Plus de 53 000, 121 000, 1,9 millions. C’est respectivement le nombre de morts, de blessés et de déplacés qu’il aura fallu attendre pour que des gouvernements parlent enfin, commencent, du bout des lèvres, à changer de braquet. Ce sont les nombres qui arrivent enfin à faire sursauter les stars, les personnalités, les médias et toutes celles et ceux qui demeuraient silencieux.
C’est donc ça, ce que vaut la vie des palestinien.ne.s ? À partir de quand on dit : « stop » ? C’est en fonction de quoi ? Des confessions religieuses ? De la couleur de peau ? Du compte en banque ? Quel est le baromètre ?
« L’empathie est politique » titre le livre de Samah Karaki.
Il y a encore des millions d’humain.e.s à sauver de l’enfer, et on discourt, encore, en ce moment même, au parlement et dans les hautes sphères politiques, pour savoir quoi faire concrètement. On bavarde. On pinaille sur les mots.
« Quand tout le monde sera mort, on pourra dire que c’était un génocide ? »
Si le mot ne semble pas adapté, alors changeons-le. « Risque » de génocide ? Extermination ? Crime contre l’humanité ? Crimes de guerre ? C’est moins grave du coup ? Est-ce que ça fera revenir les morts ? Est-ce que cela réparera les corps, les âmes brisées, les générations broyées, les multiples traumatismes des familles démembrées ?
Est-ce qu’on peut d’abord, et sans plus attendre une seule seconde, tout faire, absolument tout faire, pour que le gouvernement israélien cesse de tuer les palestinien.ne.s, que l’on récupère les otages, et que la communauté internationale puisse apporter toute l’aide et les soins nécessaires à des êtres humains qui vivent dans l’horreur absolue ? Faut-il à nouveau la décrire cette horreur pour convaincre les plus circonspects ? Il y aura tout le temps qu’il faudra ensuite pour choisir le mot qui figurera dans nos livres d’Histoires, suivi d’une énième conclusion : « Plus jamais ça. »
Pendant des mois, j’ai constaté la peur des un.e.s et des autres de dénoncer publiquement les atrocités en cours à Gaza. Dans les médias, sur les réseaux (a)sociaux et dehors, on avait tué la nuance, l’écoute active et la reconnaissance de toutes les souffrances. On y réduisait la pensée, transformait la réalité, entravait gravement la liberté d’expression et la liberté de manifester ; on oubliait les faits, les faits, rien que les faits. C’est ainsi que, pendant des mois, j’ai entendu ou lu, dans mon écran de pétrole et autour de moi, qu’il n’était pas possible de parler, car parler c’est « prendre parti » et c’était donc « trop complexe ».
J’ai compris alors - sidérée - pourquoi on laissait passivement se perpétuer tant d’horreur. Le bouclier du terme « complexe » ainsi avancé, il ne devenait plus possible de dénoncer, factuellement, le massacre de dizaine de milliers d’êtres humains. Dénoncer cela, c’était prendre parti pour un camp. Mais de quel camp parlez-vous ? Le camp de la vie ? Le camp de la mort ? De quel camp parlez-vous donc ?
Cette injonction systémique à s’exprimer, avec uniquement le prisme du « prendre parti », me semble aussi répondre à un mécanisme sociétal qui exige perpétuellement de labelliser l’individu comme on labellise un produit : « certifié non raciste », « certifié non antisémite », « certifié humain »… Passer ainsi une énergie folle à devoir se justifier de ce que l’on n’est pas, de peur de… (de quoi au juste ?) et observer les médias et politiques tomber eux aussi dans ce vaste piège, quitte à l’entretenir de manière sournoise et malhonnête, est sidérant. Ne sommes-nous pas plus intelligent.e.s que cela ?
Nous parlons d’un gouvernement israélien qui a été dévoré par son extrême droite. Nous parlons de fascisme, de colonisation, de persécutions quotidiennes et d’entraves aux droits humains (depuis le 7 octobre, mais aussi depuis la Nakba de 1948). Nous parlons d’appel à l’éradication d’une population toute entière, d’assassinats des journalistes et des civils, de bombes par milliers, de famines provoquées, de non accès à l’eau potable et à l’électricité, de destructions ciblées de toutes les infrastructures. Nous parlons de déplacements forcés, à répétition, dans une zone terrestre très réduite dont il n’est pas possible de fuir (et quand il a été possible de la fuir, il a été exigé des gazaouis de ne rien emporter à part ses vêtements, son téléphone et son chargeur – où comment effacer l’histoire, le fruit et les preuves de vies entières). Nous parlons de blocus humanitaire et du non-respect du droit international, dénoncés par de multiples rapports et ONG. Ceci avec le soutien de nos États.
Que faisons-nous de notre Humanité ? Qu’est-ce que cela dit de nous ?
Dire cela, ce n’est pas oublier les otages israélien.ne.s, jamais. Dire cela, ce n’est pas nier l’antisémitisme présent en France, comme ailleurs. C’est encore moins nier l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 et les traumatismes ainsi engendrés. Ce n'est pas non plus oublier le sort d'autres peuples.
Combien de fois faudra-t-il rappeler que l’antisémitisme est à combattre, tout autant et au même titre que le toutes les formes de racisme, que l’islamophobie, l’homophobie, la transphobie et toute forme de discrimination ? Il n’y a pas de compétition dans ces luttes.
Combien de fois faudra-t-il rassurer et dire, que dénoncer la souffrance des un.e.s, ce n’est pas nier celles des autres ?
Combien de fois faudra-t-il rappeler que les palestinien.ne.s de Gaza, sans oublier les derniers otages israélien.ne.s, sont actuellement en situation d’urgence vitale, et donc que c’est une priorité absolue que de sauver celles et ceux qui peuvent encore être sauvé ?
Est-il possible, en 2025, de condamner un gouvernement qui extermine, entretient la haine, la souffrance, le racisme anti-arabe, domine, contrôle, oppresse et persécute un peuple tout entier, en Cisjordanie comme à Gaza, installant alors une véritable situation d'apartheid et nourrissant ainsi toutes les formes d’extrémismes ? Combien de temps encore allons-nous, insidieusement, légitimer la violence du gouvernement israélien sur la population civile palestinienne ? Quand l'Organisation des Nations Unies, ainsi que nos gouvernements, prendront-t-ils enfin leurs responsabilités ? Quand allons-nous enfin assimiler pleinement que la résilience et la sécurité de tous les peuples n’est possible que dans le cas où les droits fondamentaux sont respectés par tou.te.s et pour tou.te.s ?
Ces prises de paroles publiques si tardives laissent également un goût amer : le goût de la lâcheté. Alors, qu’il y a encore quelques mois, dénoncer les atrocités semblait s’apparenter pour certain.e.s à un « risque » pour sa carrière (car, avouons-le, c’est surtout ça qui a empêché tant de personnes de parler), aujourd’hui, on constate des prises de parole très tardives qui dénoncent, certes - et réjouissons-nous -, mais ce délai pose ainsi la question : est-ce pour les bonnes raisons ? Le droit international était déjà bafoué il y a six mois, neuf mois, un an, dix ans, des décennies. Alors pourquoi ne parler qu’à présent ? Pour se donner bonne conscience ? Pour se prémunir de toutes futures condamnations ?
En octobre et novembre 2023, je n’ai cessé d’écrire des pages entières, parce qu’il fallait bien un endroit pour recueillir et pour sortir ce qui me foudroyait. Aujourd’hui, encore, les mots m’assaillent. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que cela m’empêche autant de dormir ? Parce que tout est relié. Parce qu’il est naïf de croire que ce cauchemar qui se déroule sous nos yeux n’aura aucune répercussion, chez nous comme ailleurs, à court, moyen et long terme. Parce que nous faisons partie d’une seule et même humanité, d’un vaste tissu d’humains qui ne forme qu’un seul corps, que nous sommes donc tou.te.s co-responsables et que nous devons porter assistance à personne en danger.
Il y a plus de dix ans, je suis allée par deux fois en Cisjordanie et en Israël. Voir de mes yeux. Entendre de mes oreilles. Essayer de comprendre. Filmer, photographier, écrire, interviewer. On n’en revient jamais complètement. On n’oublie pas les visages des hommes, des femmes, encore moins des enfants. On n’oublie pas les villages et les villes traversés, les zone A, B et C morcelant la West Bank, les routes sinueuses, la mer (interdite d’accès aux palestinien.ne.s de Cisjordanie), les checkpoints, leurs barbelés et les oliviers sur les collines. On n’oublie pas non plus le mur immense, les camps de réfugiés qui n’en finissent plus où l’on vous raconte la Nakba, les maisons arrachées, les persécutions quotidiennes de l’armée, les privations, les exploitations saccagées au bulldozer, les enlèvements, les agressions… On n’oublie pas les manifestations pour avoir accès à l’eau, les soldats trop jeunes, leurs armes, leurs tirs et leurs intimidations. On n’oublie pas non plus les témoignages de celles et ceux qui ont perdu un fils, un oncle, une nièce, un père, les routes barrées et les multiples colonies. On n’oublie encore moins les rues grillagées et quadrillées d’Hébron, les parcs interdits aux palestinien.ne.s, la vitre pare-balle sur le tombeau d’Abraham, et ces enfants - encore elles et eux - qui rêvent de voir la mer et de toucher du doigt la liberté.
Je n’oublierai jamais non plus celles et ceux qui, de toutes origines et confessions - chrétien.ne.s, jui.f.ve.s, musulman.ne.s, bouddhistes, athées… -, œuvraient là-bas pour la paix, la justice, l’équité, la liberté et l’égalité, ceci de chaque côté du mur. Ces âmes avec qui nous avons essayé de réparer le monde. « Nous refusons d’être des ennemies. Nous refusons d’haïr. Nous refusons d’être des victimes. » me disaient les Nassar, une famille palestinienne chrétienne dont le travail de la terre et les actions non-violentes m’ont tant inspiré. Raconter leurs histoires, pour ne pas oublier.
Plus tard, j’avais adressé un courrier à Plantu, au journal Le Monde. Il m’avait répondu et dédicacé une copie d’un de ses dessins, signé par Yasser Arafat et Shimon Peres. C’est à ce jour une des rares représentations d’une solution de reconnaissance de deux états, et d’une paix combinée à une justice possible, entre Israël et la Palestine. Ce dessin est accroché au-dessus de mon bureau, et cela va faire 12 ans que je le regarde, chaque jour.
Je ne suis officiellement ni d’origine arabe, ni de confession juive. Pourtant, d’après un test de génétique je suis un mélange : je suis d’origines anglaise, bretonne, irlandaise, écossaise, galloise, ibère, baltes, nord-africaine, juive ashkénaze, nigérienne. Je crois surtout que je suis une terrienne, profondément concernée par la protection du vivant, sous toute ses formes, afin que notre Terre reste habitable. Pour tou.te.s.
Il y a urgence d’Humanité.
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