Marc Tertre
Education populaire (science et techniques), luttes diverses et variées (celles ci qui imposent de "commencer à penser contre soi même") et musiques bruitistes de toutes origines
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Billet de blog 1 janvier 2011

Marc Tertre
Education populaire (science et techniques), luttes diverses et variées (celles ci qui imposent de "commencer à penser contre soi même") et musiques bruitistes de toutes origines
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Jacques Testart et la crise de l'expertise scientifique (avec détours par le Mediator)

Dans le numéro de décembre du "Monde Diplomatique", Jacques Testart revient sur la situation de crise de l'expertise scientifique et ses conséquences, ainsi que certaines solutions qui permettraient de sortir de cette situation "par le haut". La situation est paradoxale puisqu'en même temps que la demande d'expertise est toujours croissante, sa crise est maintennt avérée, et remet en cause "l'autorité de la science". La demande croissante par les pouvoirs publics d’expertises dans le domaine scientifique traduit une évolution des liens entre science et société. Les découvertes scientiques et leur appliication technique n'est en effet plus uniquement synonyme de progrés, mais aussi de risques, voir de catastrophes possibles, comme l'exemple du "Mediator" semble le montrer.

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Dans le numéro de décembre du "Monde Diplomatique", Jacques Testart revient sur la situation de crise de l'expertise scientifique et ses conséquences, ainsi que certaines solutions qui permettraient de sortir de cette situation "par le haut". La situation est paradoxale puisqu'en même temps que la demande d'expertise est toujours croissante, sa crise est maintennt avérée, et remet en cause "l'autorité de la science". La demande croissante par les pouvoirs publics d’expertises dans le domaine scientifique traduit une évolution des liens entre science et société. Les découvertes scientiques et leur appliication technique n'est en effet plus uniquement synonyme de progrés, mais aussi de risques, voir de catastrophes possibles, comme l'exemple du "Mediator" semble le montrer.

La crise de l'expertise scientifique, une situation qui vient de loin


La crise de l'expertise scientifique vient aussi des manques, des défauts, des obscurités internes à ce système. Que l'on songe au probléme du sang contaminé (ou la faillite des experts a été avérée, et à donné lieu à procès, à l'affaire de la "vache folle" où les experts avaient assurés que l'ingetion des farines animales était sans risqque, sans oublier les problémes dues à l'amiante, longtemp sous estimés, et le probléme de l'essence plombée qui a elle aussi causée des dizaines de milliers de mort. « Nous vivons une période de mutation du modèle d'expertise », confirme André Cicolella, directeur de l'évaluation des risques sanitaires à l'Ineris. « Dans le modèle ancien, l'expert parlait intuitu personae, il parlait d'autorité et n'avait pas besoin de dire sur quelle base il fondait son expertise. A ce modèle opaque en a succédé un nouveau, transparent et plus collectif, qui repose sur l'obligation de définir la méthodologie et les critères utilisés. » La méthodologie, c'est bien le reproche fait par les inspections du travail et de l'environnement au rapport de l'Afsset (ancienne Afsse). L'agence, elle, plaide le manque de moyens. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle n'a qu'un soutien distant de ses nombreuses tutelles ministérielles.De l'autre côté, la société peut s'interroger à juste titre sur la pertinence des avis rendus. Les grands scandales sanitaires ou environnementaux témoignent des nombreuses expertises bâclées ou falsifiées. Du coup, les tables rondes sur la difficulté de cette nouvelle activité scientifique se font plus nombreuses. Au Parlement, le sénateur Claude Saunier a entraîné l'Office national d'évaluation des choix scientifiques et techniques sur une réflexion de fond. Le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, a déjà un projet similaire. En fait, la crise de l'expertise scientifique est permanente. L'Inserm publie cette année une étude sur les troubles de comportement de la petite enfance et ses chercheurs sont aussitôt accusés de dérive sécuritaire. Depuis vingt ans, les climatologues brandissent les signes du réchauffement climatique mais, à la veille d'un nouveau rapport alarmiste de l'IPCC, ils subissent une campagne de dénigrement. OGM, éthers de glycol, grippe aviaire, dioxines, Vioxx, effet de serre, perte de biodiversité, légionellose... Autant de fronts sur lesquels les experts scientifiques sont constamment envoyés en éclaireurs. A chaque fois, ils sont ballottés entre la complexité scientifique d'un sujet, la crainte d'être suspectés de manipulation, la nécessité de trancher rapidement sous le feu médiatique.

Le probléme du Voxx : l'ADSAPS déja en cause


Je ne reviendrais pas plus avant sur l'affaire du "Mediator", en raison du travail fouillé de Michel de Pracontal, je renvois à ses articles. Mais avant le médicament vedette de Servier, l'ADSAPS avait déja été mis en cause, sans qu'on ait été plus vigilant pour autant, lors de la mise en cause du "blockbuster" (médicament vedette) du laboratoire Merk. Dans cette affaire, les autorités sanitaires, dont l'Agence française de sécurité des produits sanitaires (Afssaps), ont été d'une passivité exemplaire. En novembre 2000, l'étude américaine Vigor prouve que le Vioxx entraine une très nette augmentation du nombre d'infarctus du myocarde, ce qu'admet l'Afssaps dans un communiqué. Mais notre Agence nationale fait valoir qu'à l'origine, cette étude n'avait pas "pour objectif l'étude de la tolérance cardio-vasculaire", elle ne vaudrait donc pas grand chose car "seule une étude spécifique permettrait d'évaluer le risque cardio-vasculaire éventuel" du médicament. Et les patients sont priés de gober la pilule.En juin 2002, constatant que le Vioxx est devenu un best-seller en quelques mois, le coeur léger, l'Afssaps se décide tout même à recommander aux médecins d'avoir la main un peu plus légère sur les prescriptions, car la molécule engendrerait des effets secondaires notables... sur le système digestif. Quand aux risques cardio-vasculaires, il "est en cours d'évaluation". En juillet 2004, l'Afssaps rend compte d'une réévaluation du rapport bénéfice/risque avalisée par la Commission européenne quatre mois plus tôt : RAS, tout va bien, "la sécurité d'emploi des coxibs [dont le Vioxx fait partie] n'est pas remise en cause". Et bonjour chez vous. C'est alors qu'en septembre 2004, l'Agence tombe des nues. Elle annonce, dans un communiqué, qu'elle "vient d'être informée [...] de la décision des laboratoires Merck Sharp & Dohme-Chibret de l'arrêt mondial de la commercialisation de leur spécialité Vioxx". Il lui faudra 9 mois de plus pour admettre officiellement que le médicament est effectivement dangereux sur le plan cardio-vasculaire. Ce que ne contesteront certainement pas les milliers de malheureux qui en sont mort...
Les bonnes pratiques de l'expertise scientifique, mythe ou réalité
Une solution avancée pour redorer le blason de l'expertise scientifique mis a mal par tant de scandale e été la mise en place de "bonnes pratique" et l'adoption de chartes par les institution considérées. Un exemple de ces "bonnes pratique" est donné par la "charte de l'expertise" promue par l'inra
L’expertise réalisée par l’INRA satisfait aux principes fondamentaux suivants :
- compétence,
- pluralité,
- impartialité,
- transparence.

Or c'est dire que le ver est déjà dans le fruit, et reconnaitre que les "mauvaises pratiques" sont déjà suffisemment présente et actives. La compétence, la pluralité, l'impartialité n'iraient pas de soi ? Cette affirmation paradoxale laisse un sentiment de malaise.... D'autant si on en examine les détails de mise en oeuvre :
Compétence et pluralité
La compétence est garantie par le mode de repérage et de sélection des experts, qui s’opèrent sur la base de leurs publications validées par leurs pairs. Une diversité dans les approches de la problématique doit être systématiquement recherchée pour la constitution de ce panel d’experts.
Cette pluralité peut se traduire notamment par l’appel à des compétences extérieures à l’INRA, notamment à l’étranger.
La recherche d’une diversité disciplinaire, institutionnelle, culturelle et même nationale est en effet un deuxième principe fondateur, qui permet de confronter des points de vue différents, de les relativiser et constitue, à ce titre, un élément décisif pour la qualité de l’expertise.
Dans les cas où les connaissances mobilisées par l’expertise ne sont pas stabilisées, il doit être fait état dans le rendu de l’expertise des points de vue complémentaires ou divergents qui auraient été constatés.
Impartialité et transparence
L’INRA s’engage à garantir l’impartialité de son expertise vis-à-vis de tous intérêts, qu’ils soient publics ou privés.
Ainsi, les missions respectives dévolues à la maîtrise d’oeuvre INRA et à la maîtrise d’ouvrage publique seront explicitées systématiquement par contrat. La déclaration de conflit d’intérêts sera imposée à tous les experts participant à des ESCO INRA.
Le principe de transparence comporte trois aspects.
(i) Les scientifiques contactés dans le cadre de l’expertise font connaître par écrit leurs liens éventuels avec certains intérêts concernés par l’expertise et susceptibles de compromettre
leur neutralité. Au vu de ces déclarations de conflit d’intérêt, l’INRA confirme ou non leur participation à l’expertise. Cette procédure est transparente.
(ii) Lorsque le demandeur d’expertise relève de la puissance publique, la méthodologie suivie pour l’expertise, ainsi que les produits qui en résultent, ont a priori un statut public.
(iii) L'INRA assure la traçabilité des actions et moyens mis en oeuvre au cours de l’expertise, notamment sur la fourniture et l’exploitation des sources bibliographiques, et élabore des procédures appropriées d’archivages des dossiers issus des expertises.

Le problème est que ces principes sont ou trop ou pas assez. Trop, parce qu'ils entérinent un état de fait qui montre que les autorités et les institutions n'ont que trop tardé à réagiiir, et pas assez parce que les mesures semblent insuffisante pour redresser une situation par trop dégradée..

Conflits d'intérets et secrets commerciaux : bienvenue dans un monde de profits


L'ère des blocksbusters
Un médicament blockbuster est un médicament qui génère un chiffre d'affaire (prix des ventes) de plus d'un milliard de dollars au laboratoire pharmaceutique qui le commercialise. Les principaux laboratoires (Pfizer, Sanofi-Aventis, Novartis, Glaxo-Smith-Kline ou GSK) de ce monde possèdent un, voire de nombreux médicaments blockbusters. Ces médicaments permettent souvent d'assurer une stabilité à l'entreprise et de fincancer des recherches. Un risque survient pour la société qui commercialise ce médicament vedette lorsqu'un médicament blockbuster, cela a été le cas avec le Prozac® (fluctine), tombe dans le domaine des génériques. Le chiffre d'affaire du produit et du laboratoire peut en conséquence diminuer car d'autres laboratoires peuvent le copier et faire concurrence à ce produit phare. Le Viagra® (de Pfizer®) ou le Diovan® (de Novartis®) sont des doubles ou triples blockbusters qui assurent à la société et aux actionnaires une forte stabilité, dans certains laboratoires cela peut assurer plus de 20% des ventes totales de l'entreprise pour un seul médicament.
Les mauvaises pratiques de l'industie pharmaceutique
Le problème du process d'autorisation de mise sur le marché des médicaments est réguliérement posé, sans que rien ne change pour autant . Celui-ci se fonde uniquement sur les études jugées "publiables" par les firmes pharmaceutiques, en aucun cas contraintes de publier l'intégralité de leurs recherches. Il suffit donc que quelques études affichent des résultats positifs, quand bien même 100 autres s'avèreraient négatives. En l'occurrence, plusieurs équipes de chercheurs ont montré qu'entre 6 et 43% seulement des études des firmes pharmaceutiques étaient publiées ! Les autres étant jalousement gardées secrètes. La question du "secret commercial" qui est oposé a cette demande de transparence pose un pobléme ethique à mesure que se poursuivent les scandales. Certainesde ces études ont d'ailleurs été totalement falsifiées, comme l'a révélé l'affaire "Scott S. Reuben", un des plus grands scandales de l'histoire de l'industrie pharmaceutique Rappelons que le docteur Scott S. Reuben avait avoué avoir fraudé au moins 21 essais cliniques de médicaments destinés aux anesthésies. Ce scandale majeur a été totalement passée sous silence en France. Autre problème : la surveillance épidémiologique de l'innocuité des médicaments, après leur mise sur le marché. La FDA réfléchit actuellement à un nouveau modèle. En france, on ne se pose pas encore le probléme Pour combien de temps ?
Déclaration d'intérêts
De fait, dans la foulée de l’affaire du sang contaminé, plusieurs dispositions importantes ont été prises dans les années 1990. Sous l’impulsion de son président de l’époque, Didier Tabuteau (2), l’Agence du médicament a, dès sa création en 1994, imposé à ses experts de faire une « déclaration d’intérêts ». Cette règle est toujours en vigueur aujourd’hui à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), ainsi qu’à la Haute Autorité de santé (HAS). Concrètement, tout expert doit remplir une déclaration sur l’honneur détaillant ses liens avec l’industrie : a-t-il des intérêts financiers (obligations, actions) dans un laboratoire ? A-t-il participé à des essais cliniques ? Intervient-il comme consultant ponctuel ou régulier auprès d’une firme ? A-t-il un membre de sa famille proche, salarié dans l’industrie ? L’expert doit aussi mentionner toutes les interventions (colloques, congrès…) faites à l’invitation d’un laboratoire. Il doit enfin et surtout préciser si ces activités ont donné lieu à une rémunération personnelle ou reversée à son service hospitalier ou laboratoire.
«Il est difficile de se passer complètement des experts»
La déclaration d’un « lien d’intérêt » n’entraîne pas la mise à l’écart automatique de l’expert. L’agence évalue, au cas par cas, si le conflit est majeur ou mineur. « Nous avons d’abord une règle intangible : les présidents de nos commissions ou groupes de travail ne peuvent pas avoir de liens durables avec l’industrie, à travers par exemple un poste de consultant. C’est un conflit élevé qui, a priori, nous conduit aussi à juger contre-indiquée la présence d’un expert au sein d’un groupe de travail », explique Fabienne Bartoli, adjointe au directeur général de l’Afssaps. Un autre conflit, considéré comme majeur, est le fait d’avoir été investigateur principal d’un essai d’un médicament évalué par l’agence. Les choses se compliquent parfois dans certains domaines pointus, où les experts sont peu nombreux. Il peut alors arriver que l’Afssaps ne trouve que des spécialistes ayant des conflits d’intérêts plus ou moins importants. « Il est difficile de se passer complètement d’eux, souligne Fabienne Bartoli. Dans ce cas, il faut que l’ensemble du groupe de travail soit bien au clair des conflits d’intérêts de celui qui s’exprime. Et que, si nécessaire, l’expert en question ne participe pas à la délibération finale. » Soulignons que cette transparence ne va pas jusqu'a informer le public de ces conflits d'interêts...

Les "forum hybrides" : solution magique ou rustine médiatique ?


La notion de forum hybride est récente, et désigne un ensemble d’ initiatives, plus ou moins stabilisées dans certains pays (Danemark, notamment), expérimentales dans d'autres, grâce auxquelles les citoyens peuvent devenir capables de se mêler de ce qui ne les regarde pas[1]. Ou plutôt de ce qui les regarde, bien sûr, puisqu'il s'agit de situations mettant en jeu l'avenir collectif. Il s’agit donc de ne plus confier aux experts le soin de gérer ces situations au prétexte que les citoyens sont dépourvus de la compétence nécessaire à toute prise de position.
La forme la plus classique de forum hybride est la «conférence de citoyens», où des personnes représentatives de différents milieux socio-culturels, tirées au sort parmi des volontaires, se voient chargées de répondre à une question controversée après avoir auditionné et interrogé les parties en présence. Les participants peuvent aussi être des usagers d'un «lieu commun» (un quartier, une rivière et son bassin, etc.) qui entreprennent de s’écouter, de reconnaître leurs divergences mutuelles et d’arriver le cas échéant à une proposition articulée et cohérente. Ou encore, il peut s'agir des habitants d'une région concernée par un projet d’aménagement (route, aéroport, champ d'immondices, enfouissement de déchets nucléaires).
En tant qu'innovation politique, les forums hybrides devraient profondément affecter le mode de formation des experts, scientifiques et ingénieurs. Rien dans la formation classique ne les rend aptes au type de débat que mettent en scène ces forums. On leur donne plutôt l'habitude de traiter par le mépris, ou d'ignorer, certaines objections sans jamais avoir à douter de la pertinence de leur propre position. Les forums hybrides impliquent une transformation plus profonde encore des pouvoirs politiques et administratifs, car il s'agit désormais de lier la qualité d'une décision à l’existence de contre-expertises, que celles-ci soient commanditées ou produites par des groupes émergeants. Les forums hybrides véhiculent donc une version de la démocratie qui imposerait aux tenants du pouvoir d'accueillir et de soutenir l'émergence de groupes voués pourtant à leur compliquer la vie[2].
Ceci n’est pourtant qu’une possibilité. Pour la défendre, il ne faut certainement pas faire trop confiance à la vogue et au succès de l’expression «forum hybride». Comme toute expression à la mode, celle-ci fait l'objet de multiples détournements, qui menacent de la vider de tout intérêt. A un extrême, certains économistes s'emparent du terme «hybride», qui signifie qu’on réunit des personnes différentes, qu’on mise sur l’hétérogénéité des participants, pour affirmer que le forum hybride type, c'est le marché. Au nom de la bonne gouvernance, la Banque mondiale commence déjà à exiger d’avoir affaire non à un gouvernement mais à un forum hybride censé traduire l'intérêt général des différents «stakeholders» (parties intéressées) d'une situation. Voilà une excellente manière de court-circuiter tout ce qui apparaît «rigide», et d'étendre à la décision politique les mécanismes de la main invisible (d'intérêts égoïstes surgira le «compromis optimal»). A l'autre extrême, des milieux industriels ou professionnels voient dans le forum hybride une astuce pour mettre en spectacle un problème qui les intéresse en convoquant des personnalités représentatives. Après l’exposé des positions, ils demanderont à ces personnalités un avis éclairé, et assureront une publicité bien venue pour leur projet. Entre les deux extrêmes, il y a bien des moyens qu’un forum n’offre qu’une façade ou même une parodie de consultation démocratique.
Face à un aussi menaçant succès, il vaut la peine d'expliciter quelques contraintes qui, si elles ne sont pas satisfaites, détruisent la signification même de la notion de forum hybride[3]. D'une part, se pose la question du type d'experts qui réuniront la documentation ou les protagonistes d’une conférence ou d’un forum. Il existe des conférences de citoyens où toute l'attention est portée sur un échantillonnage représentatif de citoyens, mais où ceux-ci ont affaire à des experts d'accord sur l'essentiel. En ce cas, l'entreprise est une forme de «pédagogie»: on fait accepter une décision déjà prise, qu’on se contente de moduler grâce à quelques aménagements cosmétiques. La première contrainte porte donc sur la mise en présence effective des positions divergentes, informées et articulées. Cette contrainte implique l’importance des mécanismes d’émergence de groupes capables non pas seulement de «grogner» ou de dire «où vous voulez mais pas chez nous» (symptôme NIMBY, not in my backyard) mais de défendre une position qui révèle des aspects de la situation que d'autres ignorent, refusent ou négligent.
D'autre part, la question qui rassemble les protagonistes doit être effectivement ouverte, et ouverte dans toutes ses dimensions pertinentes. La tentation est grande, pour les pouvoirs publics, de «cadrer» un problème de telle sorte que seules certaines modalités soient discutées. Ou encore d’inciter les protagonistes à défendre leur propre intérêt sans se mêler de ce qui ne les regarde pas. Ainsi, dans le cas des OGM, on admettra que des citoyens se préoccupent de la qualité de leur nourriture, mais leur affaire n’est pas de s’interroger sur les conséquences des OGM pour l'économie agraire de pays lointains. Le forum hybride doit, au contraire, réactiver sur un autre mode un comportement qui servit à définir (de façon péjorative) les intellectuels: ceux qui, lors de l'Affaire Dreyfus, apprirent à se mêler de ce qui ne les regardait pas.
Enfin, le rassemblement lui-même doit répondre à des procédures exigeantes. Il ne s'agit pas du tout d'un triomphe du droit procédural (la décision est valide si les procédures ont été respectées). Ces procédures sont plutôt expérimentales, solidaires d'un travail d'apprentissage mutuel et d'invention essentiellement pragmatiques. Elles doivent en effet produire une différence avec les formes usuelles de rassemblement. Dans les réunions censées rassembler des gens de «bonne volonté», et donner à chacun la «liberté de s'exprimer», les plus «forts» (bavards, monomaniaques arrogants, sans scrupules, obstinés) gagnent, et la discussion s'enlise dans un sentiment général de lassitude et d'impuissance. Réussir à ce que les positions s'exposent au sens fort, tel est le défi des forums.
Définis par de telles contraintes, les forums hybrides sont une entreprise à portée non seulement politique mais aussi anthropologique. Ils font le pari qu’on peut en découdre avec l’image d’une foule grégaire, susceptible de paniquer, attendant d'être rassurée, qui commande la vie politique ( en France particulièrement, où le nuage de Tchernobyl n’aurait pas franchi les frontières). Le forum hybride joue sur la «dramatisation» des problèmes au sens technique, au sens où dramatiser signifie déployer les rôles divergents, voire conflictuels, joués par différents éléments d'une situation. Il fait le pari que les contradictions ne sont pas toujours indépassables, et qu'il ne faut pas toujours chercher un arbitre pour représenter l'intérêt général. Ils fait le pari que la dramatisation peut transformer les protagonistes et la position du problème en jeu. En ce sens les forums hybrides réactivent les techniques à l’œuvre dans les «palabres» propres aux sociétés africaines, où chaque participant représente de manière légitime un ordre du monde, mais où nul ne sait par où ni comment l'ordre du monde va passer.

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