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Billet de blog 10 novembre 2025

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L'Europe sociale à l'épreuve de ses modèles économiques : le cas de l'ESS

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 par Magali Crochard

Novembre est le mois de l’économie sociale et solidaire. À l’heure où l’Europe célèbre ses acteurs de terrain, un constat s’impose : l’économie sociale vit une tension permanente entre mission d’intérêt général et fragilité financière. 

En France, beaucoup d’associations et de structures de l’économie sociale et solidaire vivent au mois le mois. Selon une enquête du Mouvement Associatif, du RNMA et de France Générosités publiée en avril 2025, près d’un tiers (31 %) des associations employeuses disposent de moins de trois mois de trésorerie, 54 % rencontrent des difficultés de liquidités et 45 % déclarent une baisse de leurs financements publics1. Derrière ces chiffres, une tension profonde : un engagement collectif fort, mais un modèle économique de plus en plus fragile. 

France – Une dépendance publique qui fragilise

L’économie sociale et solidaire française repose sur un cadre légal fort : la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire2. Ce texte a défini pour la première fois juridiquement ce secteur et mis en place un écosystème structuré.
Pourtant, la majorité des structures dépendent encore des subventions publiques, souvent versées tardivement ou conditionnées à des appels à projets. Résultat : des trésoreries sous tension et une charge administrative croissante, dans un environnement macro-budgétaire dominé par les logiques d’austérité, la mise en concurrence des acteurs et la dépendance accrue aux programmes européens de plus en plus bureaucratisés.

Tendance 2025 : diversification des modèles économiques (prestations, partenariats privés, mécénat) sans renoncer à la gouvernance démocratique, principe fondamental inscrit dans la loi de 2014.

Force : cadre juridique reconnu internationalement, écosystème structuré (ESS France, CRESS).
Risque : dépendance persistante aux financements publics et volatilité des subventions.

Source : Le Mouvement Associatif, France Générosités, avril 2025 ; Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014

Royaume-Uni – L’entreprise sociale en première ligne

Depuis les années 2010, les social enterprises britanniques se financent surtout par leurs activités commerciales et par l’impact investing. L’organisation Social Enterprise UK mène actuellement son enquête annuelle State of Social Enterprise 2025, dont les résultats sont attendus à la fin de l'année 2025. Le dernier rapport publié (Mission Critical, 2023) décrivait un secteur dynamique mais sous pression : les aides publiques ont quasiment disparu, remplacées par des logiques d’évaluation d’impact et de performance rigoureuses.

Ce virage vers l’autonomie financière a un effet : la mission sociale originelle s’ajuste peu à peu aux impératifs du marché. Certaines structures adoptent des pratiques proches des entreprises classiques, ne conservant qu’une identité sociale dans leur plaidoyer ou pire : leur plan de communication.

Force : autonomie financière, culture entrepreneuriale forte, innovation sociale.
Risque : glissement vers des logiques marchandes, objet social en perte de sens.

Source : Social Enterprise UK, Mission Critical, 2023 ; Enquête 2025 en cours

Allemagne – Une stabilité institutionnelle sous contrainte

Les grandes fédérations caritatives allemandes (Caritas, Diakonie, AWO, Paritätischer Wohlfahrtsverband) reposent sur des contrats pluriannuels avec l’État et les assureurs sociaux. Ce modèle garantit la pérennité des services, mais la Bundesarbeitsgemeinschaft der Freien Wohlfahrtspflege (BAGFW) alerte en 2025 sur les coupes budgétaires : selon une enquête menée auprès de 8 000 organisations membres, plus de 75 % anticipent une réduction de leurs services3.

Le paradoxe est frappant : ces organisations bénéficient de toutes les garanties institutionnelles — reconnaissance publique, professionnalisation, stabilité contractuelle — mais peinent à adapter leurs services au rythme des besoins sociaux. La complexité administrative est évoquée comme un frein à l'efficacité.

Force : professionnalisation, visibilité publique, stabilité.
Risque : lourdeur bureaucratique, tensions budgétaires.

Source : BAGFW, communiqués 2025

Espagne – Une croissance soutenue malgré les inégalités

L’économie sociale espagnole a connu une croissance notable entre 2020 et 2024. Selon le Ministère du Travail et de l’Économie sociale (février 2025), le nombre de coopératives est passé de 19 800 à 21 131, les "sociétés laborales" de 7 200 à 8 500, et l’emploi a progressé de 6,8 %4. Le ministère a lancé une stratégie nationale de soutien à l’ESS, adossée à des fonds européens.

Mais cette croissance cache des contrastes : entre une coopérative barcelonaise et une structure d’Estrémadure (cette région du sud ouest très spécifique souvent jugée comme le laboratoire de l'ESS espagnole), les conditions d’accès aux financements diffèrent radicalement. La dépendance aux subventions régionales à court terme entretient également les inégalités territoriales.

Force : vitalité coopérative, ancrage local, soutien politique.
Risque : fragmentation régionale, précarité des cycles de financement.

Source : CEPES, Ministère du Travail et de l’Économie sociale, 2025

Québec – Un équilibre sous tension budgétaire

Au Québec, l’économie sociale s’appuie sur un écosystème solide : le Chantier de l’économie sociale, le Fonds de solidarité FTQ, et la nouvelle plateforme akcel, lancée le 9 avril 2025, qui répertorie plus de 4 000 entreprises sociales5.

Mais le contexte budgétaire provincial fragilise certains programmes. Le déficit 2024-2025 a été révisé à 7,3 milliards $ (canadiens) — et le gouvernement prévoit 11,4 milliards $ pour 2025-20266. Ces tensions imposent une réévaluation des dépenses publiques, au risque d’affecter les financements de l’économie sociale.

Force : instruments de financement à long terme, ancrage communautaire fort, structuration exemplaire.
Risque : exposition aux arbitrages politiques en période de contrainte budgétaire.

Source : Chantier de l’économie sociale, 2025 ; Ministère des Finances du Québec, Budget 2025-2026

Italie – Le poids du local, la force du collectif

L’Italie reste une puissance coopérative européenne. L’ONU a proclamé 2025 Année internationale des coopératives8, relançant le débat sur le rôle des coopératives sociales dans les politiques publiques italiennes.
Représentées par l’Alleanza delle Cooperative Italiane, elles font face à des retards chroniques de paiement des municipalités et à de fortes disparités Nord-Sud, historiques au demeurant.

Force : base mutualiste solide, reconnaissance politique, tradition coopérative.
Risque : instabilité locale, dépendance aux collectivités, disparités territoriales.

Source : Alleanza delle Cooperative Italiane ; Résolution ONU A/RES/78/289, 2024

En conclusion : un paradoxe européen et une difficulté de passage à l'échelle

À ces descriptions s’ajoute une fragmentation statistique persistante : la comptabilisation du secteur reste hétérogène d’un pays à l’autre, rendant les comparaisons délicates. L’OCDE pousse depuis 2024 à une harmonisation des données via les satellite accounts et des taxonomies communes, afin de mieux mesurer le poids réel de l’économie sociale dans la création de valeur et d’emploi (Article complet sur HAL : https://hal.science/MagaliCrochard)

Mais au-delà des chiffres, la question est politique. En effet, l’ESS européenne produit de la valeur sociale à petite échelle, mais les cadres institutionnels et financiers empêchent son déploiement massif. En d'autres termes, des initiatives locales ou sectorielles réussissent, mais leur passage à l’échelle échoue souvent. Les politiques publiques encouragent “l’innovation sociale” sans lui donner les moyens de la pérennité.

Ce que mon propos cherche à montrer, c’est que le changement d’échelle est inversé : les projets les plus fidèles à leur mission sont souvent les moins extensibles, tandis que ceux qui grandissent le font au prix d’un compromis avec la logique de marché, compromis pas toujours bien maîtrisé, et pas toujours fidèle au plaidoyer initial.

Repenser le financement de l’économie sociale suppose donc de réaffirmer ce qu’elle produit de spécifique : une Europe de la solidarité et de la stabilité sociale.

Par  © Magali Crochard, 2025
Articles publiés sur Mediapart – Le Club
Retrouvez mes travaux de recherche sur HAL : https://hal.science/MagaliCrochard

Note méthodologique

Cet article s’appuie sur des rapports, enquêtes et statistiques publiés entre décembre 2024 et juillet 2025, et d’analyses sectorielles générales, en l’absence de rapports annuels publiés cette année.

L'article complet est disponible sur le site :  HAL : https://hal.science/MagaliCrochard

Références

  1. Le Mouvement Associatif, RNMA, Hexopée, France Générosités. La santé financière des associations. Avril 2025. org
  2. Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire. Légifrance
  1. Bundesarbeitsgemeinschaft der Freien Wohlfahrtspflege (BAGFW), communiqués 2025. ↩
  1. CEPES, Ministère du Travail et de l’Économie sociale (Espagne), février 2025. ↩
  1. Chantier de l’économie sociale du Québec, plateforme akcel, 9 avril 2025. qc.ca
  1. Ministère des Finances du Québec, Budget 2025-2026, mars 2025. ↩
  1. Giving USA Foundation, Giving USA 2025, juin 2025. org
  1. ONU, Résolution A/RES/78/289, 19 juin 2024. ↩

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