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Billet de blog 11 octobre 2021

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Loïc Céry : une exploration magistrale de l’œuvre d’Edouard Glissant

Dans un style fluide, à la dextérité quasi-jazzy, Loïc Céry entreprend une « herméneutique de l’intérieur » en scrutant, au plus près, les textes de Glissant afin d’en dégager la substance. Cette archéologie textuelle éclaire autant qu’elle subvertit l’ordre clivant et surplombant auquel semblait assujettie l’écriture de l’histoire de l’esclavage.

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Loïc Céry. Edouard Glissant, une traversée de l’esclavage. Paris, Editions de l’Institut du Tout-Monde, 2020. 1037 pages.

Illustration 1

Ecrivain philosophe, investigateur avisé d’une modernité dont il a su montrer la complexité, Edouard Glissant (1928-2011) est l’auteur d’une œuvre riche et protéiforme. Dès ses débuts, cette œuvre, qui comprend un vaste corpus de textes poétiques, romanesques, dramatiques ainsi que des essais, fut marquée par l’exploration de la situation anhistorique de l’être afro-diasporique aux Amériques avant d’atteindre sa pleine densité dans la philosophie du « Tout-Monde », fondement d’une éthique de la Relation.

Face à une œuvre aux ramifications inépuisables, il fallait un chercheur aguerri afin d’en clarifier la teneur et les enjeux épistémologiques. C’est ce que réalise Loïc Céry, directeur du Centre international d’études Edouard Glissant (CIEEG) et de la revue Cahiers du Tout-Monde, dans cette somme en deux tomes, dont le titre constitue un parfait indicateur de la centralité de la question de l’esclavage des Noirs dans la pensée et l’imaginaire d’Edouard Glissant.

 « Rassembler les mémoires ». Tel est le titre du premier volume. Cette notion comporte une double implication. D’une part, il s’agit de retrouver, puis de décrypter les traces éparses des mémoires de l’esclavage en vue d’en faire simultanément des objets de réflexion philosophique et historiographique. Une telle démarche tend non seulement à prendre le contrepied des « méthodologies totalisatrices » propres à l’écriture de la fameuse Grande histoire, axée sur le culte de l’archive et opérant selon les présupposés hégéliens de « la raison dans l’histoire », elle a surtout pour enjeu le dépassement des antagonismes mémoriels, qui secouent les sociétés occidentales depuis plusieurs décennies et se traduisent aujourd’hui par une conscience historique militante (le « wokisme »), laquelle n’est moins rien qu’un appel à l’inscription de la « juste mémoire » dans l’espace public.

Dans un style fluide, à la dextérité quasi-jazzy, fait de riffs interprétatifs parfois répétitifs, Loïc Céry entreprend une « herméneutique de l’intérieur » en scrutant, au plus près, les textes de Glissant afin d’en dégager la substance. Cette archéologie textuelle est à rattacher au canon postcolonial, lequel vise à renouveler les outils heuristiques ainsi que les angles d’analyse de l’histoire transatlantique. Il s’agit d’une démarche déconstructiviste qui éclaire autant qu’elle subvertit l’ordre clivant et surplombant auquel semblait assujettie l’écriture de l’histoire de l’esclavage.

La subversion des paradigmes historiographiques apparaît ainsi comme une stratégie qui achève de « Renverser les gouffres », titre du second volume.  L’image est lourde de sens. Elle indique combien l’expérience de la traite esclavagiste fut d’abord un « saut ontologique », un dépouillement total, et ne pouvait s’écrire que par les traces mémorielles. A cet égard, l’on pense à la théorie du physicien anglais Stephen Hawking sur les trous noirs. Si, indiquait-il, tout ce qui est absorbé par un trou noir disparaît à jamais, il postulait cependant la présence des traces des mondes engloutis dans un espace appelé « horizon du trou noir ». A partir de cet horizon, il était possible de ressusciter, sur le modèle des hologrammes, les traces de formes d’existence disparues. Cette représentation imaginaire peut être lue comme une allégorie de l’histoire des Noirs aux Amériques où ces derniers, après avoir été éjectés hors de « l’orbite de leur univers empirique » (Nathan Huggins, Black Odyssey) entraient dans ce que Homi Bhabha nomme « terra incognita ou terra nulla, un espace vide, dévasté et dont les archives doivent être complétées » (The Location of Culture). Radiés de l’histoire, les Noirs durent réinventer leur être-au-monde à partir des débris épars – débris issus des cultures européennes, débris des cultures africaines disloquées   – pour créer un nouveau monde créolisé, que l’on voit en miroir dans les textes afro-diasporiques.

Loïc Céry montre bien que l’expérience de la dislocation fait partie des éléments matriciels de la pensée glissantienne. Au terme d’un minutieux travail de repérage et de balisage du terrain herméneutique, l’auteur aboutit à la vision d’une articulation polymorphe de la mémoire de l’esclavage. Cela tient essentiellement au caractère éclectique de l’œuvre étudiée. Refusant de se cantonner dans une forme littéraire spécifique, Glissant a toujours opté pour une démultiplication des genres indispensables à l’enrichissement des perspectives.  Ainsi la forme théorique se trouve-t-elle souvent complétée par les genres poétique, dramatique et romanesque installant la pensée dans un territoire hybride. Loïc Céry parle alors d’une philosophie aux « entrelacs multiples », qui cherche à s’abstraire des prédicats dictés et des cloisons érigées par les traditions européennes.

L’originalité de cet ouvrage réside également dans une démarche analytique qui s’appuie sur ce que Glissant avait lui-même désigné par le terme « déparler ». Celui-ci définit un rapport aux mots, au langage mû non par l’intelligibilité du discours, mais davantage par la jouissance de la parole poétique. Le « déparler » relève d’une forme de discours dont le verbe se pose comme essence pure, sans souci ni enjeu de communication. Céry montre que cette technique discursive sous-tend l’œuvre de Glissant et a contribué à la « refonte de la modalité même de connaissance de la traite et de l’esclavage considérés dans toute la multiplicité de leurs aspects, décliner ses propositions mêmes dans le cours d’une création protéiforme, puis formuler une nouvelle conception de la mémoire ». L’art du « déparleur, qui parle, écrit, propose une vision et l’explore en tous sens » a permis à Glissant d’ouvrir son œuvre « aux écoutes et aux lectures diverses ». Avec son langage énigmatique, à la limite de l’absurde, le déparleur nous rappelle l’irrationalité du monde, les logiques démentes sur lesquelles notre modernité a été fondée.

En lisant cet ouvrage, il m’a semblé que Loïc Céry, à partir de l’exemple de Glissant, cherche, entre autres, à répondre à la question suivante : face aux gouffres insondables du passé, source de « blessures ontologiques », que peut la littérature ?  A l’instar de nombreux auteurs afro-américains (viennent en tête Martin R. Delany, Frederick Douglass, William E. B. Du Bois, Toni Morrison, Charles Johnson, Yaa Gyasi) et caribéens (Derek Walcott, V. S. Naipaul, Maryse Condé, Wilson Harris, Caryl Philipps, Fred D’Aguiar, etc.), Glissant invite à une exploration prophétique de l’histoire où la création imaginaire participe pleinement de la connaissance du réel, d’une philosophie de type « protreptique », faisant de la parole un outil d’amélioration de soi. Cet enjeu confère à l’œuvre de Glissant une ampleur profondément éthique. Car, si la réparation des tragédies passées peut se révéler illusoire, il y a cependant, écrivait Paul Ricoeur, « des victimes dont la souffrance crie moins vengeance que récit ». Certes ce récit ne saurait empêcher la répétition des tragédies, il reste néanmoins un medium nécessaire pour penser/panser la face sombre de la condition humaine. Ce à quoi nous convie Loïc Céry dans cette magistrale traversée de la pensée d’Edouard Glissant.

MMB

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