Le beau est de ces qualités qui nous échappent dès que nous tentons de les saisir parce qu’elles appartiennent à un ordre que nous traversons sans parvenir à l’habiter : l’ordre de la sensibilité, où l’on ressent plus qu’on ne dit et ne définit. Et lorsque Socrate feint la sottise interdite, c’est pour mieux enjoindre Hippias au silence averti du sage.
La leçon est claire, il faut se taire.
Dès les premières secondes de Devdas, cris saillants et notes musicales retentissent, or la règle est scrupuleusement respectée. Sanjay Leela Bhansali lui sacrifie même ses dialogues pour qu’il n’en reste plus qu’un mot : « Devdas », nom du désiré qui progresse de bouche en bouche et y prend la consistance d’un signe abstrait dont le référent manque à l’appel puisque Devdas est d’autant plus aimé qu’il n’est pas là. Son nom rejoint, pour ainsi dire, la classe des mots magiques que l’on répète dans les incantations, des mots-images qui nomment l’idée et la créent en même temps.
Tout se passe comme si Devdas naissait de ces invocations désirantes. Dans les flashbacks, sa silhouette est celle d’un petit garçon grondé. Et dès qu’il y redevient un objet de désir, sa silhouette disparaît et ne se loge plus que sur les lèvres de Paro hurlant son nom, véritable signe debout, suspendu en-deçà ou au-dessus de toute réalité.
Plus tard, les rôles s’échangent et c’est Paro qui se mue en nom que Devdas murmure dans l’espoir de trouver, derrière chaque nouveau voile, le référent évanescent. Le corps de Paro est pourtant bien là, dansant pour chasser une guêpe, petite bête volante de l’amour qu’il faut savoir saisir à temps. Mais il se cache derrière les tissus colorés pour échapper au regard de l’amant plus fuyant qu’insistant parce qu’il sait, lui aussi, qu’on ne voit pas impunément l’être aimé. Toujours il menace de disparaître, ou pire, de décevoir. Il faut donc ruser pour divertir cet oeil implacable aux aguets d’une vulgarité ou d’une banalité irréparables. Il faut même lui imposer des médiations - vitres teintées et appareils optiques - qui le mettront à distance.
La distance… condition première du récit, écart sans lequel il n’y aurait rien à franchir, gouffre creusé pour être imparfaitement traversé comme Paro traverse son jardin et échoue à en franchir les portes. Toute l’intrigue de Devdas se rejoue dans cette scène finale. Et si elle s’y concentre aisément, c’est justement parce que le fil qui la tend n’est fait que de temps mué en espaces et d’espaces mués en temps. Ces transformations sont les actes fondateurs du récit. Elles le font naître et renaître de manière à ce qu’il ne se passe rien d’autre que ce passage même. Les personnages qui ne sont pas des amants ont l’existence mécanique et presque ridicule des archétypes. Ils ne sont que des principes. Un ami corrupteur, un beau-fils débauché, une belle-soeur avare ou un père autoritaire voués à agir rapidement, en un geste ou une parole déclamée avec toute l’emphase outrancière et l’efficacité communicative des caricatures. Aucune profondeur psychologique n’est requise pour ces actants qui étirent le récit et en réduisent les complexités afin que sa source première en soit le seul moteur : le désir. Un désir qui se décline en danses, chants et paroles poétiques et construit ainsi un espace-temps qu’il détruit aussitôt.
Qu’est-ce que l’acte d’aimer si ce n’est la création d’une attente que l’on voudrait pourtant réduire et enfin arrêter ? Dans Devdas, cette attente se compte et se calcule, 87 600 heures dit Paro ou dix années, six mois, quatre jours et six heures. Ces conversions arithmétiques rappellent que pour l’amoureuse, il n’y a ni succession, ni instantanéité. Le temps ne fuit pas, il reste et s’accumule pour éloigner l’objet du désir et le cacher dans la demeure d’une courtisane ou le palais d’un aristocrate tout en promettant de revenir le chercher pour mourir et réduire une dernière fois le délais et la distance. L’un et l’autre se confondent dans le drame qui unit Paro à Devdas et forme une métaphysique de l’érotisme. Chaque partie n’a pas plus grand désir que la fusion avec cet autre qu’il faut pourtant sans cesse repousser pour maintenir ce même désir, immense et fragile. Mais les amants doivent se contenter d’une insupportable coexistence dont la dissolution crée et nie la fiction en lui donnant un point d’origine, un présent du fantasme et un avenir de la frustration.
Telle une chanson que l’on n’écoute que pour arriver à son ultime note, Devdas enchaîne les verres pour atteindre son dernier. Et comme dans la course de Paro, nous retrouvons dans cette répétition morbide le principe pulsionnel de toute fiction que Sanjay Leela Bhansali nous livre en sa forme la plus épurée et idéelle possible.