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« Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », écrivait Claude Lévi-Strauss.
À l’heure où la France se débat avec ses fractures identitaires, cette phrase retrouve une actualité brûlante. Tandis que certaines diasporas cherchent à préserver leurs traditions, une partie du pays se replie sur une « vraie France » fantasmée. Le paradoxe est saisissant, le refus d’intégration traverse désormais toutes les appartenances.
Dès lors, une question s’impose, quelle France protéger ?
Pour y répondre, on analysera d’abord, le miroir entre diasporas et conservatismes nationaux, puis la singularité française à travers la laïcité, et enfin la véritable France à défendre, celle des principes vivants plutôt que des images figées.
Le paradoxe des diasporas et du conservatisme national
Les diasporas en France rappellent combien l’histoire nationale est traversée de mémoires multiples qui refusent de disparaître. L’exemple arménien est emblématique, arrivé après le génocide de 1915, ce peuple a fait de la transmission de ce traumatisme un socle identitaire. La reconnaissance officielle par la France en 2001, et plus récemment les mobilisations de la jeunesse arménienne face aux violences contre le Haut-Karabagh en 2020 et 2023, illustrent cette fidélité transgénérationnelle.
Les Juifs de France, intégrés très tôt à la citoyenneté (1791), vivent une expérience différente mais parallèle, marqués par la mémoire de Vichy et de la Shoah, ils continuent de faire de l’histoire une exigence politique, comme l’ont montré les débats récents autour de l’antisémitisme, ravivés par la guerre Israël-Hamas en 2023.
La diaspora maghrébine, arrivée massivement dans les années 1960, illustre quant à elle le poids du passé colonial. La mémoire de la guerre d’Algérie reste vive et alimente encore les revendications, le rapport Stora (2021) a montré combien ce passé divise Français d’origine européenne et descendants de l’immigration. La visibilité croissante du ramadan ou les débats sur le port du voile rappellent aussi la volonté de maintenir un lien fort avec la culture d’origine, quitte à contester la neutralité républicaine.
La diaspora turque exprime une autre ambivalence. Certains jeunes se sentent pris entre intégration et fidélité à la Turquie d’Erdogan. Les Loups gris, organisation nationaliste turque, ont été dissous en France en 2020 après des actions violentes et des slogans appelant à la haine, l’exemple montre comment des logiques diasporiques peuvent devenir un enjeu de sécurité nationale.
La diaspora chinoise, souvent perçue comme discrète, illustre quant à elle une solidarité communautaire forte. Les grandes mobilisations de Belleville et d’Aubervilliers en 2016 et 2020, après des agressions violentes, ont révélé à la fois un sentiment de vulnérabilité et une volonté de s’organiser collectivement pour protéger un mode de vie.
Chacune de ces diasporas entretient un rapport spécifique à la France, l’Arménien par la mémoire du génocide, le Juif par celle de la Shoah et de Vichy, le Maghrébin par l’histoire coloniale, le Turc par le nationalisme transposé, le Chinois par la préservation économique et communautaire. Mais toutes partagent des traits communs, la valorisation de la préservation culturelle, le poids de la famille, la pression sur les enfants, la centralité de la religion et, parfois, la soumission relative des femmes. Autant d’éléments qui manifestent des tendances conservatrices, semblables dans leur logique à celles que connaît aujourd’hui une partie de la société française.
Car le repli identitaire ne concerne pas seulement les minorités. Les enquêtes (IFOP, 2022–2023) montrent que 60 % des Français estiment que « la France décline » et que près d’un sur deux souhaite un retour à des valeurs « traditionnelles ». Le succès électoral des partis conservateurs et la rhétorique des « racines chrétiennes » révèlent la même dynamique, refuser les mutations sociales, économiques et culturelles pour se réfugier dans un noyau identitaire rassurant.
Sous des formes différentes, les logiques diasporiques et les logiques conservatrices majoritaires se rejoignent. Les unes s’appuient sur la mémoire traumatique ou le maintien de traditions, les autres sur la peur du déclassement et du brouillage identitaire. Mais dans les deux cas, c’est le même mécanisme,résister à l’assimilation au présent, préserver un passé ou une image immuable.
Psychanalytiquement, ce geste peut se lire comme une résistance au changement, un refus d’affronter ce que Freud appelait le « travail du deuil ». L’étranger extérieur ou intérieur oblige à perdre une image de soi, à renoncer à l’illusion d’une identité stable. Plutôt que de traverser ce deuil, certains préfèrent la fixation, qu’elle prenne la forme d’une radicalité religieuse qui refuse la loi commune ou d’un conservatisme qui fantasme une France immobile, le mécanisme psychique est identique. Il s’agit de protéger l’« objet perdu » de l’identité.
Les anthropologues l’ont souligné, toute société se définit par un dedans et un dehors. Claude Lévi-Strauss rappelait comme on l’avait vu en introduction que « le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie ». Dans la France contemporaine, la frontière entre soi et l’autre se redessine de façon paradoxale, les diasporas refusent parfois une assimilation totale au nom de la fidélité culturelle, tandis que certains segments de la majorité refusent eux aussi de « s’intégrer » à la modernité, au nom d’une France éternelle figée.
Le miroir est troublant, deux attitudes en apparence opposées procèdent du même geste. Comme le remarquait Tocqueville, la démocratie moderne est traversée par une tension entre liberté et besoin d’ordre. Aujourd’hui, minorités et majorités activent simultanément cette tension, et dans les deux cas, c’est l’idéal républicain universaliste qui se fragilise.
La littérature avait pressenti ce risque. Dans Les Illusions perdues, Balzac décrivait une société obsédée par les apparences, où chacun cherche à préserver une identité menacée par la transformation du monde. Aujourd’hui, ce que Balzac voyait dans la montée du capitalisme culturel se retrouve dans la fragmentation identitaire : une peur diffuse d’être dissous dans le flux, qu’il soit celui des mémoires diasporiques ou celui des mutations globales.
La singularité française : laïcité et modèles comparés
Si la France se distingue encore dans le concert des nations, c’est par sa conception singulière de la laïcité. La loi de 1905, « relative à la séparation des Églises et de l’État », a érigé un principe fondamental, « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Loin d’être un simple mécanisme juridique, c’est une véritable philosophie politique. Elle part d’une intuition historique, en Europe, les guerres de religion (XVIᵉ-XVIIᵉ siècles) ont montré combien la cohabitation confessionnelle pouvait être dévastatrice. Pour y mettre fin, la République a choisi de neutraliser l’espace public.
Ce choix prend un relief particulier si l’on rappelle l’origine géographique des trois grands monothéismes. Tous sont nés dans le même berceau oriental : le judaïsme en Israël/Palestine antique, le christianisme en Judée et en Galilée, l’islam en Arabie au VIIᵉ siècle. Tous ont ensuite migré et se sont implantés en Europe par la conquête, la conversion ou l’intégration. La France, carrefour médiéval entre chrétienté latine, monde juif et premières présences musulmanes (Al-Andalus, Croisades, puis colonisation), a connu très tôt les tensions de cette pluralité. La laïcité est donc une réponse historique, forgée dans un contexte où la religion était toujours potentiellement conflictuelle.
À la différence des États-Unis ou du Royaume-Uni, la République française n’a pas choisi le pluralisme visible, mais l’universalité abstraite. Rousseau avait déjà formulé l’idée dans Le Contrat social (1762), pour que la volonté générale existe, il faut que chacun dépasse ses appartenances particulières. Locke, au contraire, défendait dans ses Lettres sur la tolérance (1689) que l’État n’avait pas à intervenir dans la sphère religieuse et que la coexistence pouvait se régler par le libre exercice. La France a pris la première voie, effacer les signes particuliers dans l’espace public pour garantir l’égalité. Les Anglo-Saxons ont choisi la seconde, laisser chacun afficher ses différences, quitte à segmenter la société.
Aujourd’hui, ce contraste produit des malentendus. Là où un Américain voit dans le port du voile une liberté individuelle, beaucoup de Français y perçoivent une atteinte au pacte républicain. Là où un Britannique voit dans la coexistence religieuse une richesse culturelle, un Français redoute un risque de fragmentation. La neutralité laïque protège l’égalité, mais elle tend à « lisser » les singularités. Le pluralisme anglo-saxon protège la diversité, mais il favorise parfois le repli communautaire.
Pourquoi dire, avec nuance, que les Français ont « un peu plus raison » ? Parce que l’histoire montre que la neutralisation religieuse a permis d’éviter certains conflits que connaissent les sociétés pluralistes. En France, malgré les débats passionnés, il n’existe pas de ghettos religieux comparables à ceux de certaines villes américaines ou britanniques. La République, en unifiant l’espace public, empêche la constitution de blocs séparés. Tocqueville notait déjà que la démocratie tend à accentuer le besoin d’égalité, la laïcité, en France, répond à cette demande en plaçant tous les citoyens au même niveau.
Les juges ont eux-mêmes consolidé cette conception. Le Conseil d’État, en 2016, avait annulé les arrêtés municipaux interdisant le burkini sur les plages, rappelant que la laïcité ne signifiait pas l’interdiction de la religion dans l’espace public, mais la garantie de l’ordre public et de l’égalité. La Cour européenne des droits de l’homme (arrêt Dahlab c. Suisse, 2001 ; arrêt S.A.S. c. France, 2014) a validé la possibilité pour un État d’imposer la neutralité, tout en soulignant les limites, le respect de la liberté religieuse reste un droit fondamental.
Du point de vue psychanalytique, la laïcité peut se lire comme une « loi du père symbolique » (Lacan), une règle commune qui interdit la toute-puissance de chaque groupe et instaure un espace partagé. Freud, dans L’Avenir d’une illusion (1927), voyait dans la religion un besoin de protection infantile face à l’angoisse. La laïcité française, en privant la religion de son emprise publique, oblige la société à « grandir », à affronter ses peurs sans recours à une autorité transcendante. Elle peut apparaître plus exigeante, mais aussi plus émancipatrice.
Sociologiquement, les enquêtes (IFOP, 2021) montrent que 74 % des Français considèrent la laïcité comme un pilier de l’identité nationale. Dans les faits, cette adhésion reflète une inquiétude, face à la mondialisation et aux replis communautaires, beaucoup voient dans la laïcité un rempart contre l’éclatement social. La loi de 2021 sur le « séparatisme », renforçant le contrôle des associations cultuelles, traduit cette volonté politique de préserver l’unité républicaine.
Mais il serait réducteur de penser que la France a trouvé une solution parfaite. La rigidité de sa conception peut parfois marginaliser ceux qui vivent la religion comme identité centrale. C’est ici qu’une nuance est essentielle : la laïcité n’est pas une arme contre les religions, mais une promesse d’égalité. Elle ne doit pas être vécue comme une négation, mais comme une condition d’appartenance partagée. Comme le disait Hannah Arendt, « être libre, ce n’est pas seulement être dégagé des chaînes, c’est aussi participer à un monde commun ». La laïcité française protège ce monde commun, parfois au prix de tensions, mais aussi avec la promesse d’universalité.
Ainsi, si l’on compare les modèles, on peut reconnaître aux Français une intuition juste, celle de l’unité républicaine comme bien commun. Leur « raison » est de rappeler que l’égalité suppose des limites à l’exhibition des différences. Mais cette raison doit rester vivante, souple, pour ne pas devenir un dogme excluant. Car l’idéal universaliste, pour rester fidèle à lui-même, doit se conjuguer avec la reconnaissance de l’histoire, des blessures et des identités que portent ceux qui composent la France d’aujourd’hui.
Quelle France protéger ?
La tentation actuelle est de défendre une « vraie France » réduite à une image figée, celle de la famille traditionnelle, d’un couple idéalisé, d’une société hiérarchisée où les conflits sont tus pour préserver l’apparence d’un ordre ancien. Mais cette vision muséale est en réalité une fiction. Elle occulte les violences intrafamiliales (213 000 femmes victimes en 2022 selon l’ONDRP), la persistance des inégalités de genre, ou encore la négligence de la santé mentale, longtemps passée sous silence dans un modèle où la force et le silence étaient valorisés. En voulant préserver une « identité » mythifiée, on risque de masquer les fractures réelles et de trahir ce qui constitue la singularité française.
La véritable originalité de la France ne se trouve pas dans une image stéréotypée, mais dans ses acquis modernes, fruits de luttes et de choix juridiques courageux. Le droit au divorce (introduit en 1884 par la loi Naquet, puis modernisé en 1975), la dépénalisation de l’avortement par la loi Veil de 1975, l’abolition de la peine de mort en 1981, autant de conquêtes qui font partie du socle intangible de la République. La liberté d’expression, inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (article 11), reste une boussole fragile, souvent attaquée mais toujours défendue comme principe fondamental. L’égalité de traitement, l’accès aux soins, la solidarité sociale prolongés par le préambule de la Constitution de 1946, qui reconnaît « le droit à la protection de la santé, à la sécurité matérielle et au repos » incarnent cette singularité française : une République qui fait du bien-être collectif un pilier politique.
Philosophiquement, on pourrait dire que la France à défendre est celle de l’« universel concret » dont parlait Paul Ricœur, une universalité qui ne se réduit pas à l’abstraction, mais qui s’incarne dans des droits effectifs. Arendt rappelait que la modernité démocratique n’est pas de proclamer des droits, mais de garantir « le droit d’avoir des droits ». La France s’honore d’avoir intégré ces principes dans son droit positif : la constitutionnalisation de la liberté d’association (décision Conseil constitutionnel 1971), la reconnaissance du droit à un environnement sain (Charte de l’environnement de 2004), et plus récemment le vote pour l’inscription de l’IVG dans la Constitution (février 2024).
Sociologiquement, les Français eux-mêmes placent ces valeurs au cœur de leur attachement national. Selon une enquête IPSOS (2023), ce qui définit le mieux la France n’est pas la gastronomie ou le folklore, mais la sécurité sociale et l’égalité des droits. Ce constat montre que l’identité française n’est pas réductible à un décor ou à une tradition, mais à une certaine conception de la justice.
Le danger est clair, si la France se replie sur une logique de rejet de l’autre, si elle réduit son identité à une caricature patrimoniale, elle renonce à ce qui fait sa singularité pour devenir « un pays comme les autres ». Beaucoup de nations défendent la famille traditionnelle ou des valeurs culturelles figées ; peu, en revanche, ont osé inscrire dans leur droit la laïcité, l’égalité entre les sexes, la liberté de conscience, la protection sociale universelle. C’est cette singularité qu’il faut protéger.
La littérature et l’histoire rappellent que l’identité vivante se construit par mouvement, non par immobilisme. Victor Hugo, dans Actes et Paroles, affirmait, « Sauver la civilisation, c’est défendre ce qui est plus grand que la patrie : c’est défendre l’humanité. » En ce sens, défendre la France, ce n’est pas défendre une image, mais préserver une promesse : celle d’un universel exigeant, capable d’accueillir la pluralité sans renoncer à l’égalité.
Pour conclure, la question n’est donc pas de savoir s’il faut protéger la France des étrangers ou des traditions importées, mais de comprendre quelle France nous voulons protéger. Si l’on confond singularité avec folklore, si l’on défend une caricature identitaire plutôt que des principes vivants, alors la France se réduit à une illusion. Elle devient « un pays comme les autres », sans autre horizon que le rejet de l’autre et le sacrifice de ses propres acquis. Mais si l’on choisit de défendre la République comme exigence universelle, si l’on fait de la laïcité, de l’égalité et de la solidarité et de la nuance ,non pas des souvenirs mais des réalités incarnées, alors la France peut encore être à la hauteur de son idéal. Paul Ricœur l’écrivait déjà dans les années 90 ( dans « Soi-même comme un autre » )
« L’identité n’est pas l’immobilité du même, mais la fidélité à une promesse. »
C’est peut-être là l’épreuve de notre temps, apprendre à distinguer entre l’héritage figé et l’héritage vivant. L’un enferme, l’autre libère. Comme le disait Paul Ricœur, « l’identité n’est pas une permanence mais une narration ». La vraie France ne se résume pas à une image conservée sous verre, elle est une histoire en mouvement, qui s’écrit encore à travers nos choix politiques et culturels. La question qui demeure est simple et vertigineuse : serons-nous capables de protéger cette France vivante, ou préférerons-nous nous réfugier dans le musée de nos peurs ?