès de la machine un homme la connaissant – un seul à la place de plusieurs centaines auparavant. Cet homme-là, on le soignera. Le prolétariat disparaîtra !…
     Les hôtes buvaient leur thé et écoutaient ce discours sans ciller. Iakov Karpovitch grognait, graillonnait et se dépêchait, mais il n’eut pas le temps d’exposer en totalité ses idées : survint Ivan Karpovitch, son frère,  le propre à rien qui avait délaissé son nom de Skoudrine pour celui d’Ojogov13. Très proprement vêtu de haillons audacieux, les cheveux soigneusement coupés court, les pieds nus dans des galoches en caoutchouc, il salua tout le monde respectueusement et s’assit à l’écart en silence. Personne ne répondit à son salut. Il avait le visage d’un fou. Iakov Karpovitch se trémoussa, inquiet.
     Maria Klimovna demanda d’un air désolé :
     « Mais pourquoi es-tu venu, mon frère ? »
     Le propre à rien répondit :
     « Pour voir les visages de la contre-révolution, ma sœur. 
     — Quelle contre-révolution y aurait-il ici, mon frère ?
     — Pour ce qui est de vous, vos mœurs sont celles de la contre-révolution, déclara doucement, l’air égaré, le propre à rien Ojogov. Mais vous avez versé des pleurs à mon sujet, cela signifie qu’il y a en vous des germes de communisme. Mon frère Iakov, quant à lui, n’a jamais pleuré, et je me mords les doigts de ne pas l’avoir collé au mur et fusillé quand je le pouvais. »
     Maria Klimovna poussa un soupir, hocha la tête et dit :
     « Comment va ton fiston ? 
     — Mon fiston, répondit fièrement le propre à rien, il termine son école supérieure et ne m’oublie pas. Il vient dans mon État quand il est en vacances, se chauffe à mon poêle, je compose pour lui des vers révolutionnaires.
     — Et ton épouse ?
     — Nous ne nous voyons pas. Elle dirige la section féminine du Parti. Savez-vous combien il y a de dirigeants chez nous, pour deux ouvriers de production ?
     — Non.
     — Sept. Le gamin qui a sept nounous est mal gardé. Quant à vos invités, c’est la contre-révolution historique. »

     Les hôtes buvaient leur thé avec des yeux d’étain. Le visage de Iakov Karpovitch se remplissait d’une colère violacée, il se mit à ressembler à une betterave. Il marcha sur son frère, eut un gloussement de politesse, retroussa ses manches, se frotta vigoureusement les mains, comme pour les réchauffer dans le grand froid.
     « Dites, mon frère, dit très poliment et d’une voix rauque Iakov Karpovitch, fichez-moi le camp et allez au diable !. Je vous le demande sincèrement !…
     — Je m’excuse, frère Iakov, ce n’est pas vous que je suis venu voir, je suis venu contempler la contre-révolution historique et causer un peu avec elle, répondit Ivan.
     — Et moi, je vous demande de déguerpir et d’aller au diable !
     — Je n’en ferai rien ! »
     Pavel Fiodorovitch Bezdiétov regarda lentement son frère, de son œil gauche d’étain, et déclara :
     « Nous ne pouvons pas discuter avec des simples d’esprit ; si tu ne pars pas, je dis à Stepane de te prendre par la peau du cou et de te flanquer dehors. »
     Stepane fit du coin de l’œil la même mimique que son frère et se remit d’aplomb sur sa chaise. Maria Klimovna appuya ses joues sur ses mains et poussa un soupir. Le propre à rien restait silencieux. À contrecœur, Stepane Fiodorovitch se leva et s’approcha de lui. Le propre à rien se leva peureusement et recula vers la porte. Maria Klimovna poussa un nouveau soupir. Iakov Karpovitch gloussait. Stepane s’arrêta au milieu de la pièce ; le propre à rien s’arrêta près de la porte, faisant des grimaces. Stepane fit un pas vers lui - et le propre à rien passa la porte. Derrière la porte, il quémanda :
     « Dans ce cas, donnez-moi un rouble et vingt-cinq kopecks pour de la vodka. »
     Stepan jeta un coup d’œil à Pavel. Celui-ci dit :
     « File-lui de quoi acheter une demi-bouteille. »
     Le propre à rien s’en alla. Maria Klimovna sortit l’accompagner jusqu’au portillon, et lui donna un morceau de pâté en croûte.
     Au-delà du portillon, il faisait nuit noire, une nuit immobile. Ojogov, le propre à rien, suivait des passages menant à la Volga, passant à côté de monastères et de terrains vagues, des sentiers qu’il était seul à connaître. Les ténèbres étaient profondes. Ivan se parlait à lui-même, marmonnant des choses indistinctes. Il descendit vers la briqueterie du combinat industriel, se faufila par une fente de la palissade et passa par les trous des carrières. Un four à calcination brillait entre les trous. Ivan se glissa sous la terre, dans la fosse du four : il y faisait très chaud, on y étouffait, une lueur rouge passait par les fentes des barrières. Là se vautraient par terre des loqueteux hirsutes et ébouriffés, les communistes d’Ivan Ojogov, des gens ayant un accord tacite avec le combinat industriel : ils entretenaient gratuitement le four de la briqueterie, ce four qui faisait cuire les briques, et ils habitaient gratuitement autour du four, ces gens qui en étaient restés au temps du communisme de guerre14 et qui avaient élu pour président Ivan Ojogov. Sur de la paille, près de la planche servant de table, étaient couchés trois gueux en train de se reposer. Ojogov s’accroupit à côté d’eux, trembla comme on peut trembler en commençant à se réchauffer, puis il posa sur la table l’argent et le morceau de pâté en croute.
     « Ils n’ont pas pleuré ? demanda l’un des va-nu-pieds.
     — Pas pleuré, non. » répondit Ojogov.
     Il se turent.
     — C’est ton tour d’y aller, camarade Ogniev15, dit Ojogov.
     Deux autres miséreux en loques, à la barbe et à la moustache en broussailles, se glissèrent dans la glaise du souterrain, vinrent s’allonger et mirent sur la table de l’argent et du pain. Ogniev, homme d’une quarantaine d’années, déjà un vieillard, se traîna jusqu’à la table, compta l’argent, puis rampa vers le haut et émergea du souterrain. Les autres restèrent assis ou couchés, silencieux, l’un des derniers arrivants se contentant de dire que le lendemain matin, il faudrait charger du bois sur une péniche; Ogniev revint bientôt avec des bouteilles de vodka. Les propres à rien s’approchèrent alors de la table, sortirent des chopes et s’assirent en faisant cercle. Le camarade Ogniev versa à tout le monde la vodka, tous trinquèrent et burent en silence.
     « À présent, je vais parler, dit Ojogov. Il y avait deux frères, les frères Wright16, qui avaient décidé de voler dans les airs, et ils périrent, ils s’écrasèrent au sol en tombant du ciel ; mais les hommes reprirent en main leur projet, s’accrochèrent au ciel - et les hommes volent, camarades, ils volent au-dessus de la terre comme les oiseaux, comme les aigles ! Le camarade Lénine a péri, comme les frères Wright –  j’ai été le premier président du Comité exécutif de notre ville. En 1921, tout était fini. De véritables communistes, dans toute la ville, il n’y a plus que nous, et, voyez, il ne nous est resté que ce souterrain. J’ai été ici le premier communiste, et je le resterai tant que je serai en vie. Nos idées ne périront pas. Et quelles idées ! À présent, camarades, personne ne s’en souvient, à part nous. Nous sommes comme les frères Wright !… » 
     Le camarade Ogniev versa une deuxième tournée de vodka; Et il interrompit Ojegov :
     « Je parlerai maintenant, président ! Pour dire ce que c’était ! Comme nous nous sommes battus ! Je commandais un détachement de partisans. Nous sommes en train de traverser une forêt durant une journée, une nuit, et la jour suivant, et la nuit suivante. Et à l’aube, voilà que nous entendons une mitrailleuse… »
     Pojarov17 coupa Ogniev en lui demandant :
     « Et comment t’y prends-tu pour sabrer ? Au moment de sabrer, comment tiens-tu le pouce ? Plié, ou droit ? Montre un peu !
     — Sur la lame. Droit, répondit Ogniev.
     — Toujours sur la lame. Montre un peu. Tiens, sur ce couteau, fais voir ! »
     Ogniev prit le tranchet de cordonnier avec lequel les propres à rien coupaient le pain, et montra comment il posait le pouce sur la lame.
     « Tu ne sabres pas correctement ! cria Pojarov. Pour sabre, je ne tiens pas le sabre comme ça, je coupe comme avec un rasoir. Donne, je vais te montrer ! Tu ne sabres pas correctement !
     — Camarades ! fit doucement Ojogov, le visage déformé par une souffrance folle, nous devons discuter d’idées, aujourd’hui, d’idées élevées, pas de la façon de sabrer ! »
     Un quatrième l’interrompit, criant :
     « Camarade Ogniev ! Tu étais dans la troisième division, moi dans la deuxième : tu te souviens comment vous avez loupé le passage à gué, près du village de Chinka ?
     — Nous l’avons loupé ? Non, c’est vous qui l’avez loupé, pas nous !…
     — Camarades ! reprit doucement Ojogov, l’air toujours fou – nous devons parler d’idées !… »
     Vers minuit, dans le souterrain, ils dormaient près du four, cs loqueteux qui s’étaient fait accorder le droit de vivre dans ce souterrain, autour du four de la briqueterie. Ils dormaient entassés les uns sur les autres, la tête de l’un sur les genoux d’un autre, se couvrant de leurs haillons. Leur président, Ivan Ojogov, fut le dernier à s’endormir, il resta un long moment couché près de la bouche du four, avec une feuille de papier. Il était étendu sur le ventre, le papier étalé par terre devant lui. Il humectait la pointe d’un crayon, il voulait écrire des verrs. « Nous avons soulevé le monde », écrivit-il, et il le barra. « Nous avons incendié le monde », écrivit-il, et il le barra. « Vous qui réchauffez les mains des voleurs », écrivit-il, et il le barra. « Vous êtes soit des valets, soit des idiots », écrivit-il, et il le barra. Les mots ne lui venaient pas. Il s’endormit, la tête posée sur la feuille couverte d’écriture. Là dormaient des communistes mobilisés pour le communisme de guerre, et démobilisés en 1921, des gens aux idées figées, des fous et des ivrognes, des gens qui, dans leur souterrain, quand ils suaient à charger une péniche ou à scier du bois, pratiquaient la fraternité la plus rigoureuse, le communisme le plus rigoureux, sans rien posséder en propre, ni argent, ni affaires, ni femmes – du reste, leurs femmes les avaient quittés, les laissant à leurs rêves, à leur folie et à leur alcoolisme. Dans le souterrain, l’atmosphère était étouffante, brûlante et très misérable.
     C’était aussi minuit sur la ville immobile et noire comme l’histoire de ces lieux.
     À minuit, dans l’escalier menant à la mezzanine, le cadet des restaurateurs, Stepane Fiodorovitch, arrêta Katerina, toucha légèrement ses épaules, fortes comme celles d’un cheval, les tâta d’une main d’ivrogne et dit à voix basse :
     « Dis, là-bas, aux… frangines… On refera une soirée. Trouvez un endroit quoi… »
     Katerina se tenait d’un air docile, et elle chuchota docilement :
     « Bon, je leur dirai. »
     En bas, au même moment, Iakov Karpovitch exposait à Pavel Fiodorovitch sa théorie de la civilisation. Au salon, sur une table ronde, se dressait une frégate de verre et de bronze, adaptée pour verser de l’alcool, afin que cet alcool, sortant par un petit robinet de la frégate pour couler dans de petits verres et passer ensuite dans des gorges humaines, fasse voyager sur cette frégate en imagination. Cette frégate était un objet du dix-huitième siècle, et elle était pleine de cognac. Pavel Fiodorovitch était assis, silencieux, Iakov Karpovitch s’agitait autour de lui, se dandinant comme un pigeon, tout en soutenant sa hernie par la fente de son pantalon.
     « Oui monsieur, hum, disait-il, selon vous, qu’est-ce qui fait avancer le monde, la civilisation, la science et les bateaux à vapeur ? Eh bien, c’est quoi ?
     — Eh bien, c’est quoi ? reprit Pavel Fiodorovitch.
     — C’est quoi, d’après vous ? Le travail ? La connaissance ? La faim ? L’amour ? Non ! C’est la mémoire qui fait progresser la civilisation. Figurez-vous ce tableau : demain matin, les gens ont perdu la mémoire – les instincts sont toujours là, bien sûr, mais pas la mémoire. Je viens de me réveiller sur mon lit, mais je tombe de ce lit, parce que c’est ma mémoire qui connaît l’espace, comme je n’ai plus de mémoire, je n’en sais plus rien. Mon pantalon est sur la chaise, j’ai froid, mais je ne sais pas quoi faire de ce pantalon. Je ne sais pas comment me déplacer, sur les mains ou à quatre pattes. Je ne me souviens pas des choses de la veille, donc je ne crains pas la mort, puisque j’ignore ce que c’est. L’ingénieur a tout oublié de ses hautes mathématiques,  les tramways et les locomotives restent sur place. Les popes ne trouveront pas le chemin de l’église, mais, pareillement, ils ne se souviennent plus du tout de Jésus-Christ. Eh oui, hum !… Me sont restés les instincts, même si c’est aussi une forme de mémoire, mais admettons, et je ne sais plus si je dois manger la chaise ou le pain resté dessus cette nuit ; apercevant une femme, je prendrai ma fille pour ma femme. »
    La frégate à alcool sur la table, poussée par les vents du nord-est, éclaircissait les idées de Iakov Karpovitch ; en même temps que la frégate,  un Voltaire russe provenant du dix-huitième siècle avait pris racine dans l’acajou du salon. Derrière les fenêtres du dix-huitième siècle, s’étendait la nuit soviétique du district.
     Une heure plus tard, la maison des Skoudrine dormait. Alors, dans le silence aigre de la chambre à coucher, les pantoufles de Iakov Karpovitch se mirent à traîner en direction du lit de Maria Klimovna. Vieille femme antique, celle-ci dormait. Une bougie tremblait dans la main de Iakov Karpovitch, qui gloussait. Il toucha l’épaule parcheminée de Maria Klimovna, ces yeux larmoyaient de délectation. Il chuchota :
     « Mariouchka, Mariouchka, c’est la vie, c’est la vie, Mariouchka. »
     Le dix-huitième siècle disparut dans l’obscurité voltairienne.
     Au matin, au-dessus de la ville, les cloches se mouraient, elles hurlaient en se fracassant par terre. Les frères Bezdiétov s’étaient réveillés tôt, mais Maria Klimovna s’était levée encore plus tôt, et des tourtes aux champignons et à l’oignon accompagnaient le thé brûlant. Iakov Karpovitch dormait. Katerina était ensommeillée. Ils burent le thé en silence. Le jour s’annonçait gris, lent à se lever. Après le thé, les frères Bezdiétov partirent travailler. Pavel Fiodorovitch avaient noté sur un bout de papier la liste des maisons et des familles à aller visiter. Les rues s’étendaient dans le silence des chaussées locales, des enceintes de pierre et des mauvaises herbes en contrebas, des sureaux sur les ruines de l’incendie, des églises, des clochers, et les rues devenaient sourdes et muettes quand les cloches se mettaient à hurler, et elles criaient en silence lorsque les cloches tombaient en mugissant.
     Les Bezdiétov entraient en silence dans une maison, côte à côte, et regardaient autour d’eux de leurs yeux aveugles.
     118. Dans la rue Rostov-l’Ancienne se trouvait une maison penchée sur le côté. À l’intérieur se mourait la veuve Mychkine19, vieille femme de soixante-dix ans. La maison ne s’alignait pas avec la rue parce qu’elle avait été construite avant l’apparition de celle-ci ; et cette maison n’était pas faite de poutres sciées, mais de madriers équarris à la hache, car sa construction remontait au temps où les charpentiers russes n’utilisaient pas encore de scie, se contentant d’employer la hache, c’est-à-dire qu’elle était antérieure à l’époque de Pierre le Grand. En ce temps-là, c’était une maison seigneuriale. À l’intérieur, s’étaient conservés de cette époque un poêle en carreaux de faïence, avec au sommet une couchette également en carreaux de faïence, décorés de moutons et de boyards20, et couverts d’ocre et de glaçure.
     Les Bezdiétov entrèrent par le portillon sans frapper. La vieille Mychkine était assise sur un banc de terre21, devant une auge à cochons dans laquelle un porc mangeait de l’ortie échaudée. Les Bezdiétov s’inclinèrent devant la vieille et s’assirent en silence près d’elle. La vieille femme répondit à leur salut avec désarroi, plaisir et peur tout à la fois. Elle portait des bottes de feutres déchirées, une jupe d’indienne et un châle persan bariolé.
     « Eh bien, vous vendez ? » demanda Pavel Bezdiétov.
     La vieille cacha ses mains sous son châle, baissa les yeux vers le sol et le porc ; Pavel et Stepane échangèrent un regard et Stepane fit un clin d’œil : elle vendra. D’une main osseuse aux ongles lilas, la vieille essuya les coins de sa bouche, sa main tremblait.
     « Je ne sais plus que faire, dit la vieille qui regarda les deux frères d’un air coupable : voyez-vous, nos grands-pères y ont vécu et nous l’ont léguée, nos aieux, mêmes, et cela remonte à encore plus loin… Mais depuis que mon locataire est mort – que Dieu ait son âme22 ! –, c’est au-dessus de mes forces : c’est qu’il me donnait trois roubles par mois pour sa chambre, il achetait le pétrole, ça me suffisait amplement… Tenez, mon père et ma mère sont morts sur cette couchette… Que faire… Dieu ait son âme, mon locataire était sans histoires, il me payait trois roubles et il est mort dans mes bras… Ah, j‘ai réfléchi, réfléchi, que de nuits je n’ai pas dormi, vous avez troublé mon repos. »
     Pavel Fiodorovitch déclara :
     « Il y a cent vingt carreaux de faïence en tout sur le poêle et la couchette. Nous étions tombés d’accord sur vingt-cinq kopecks le carreau. Cela vous fait tout de suite trente roubles. Ça vous suffira pour le reste de votre vie. Nous enverrons un fumiste, il les retirera et posera des briques à la place, et les blanchira. Le tout à nos frais.
     — Je ne parle pas du prix, dit la vieille femme : vous me donnez beaucoup. Chez nous, personne ne me donnerait un tel prix… Et puis, à qui servent-ils, en dehors de moi ? Ah, si mes parents… Je suis toute seule… »
     La vieille devint songeuse. Elle resta pensive un long moment – ou peut-être ne pensait-elle à rien ? –, elle avait les yeux absents, perdus dans leur orbite. Le porc avait mangé ses orties et enfonçait son groin dans la botte de feutre de la vieille. Les frères Bezdiétov observaient la vieille femme d’un air dur et affairé. La vieille essuya de nouveau les commissures de ses lèvres de sa main tremblante. Elle eut alors un sourire coupable, regarda d’un air coupable sur les côtés, sur les palissades penchées de la cour et du potager, et baissa les yeux d’un air coupable devant les Bezdiétov.
« Eh bien, soit ! Que Dieu vous bénisse ! » dit la vieille en tendant la main à Pavel Fiodorovitch, avec gêne et gaucherie, mais comme l’exige la vraie tradition marchande : elle topait et cédait ses carreaux.
     2. Sur la place de la cathédrale, au sous-sol de la maison qui était autrefois la leur, habitait la famille des propriétaires Toutchkov. Leur ancienne demeure était devenue une laiterie industrielle. Dans ce sous-sol vivaient deux adultes et six enfants : les adultes étaient deux femmes, la vieille Toutchkov et sa bru, dont le mari, ex-officier, s’était tiré une balle en 1925, alors qu’il se consumait de tuberculose. Le colonel autrefois mari de la vieille avait été tué en 1915 dans les Carpates23. Quatre enfants appartenaient à Olga Pavlovna, ainsi s’appelait la bru, les deux autres étaient les enfants du plus jeune des Toutchkov, fusillé comme contre-révolutionnaire. Olga Pavlovna entretenait la famille, elle jouait le soir du piano pour le cinématographe. Et, à trente ans, elle avait l’air d’une vieille.
     Comme dans toutes les maisons misérables, le sous-sol n’était pas fermé à l’arrivée des frères Bezdiétov. Olga Pavlovna les reçut. Acquiesçant de la tête, elle les pria d’entrer, courant devant eux à la pièce appelée salle à manger, pour recouvrir le lit pour que les étrangers ne voient pas qu’il n’y avait pas de literie sous la couverture. Olga Pavlovna jeta un coup d’œil au miroir triptyque sur la coiffeuse en acajou de style Empire-Alexandre Ier. Les deux frères étaient actifs et s’affairaient. Stepane retournait les chaises, repoussait le divan, retournait le matelas du lit, ouvrait les tiroirs de la commode : il examinait l’acajou. Pavel triait les miniatures, la verroterie et la porcelaine. La jeune vieillarde Olga Pavlovna avait conservé la légèreté de mouvement des jeunes filles, et le sens de la pudeur. Les restaurateurs mettaient silencieusement le chaos dans les pièces, en faisant sortir des recoins la saleté et la misère. Pleins de curiosité devant ce qui sortait de l’ordinaire, les six enfants s’accrochaient à la jupe de leur mère ; les deux plus grands étaient prêts à participer au pogrome. La mère avait honte des enfants, les plus petits pleurnichaient dans sa jupe, limitant sa honte. Stepane mit de côté trois chaises et un fauteuil, et déclara :
     « Il n’y a pas d’assortiment, d’ensemble.
     — Que dites-vous ? » lui demanda Olga Pavlovna, qui cria avec impuissance aux enfants :
     « Les enfants, s’il vous plaît, sortez ! Vous n’avez rien à faire ici, je vous prie… »
     « il n’y a pas d’assortiment, pas d’ensemble, dit Stepane Fiodorovitch : trois chaises et un seul fauteuil. Les affaires sont belles, c’est indiscutable, mais elles demandent de grosses réparations. Voyez-vous même, c’est humide, ici. Et il faut reconstituer un ensemble. »
     Les enfants s’étaient tus en entendant parler le restaurateur.
     « Oui, dit en rougissant Olga Pavlovna, tout cela a existé, mais il est peu probable  qu’on puisse le reconstituer. Une partie est restée au domaine lorsque nous sommes partis, une autre partie s’est retrouvée dispersée chez les paysans, les enfants en ont cassé, et puis… l’humidité, j’en ai mis à l’écart, dans la remise… 
     — Je suppose qu’on vous avait donné vingt-quatre heures pour partir ? demanda Stepane Fiodorovitch.
     — Oui, nous sommes partis de nuit, sans attendre l’ordre. Nous l’avions prévu… »
     Pavel Fiodorovitch prit part à la conversation, il demanda à Olga Pavlovna :
     « Vous comprenez le français et l’anglais ?
     — Oh oui, répondit Olga Pavlovna, je parle…
     — Ces miniatures sont bien de Boucher et de Gosway24 ?
     — Oh oui ! ces miniatures… »
     Pavel Fiodorovitch dit, avec un coup d’œil à son frère :
     « On peut en donner vingt-cinq roubles pièce. »
     Stepane Fiodorovitch lui coupa la parole avec rudesse :
     « Si l’on a le mobilier dans son ensemble, même la moitié seulement, je vous l’achète en totalité. Si, comme vous dites, il s’en trouve chez les paysans, on peut y aller.
     — Oh oui ! répondit Olga Pavlovna. Si la moitié de l’ensemble… D’ici à notre village, il n’y a que trente verstes, c’est presque une promenade… On peut rassembler la moitié de l’ensemble. Je vais aller aujourd’hui faire un tour au village, je vous donnerai la réponse demain. Mais si certaines affaires sont esquintées…
     — Cela n’a pas d’importance, on baissera le prix. Et, plutôt que de nous donner une réponse,  faites tout ramener directement, pour que demain on puisse tout recevoir et emballer chez vous. Quinze roubles pour les divans, sept roubles cinquante pour le fauteuil, cinq roubles pièce la chaise. L’emballage est à notre compte.
     — Oh oui, je vais faire un tour aujourd’hui à notre village, ça ne fait que trente verstes, presque une promenade… J’y vais tout de suite. »    
     L’aîné des garçons dit :
     « Maman25, vous m’achèterez des souliers, après ? »
     Derrière les fenêtres, le jour était gris, au-delà de la ville s’étiraient les petits chemins de la Russie.
     3. Le barine Viatcheslav Pavlovitch Karazine26 était allongé sur un divan dans la salle à manger, couvert d’une veste en petit-gris élimée au-delà du possible; Sa salle à manger avait l’air d’un cabinet de curiosités installé dans chez un postillon, tout comme le bureau-chambre à coucher qui était le sien et celui de son épouse, Les frères Bezdiétov se tinrent sur le seuil, saluant. Le barine Karazine les dévisagea un bon moment et aboya :
     « Dehors, les escrocs ! Fichez-moi le camp ! »
     Les deux frères ne bougèrent pas.
     Le sang monta au visage du barine Karazine, qui hurla de nouveau :
     « Déguerpissez, vauriens ! »
     Ce cri fit sortir sa femme. Les frères Bezdiétov s’inclinèrent pour la saluer et repassèrent le seuil dans l’autre sens.
     « Nadine, je ne peux pas voir ces gredins-là, dit à sa femme le barine Karazine.
     — Très bien, Viatcheslav, allez dans le bureau, je négocierai avec eux. Ah, vous savez pourtant tout, Viatcheslav ! répondit Madame Karazine.
     — Ils ont interrompu ma sieste. Très bien, je vais dans le bureau. Je vous prie seulement de ne pas vous montrer familière avec ces esclaves. »

     Le barine Karazine sortit de la pièce en traînant sa veste derrière lui ; les frères Bezdiétov entrèrent à sa suite, et saluèrent respectueusement une fois encore.

     « Montrez-nous vos Gobelins russes, et dites-nous aussi le prix du petit bureau, dit Pavel Fiodorovitch.
     — Asseyez-vous, messieurs », dit madame Karazine.
     La porte du bureau s’ouvrit toute grande et la tête du barine en émergea. Le barine Karazine s’exclama, en regardant de côté, vers les fenêtres, pour ne pas apercevoir les frères Bezdiétov :
     « Nadine, ne les laissez pas s’asseoir ! Je doute qu’ils puissent comprendre la beauté de l’art ! Ne les laissez pas faire leur choix ! Vendez-leur ce que nous estimons indispensable de leur vendre; Vendez-leur la porcelaine, la pendule en porcelaine et le bronze !…
     — Nous pouvons aussi nous en aller, dit Pavel27 Fiodorovitch.
     — Ah, messieurs, attendez, laissez Viatcheslav Pavlovitch se calmer, il est complètement souffrant, dit madame Karazine, qui s’assit à la table, perdue. Il est indispensable que nous vendions quelques affaires. Ah, messieurs !… Viatcheslav Pavlovitch, je vous en prie, refermez la porte, ne nous écoutez pas, allez faire un tour…
     4… 5… 7…
     Vers le soir, lorsque les choucas eurent déchiré le jour et que les cloches eurent cessé de hurler, les frères Bezdiétov revinrent et dînèrent. Après le repas, Iakov Karpovitch Skoudrine s’habilla pour faire une tournée. Il avait dans ses poches l’argent des Bezdiétov et la liste des adresses. Le vieux revêtit un chapeau de feutre à larges bords et une demi-pelisse de mouton, il avait des savates aux pieds. Il alla voir un charpentier, un charretier, chercha des cordes et des toiles, donna des instructions pour emballer les objets achetés et les amener au débarcadère pour les faire expédier à Moscou. Tout à son affaire, le vieux dit en s’en allant :
     «  il faudrait s’adresser aux propres à rien pour l’emballage et le transport, ils ont beau être des innocents, ce sont eux les plus honnêtes. Mais c’est impossible. Mon bon frère Ivan ne le leur permettra pas, c’est leur chef révolutionnaire, il ne les laissera pas travailler pour la contre-révolution, hi-hi !… »
     Les frères Bezdiétov s’installèrent au salon pour se reposer. Ce fut la nuit sur la terre. Toute la soirée, des gens vinrent furtivement frapper à la fenêtre de Maria Klimovna : Katerina sortait à leur rencontrer, et ces gens disaient avec une obséquiosité de miséreux : « Il paraît que vous avez des hôtes qui achètent toutes sortes de choses anciennes », et ils proposaient de vieilles pièces de monnaie, des roubles et des kopecks, des lampes déglinguées, de vieux samovars, de vieux livres et de vieux bougeoirs. Ces gens n’entendaient rien à l’art des choses antiques, ils étaient misérables dans tous les domaines. Katerina ne les laissait pas aller voir les hôtes, entrer avec leurs lampes de cuivre en proposant de laisser là leurs affaires jusqu’au lendemain, disant qu’à leur réveil, les hôtes pourraient les examiner. La soirée était très sombre. Au crépuscule, le vent s’était levé, ramenant les nuages, il se mit à bruiner comme toujours en automne ; dans la forêt, par les chemins boueux (ces mêmes sentiers dans lesquels, ces jours-ci, s’était embourbé Akim Skoudrine28) marchait Olga Pavlovna, la femme au visage de vieille et aux légers mouvements de jeune fille. le vent faisait bruire la forêt de façon effrayante. Avec sa peur de jeune fille de la forêt, cette femme se rendait dans son village pour acheter aux paysans des fauteuils qui leur étaient inutiles.
     À huit heures du soir, Katerina obtint de sa mère la permission d’aller d’abord à une répétition de son chœur, puis de rendre visite à une amie : elle s’attifa et partit. Une demi-heure plus tard, sous la pluie, sortirent Stepane et Pavel Fiodorovitch. Katerina les attendait derrière le pont. Stepane Fiodorovitch prit le bras de Katerina. Par cette nuit noire, ils suivirent un sentier longeant un ravin, jusqu’aux limites de la ville. C’est là qu’habitaient les vieilles tantes Skoudrine29. Katerina et les Bezdiétov traversèrent la cour pour aller dans le jardin, comme des voleurs. Une petite bâtisse de bains se tenait au fin fond du jardin.
     Katerina frappa, la porte s’entrouvrit. À l’intérieur des bains, il y avait de la lumière, et trois jeunes filles attendaient les hôtes des Skoudrine. Les jeunes filles avaient étroitement fermé les rideaux aux fenêtres et mis une table contre les marches du banc d’étuve. Les jeunes filles portaient des habits de fête et accueillirent avec solennité les arrivants.
     Les frères Bezdiétov sortirent de leurs poches des bouteilles de cognac et de porto apportées de Moscou.
     Les filles disposèrent sur la table, sur du papier, du saucisson cuit, des sprats; des bonbons, des tomates et des pommes. L’aînée de la bande sortit de derrière le poêle une bouteille de vodka. Tout le monde parlait bas. Les frères Bezdiétov s’assirent côte à côte sur une marche du banc d’étuve, où brûlait une lampe de fer.
     Au bout d’une heure, les jeunes filles étaient ivres, mais n’en continuaient pas moins à chuchoter. Les gens ivres, en particulier les femmes complètement ivres, gardent longtemps la même expression figée, due à l’alcool. Assise à la table, Klavdia appuyait comme un homme sa tête sur sa main, un rictus lui découvrait les dents, mais le mépris pétrifiait ses lèvres ; sa tête échappait parfois à sa main, elle s’arrachait alors les cheveux – coupés très court – sans ressentir de douleur, elle fumait une cigarette après l’autre et buvait du cognac, elle était toute rouge et d’une beauté un peu hideuse. Elle disait dédaigneusement :
     « Je suis soûle ? Oui, je suis soûle. Et alors ? Demain je retournerai à l’école faire la classe, et qu’est-ce que je sais ? Que puis-je enseigner ? Et à six heures, je me rendrai à la réunion des parents d’élèves que j’ai convoquée. Voilà mon bloc-notes, tout y est inscrit… Je suis soûle, eh, advienne que pourra ! Bon, je suis soûle. Vous, qui êtes-vous ? Vous êtes de ma famille ? Vous achetez de l’acajou ? Des antiquités ? Vous voulez aussi nous acheter avec du vin ? Non, j’aurai bientôt un enfant, je le sais… et je ne sais pas qui est le père… Et peu importe !

     Un rictus découvrait les dents de Klavdia, et ses yeux étaient fixes. Pavel harcelait Zina, la plus jeune des filles, une rieuse aux jambes courtes et aux cheveux filasse : elle était assise à l’écart, sur un billot, les jambes écartées et les mains sur les hanches. Pavel Fiodorovitch disait :
     « Toi, Zina, tu n’oseras jamais enlever ton corsage et retirer ton soutien-gorge ! »
     Zina pinçait les lèvres pour ne pas éclater de rire ; elle riait quand même et disait :
     « Un peu que les montrerai !
     — Non, tu ne les montreras pas ! Tu n’oseras pas ! »
     Klavdia dit avec mépris :
     « Elle les montrera. Montre-leur tes seins, Zina. Qu’ils les regardent. Vous voulez que je vous montre les miens ? Vous me prenez pour une ivrogne ? Non, la dernière fois que je me suis soûlée, c’est quand vous êtes arrivés. Et aujourd’hui, c’est parti, je me prends une cuite, mais une vraie cuite – vos comprenez ? une vraie cuite ! Advienne que pourra !… Ma petite Zina, montre-leur tes seins ! Tu les montres bien à ton Kolia30… Vous voulez que je vous montre les miens !?
     Klavdia tira d’un coup sur le col de sa blouse. Les filles se précipitèrent vers elle. Katerina dit judicieusement :
     « Klavdia, ne déchire pas tes habits, autrement on le saura, chez toi. »
     Tenant difficilement sur ses jambes, Zina étreignit Klavdia en lui prenant les mains. Klavdia l’embrassa.
     « Ne pas déchirer ? dit-elle. Très bien, je ne le ferai pas… Mais toi montre-leur… Qu’ils regardent, les préjugés ne nous font pas honte !… Vous achetez de l’acajou ?
     — Bien, je vais leur montrer, dit docilement Zina en se mettant à déboutonner son corsage. »
     La quatrième fille sortit des bains, elle avait la nausée. Les Bezdiétov se voyaient évidemment comme des acheteurs, ils ne savaient qu’acheter.
     Au-dehors, il pleuvait, le vent faisait bruire les arbres. À ce moment, Olga Pavlovna était déjà arrivée à son village et, heureuse, reconnaissante au grand-père Nazar de lui avoir vendu des chaises et un fauteuil, elle s’endormait, couchée sur de la paille dans l’izba de Nazar. Le barine Karazine, toujours au même moment, faisait une crise de nerfs de vieillard. Dans leur souterrain, près du four, les propres à rien approuvaient, avec des yeux et des voix de fous, l’année 1919, lorsque tout était mis en commun, et le pain et le travail, lorsqu’il ne restait plus rien du passé et que les idées allaient de l’avant, et que l’argent n’existait pas, car on n’en avait pas besoin. Une heure plus tard, la bâtisse des bains était vide. Les femmes ivres et les frères Bezdiétov s’en retournèrent chacun chez soi, les filles ivres rentrèrent à pas de loup chez elles et se glissèrent sans bruit dans leur lit. Dans les bains, par terre, demeurait un bloc-notes où il était écrit : « Convoquer la réunion des parents le 7 à 18h. » « À la réunion de la section syndicale, proposer de souscrire à l’emprunt pour l’industrialisation, à hauteur d’un mois de salaire. » « Proposer à Alexandre Alexeïevitch de repasser L’ABC du communisme31. »
     Au matin, les cloches recommencèrent à gémir, et le chargement d’acajou datant de Catherine II, de Paul Ier et d’Alexandre Ier fut amené, sous la direction de Iakov Karpovitch, au débarcadère. Les frères Bezdiétov dormirent jusqu’à midi. À cette heure-là, se rassembla à la cuisine une foule de gens attendant de connaître le sort de leurs vieilles pièces, de leurs vielles lampes et de leurs bougeoirs anciens.
     La ville est une version russe de Bruges.

Notes

  1. Ce début de chapitre rappelle l’atmosphère évoquée, deux ou trois ans plus tôt dans le Conte de la lune non éteinte (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/210418/le-conte-de-la-lune-non-eteinte-boris-pilniak).
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ostrovski
  3. Manteau tenant à la fois de la redingote et de la touloupe…
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Iaroslavl
  5. Kinechma, en face de Zavoljié (= au-delà de la Volga), devenue depuis Zavoljsk (à partir d’une note trouvée chez J. Catteau)
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9l%C3%A8gue
  7. Le terme signifie que ce sont des accapareurs : ils stockent des marchandises pour les revendre plus cher : la NEP n’est pas encore finie.
  8. Annonçant le départ.
  9. Ce mot signifiant : forteresse.
  10. De la Tchéka, ou du Parti. En plus, il y a une coquille dans le texte russe…
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tarantass
  12. Sorte de fourche pour enfourner des pots dans le four, et les défourner.
  13. Voir le chapitre deuxième, où il est annoncé comme le hérios de la nouvelle.
  14. Époque se soldant par un désastre social auquel Lénine, réaliste, mit fin en instaurant en 1921 la NEP. D’où le « tout était fini », un peu plus loin.
  15. Ou Ogniov, selon le syllabe accentué : l’ardent.
  16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Orville_et_Wilbur_Wright... qui ne se sont nullement tués en avion, comme le prétend Ojogov !
  17. Toujours le feu : pojar, c’est l’incendie.
  18. Bel et bien dans le texte, et sera suivi d’un « 2 »… On ira jusqu’à « 7 ».
  19. C’est le nom du personnage principal du roman L’Idiot
  20. Anciens nobles.
  21. Banc faisant, sous les fenêtres, le tour de la maison.
  22. En russe, la formule est : à lui le royaume des Cieux.
  23. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Carpates
  24. François Boucher : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Boucher. D’après Jacques Catteau, il s’agirait plutôt ici de sa femme Marie-Jeanne Boucher : https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Jeanne_Boucher.
    Richard Cosway : https://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Cosway. Pilniak écrit par erreur Gosway, il rectifiera cette erreur plus tard, dans La Volga se jette dans la Caspienne (encore signalé par J. Catteau).
  25. En français dans le texte.
  26. Voir le chapitre deuxième, note 9.
  27. Avec une erreur dans le texte : Pavel (Paul) devient Piotr (Pierre)…
  28. L’ingénieur dernier fils de Iakov Karpovitch, voir le chapitre deuxième. L'embourbement sera décrit à la fin du chapitre suivant...
  29. Kapitolina et Rimma, les sœurs de Iakov Karpovitch : toujours le chapitre deuxième.
  30. Diminutif de Nikolaï (Nicolas).
  31. Ouvrage écrit en 1919, en plein communisme de guerre, rédigé par Préobrajenski et Boukharine. Le premier, ayant flirté vers 1925 avec Trotski, fut exclu du Parti en 1928. Quant à Boukharine, qui avait choisi Staline, mais commençait à hésiter à propos dudit Staline il était sur la sellette. Tous les deux furent tués pendant la Grande Terreur, en 1937 et 1938 respectivement.

À suivre...

—————————————————————————————

Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.