Des confins et de l’Amérique
Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse, vertu et telles parties essentielles ; les ornements externes se chercheront après que nous aurons pourvu aux choses essentielles.
Montaigne, Essais, livre II, chapitre 16.
On se retrouve
Bonjour fantômes
on se retrouve
Salut silence
on se retrouve
aux abords des confins
tout près du bout
du rien
On se retrouve
au bord du gouffre
du silence
On se retrouve
et plus on se retrouve
plus on parait
perdus
Alors on tente un sens une respiration
Un rythme comme on cherche une vieille chanson
Oubliée qui pourrait nous sauver de l’oubli
Et nous porter, légers, comme un alexandrin
(…)
Pour comble de malheur j’apprends à l’instant même
La mort du bonhomme Alain Rey - et c’est soudain
Notre langue pendue à l’arbre d’ignorance.
(Il y a deux catégories de langues : les langues malades et les langues mortes
Alain Rey)
Qu’en nous sa langue lui survive, elle est la nôtre :
Il nous reste les mots sauvons-les des chacals
Aux dents serrées comme d’antiques dictionnaires
(…)
On se retrouve au froid milieu d’un nulle part
Envahi de médias de paroles d’images
C’est plein de vérités et c’est plein de mensonges
On se retrouve en plein cœur transi d’un brouillard
Où les signes de vie sont des ombres de mort
On voudrait y voir clair on n’y voit que du feu
On regarde on regarde on regarde - et on voit :
Le virus rouillé d’une auto abandonnée
Dans le fond oublié de l’ornière géante
Où finissent les métaphores pathétiques
On regarde on regarde on regarde - et on voit :
Balbutiant fatigué le chant mourant des signes
L’oiseau de feu chu dans la soupière où mijotent
Un antique ragoût d’images poétiques
On regarde on regarde on regarde - et on voit :
Le baiser la caresse la peau la salive
Le sexe - tout ficelés fagotés jetés
Dans les flammes tristes des foyers familiers
On regarde on regarde on regarde - on ne voit
Rien du dehors qui nous assène son silence
Quand ça bruit de partout dans le dedans des corps
- On se réchauffe comme on peut – on meurt pareil
après quoi
viendra demain
et quelqu’un dira
qu’aujourd’hui n’a pas été
et qu’en fin de compte
demain n’a pas été non plus
et des mots de sable
des mots de sciure
des mots de feutre
des mots de –
Patrick Ourednik, Le silence aussi
Back in the USA – part one
J’entendis le dieu de la nuit soulever un grand drap et tirer dessus avant de le soulever de nouveau pour essayer de faire son lit.
Leonard Michaels, Conteurs, menteurs
c’est bientôt l’aube et cependant je rêve encore
et j’entends un tango de balle et de corps
du fin-fond du Far West surgit Buffalo Kill
terrifiant frisson On the Blueberry Hill
armé de ses incohérences abyssales
il répand sur le monde une agressive gale
le fusil à lunette est en tête des ventes
la gouine et le coco sont des cibles mouvantes
on va pouvoir tirer partout, sur son voisin
qui pense trop, on va pouvoir violer son chien
buter du latino du nègre du pédé
de l’indien, du pas clair, et aussi de l’athée
il n’y a pas assez de bazar dans le monde
quelques crachats de plus et voilà qu’on inonde
des peuples des contrées comme on pisse en passant
sur une fourmilière affolée en pensant
à comment maquiller la prochaine élection
à l’image d’une hypothétique érection
puis c’est le soir et cependant je rêve encore
d’un théâtre d’humains, d’un sensible décor
quand ressurgit un Gengis Khan de pacotille
ravageant tout sur son passage, et sa famille
de busards se gavant de leurs propres charognes
jouissant de leurs rebuts, indignes, sans vergogne
je ne dors plus ne rêve plus et je me lève
et contemple la nuit qui lentement achève
la toilette du corps décomposé du jour
d’avant, en espérant un incertain retour…
(poème du 3 novembre deux-mille vingt
façon d’alarme - en rêvant que ce fut en vain)
Back in the USA – part two
Le Mussolini des McDo ne lâche pas l’affaire !
Il vomit ses discours de haine il jure il vocifère
(Si l’on supporte les odeurs qui sont les nôtres
On a du mal à renifler celles d’un autre)
S’il ne peut faire main-basse sur la Maison
Blanche - dans quelques mois ce sera la prison
En attendant le monde en est débarrassé
C’est déjà ça, on pourrait presque s’embrasser
Bien sûr rien n’est réglé, bien sûr tout reste à faire :
Tenter déjà de l’empêcher de tout défaire…
…
Pendant ce temps
Pendant ce temps pendant ce temps
comme il peut le monde surnage
nous vivons tous à son image
nous survivons pendant ce temps
pendant ce temps nous aiguisons
nos appétences carnivores
on se nourrit de nos prisons
cependant qu’elles nous dévorent.
le monde est désorganisé
ça gite de partout, ça tangue
à nous de le recomposer
en poésie c’est par la langue
chaque mot est une fenêtre
par où faire le jour renaître
enfin, peut-être bien
peut-être …
***
Pendant ce temps pendant ce temps
comme il peut le monde surnage
nous vivons tous à son image
nous survivons pendant ce temps
Pendant ce temps sentant que tout le fuit
L’ubuesque puissant roi shakespearien déchu
Seul dans sa tragédie doit se pleurer dessus
Dans le palais désert de sa tête ça bruit
Pourrait casser son jouet et détruire le monde
S’il le pouvait, mais le peut-il ? ça lui résiste
La moitié de son peuple au moins s’oppose et gronde
Sa colère n’en est que plus irréaliste
Seul dans mon lit je transpire une aigre pitié
Pour celui qui ne fut qu’un vulgaire héritier
Méprisé par les siens adoré par des ombres
Porté par une houle étrange où, nu, il sombre
Pendant ce temps pendant ce temps
comme il peut le monde surnage
nous vivons tous à son image
nous survivons pendant ce temps
Pendant ce temps la nuit je rêve que je rêve
Un joyeux Moyen-Age à l’horizon se lève
Comme un soleil sépia enlumine le ciel
Annonçant un festin des dieux sacrificiel
Sus à la réflexion sus à l’intelligence
Place à tout ce qui nous confine à l’indigence
On ne fait plus le tri du bon grain de l’ivraie
Il n’y a plus de faux il n’y a plus de vari
Tout est affaire de croyance, on a la foi
L’amour la haine on digère tout à la fois
Le cynisme c’est connaitre le prix de tout
et la valeur de rien (Oscar Wilde, interview)
Pendant ce temps pendant ce temps
comme il peut le monde surnage
nous vivons tous à son image
nous survivons pendant ce temps…