Au-delà des objectifs économiques de cette contre-réforme (compenser les cadeaux fiscaux aux actionnaires des grandes entreprises et aux ménages les plus riches, accroitre la pression à la baisse sur les salaires en maintenant chaque année sur le marché du travail des centaines de milliers de salariés précarisés), il est de plus en plus évident que M. Macron entend aussi humilier les dirigeants syndicaux et briser les confédérations qu’ils dirigent. La fin de non-recevoir qu’il vient d’adresser aux syndicats qui demandaient à le rencontrer en est la manifestation la plus récente et la plus éclatante.
Depuis 70 ans, le taux de syndicalisation en France est en baisse continue (30% en 1949, 20% en 1975, 10% en 2019) et est l’un des plus faibles des pays de l’OCDE, plus faible même qu’aux États-Unis. Toutefois, même en perte d’influence, ils conservent une capacité de mobilisation dans les secteurs stratégiques (transport, énergie, ports) et c’est l’une des raisons de l’acharnement de ce gouvernement sur les statuts et les « régimes spéciaux ». A ses yeux, il est urgent de précariser les salariés de ces secteurs (présentés comme « privilégiés » par la propagande du gouvernement) afin de briser la résistance qu’ils opposent encore au rouleau compresseur de la démolition des services publics et de leur privatisation.
En Grande-Bretagne en 1984-1985, Margaret Thatcher avait violemment réprimé la très longue grève des mineurs. Celle-ci dura un an et se termina par un échec des ouvriers et par la victoire de la « Dame de fer » qui parvint ainsi à affaiblir durablement les syndicats britanniques, dont le syndicat des mineurs était l’un des plus puissants. Après avoir défait dans les urnes le Parti travailliste, elle avait atteint son objectif de battre ce qu’elle appelait le « socialisme non démocratique », c’est-à-dire le syndicalisme.
M. Macron veut lui aussi réussir son « moment Thatcher » pour reprendre l’expression de Romaric Godin dans cet article, publié en janvier 2020 à propos de la contre-réforme des retraites du gouvernement Philippe. Si le mouvement social de 2023 était une nouvelle fois défait, il aurait d’une part « vengé » les reculs de Chirac en 1986 et 1995 et il aurait d’autre part réaffirmé qu’il n’y a pas d’alternative à sa politique néolibérale (« TINA », comme disait Maggie). Il est vain de vouloir résister et s’y opposer est voué à l’échec. Se considérant comme le seul détenteur de la légitimité démocratique (bien qu’élu deux fois par défaut) et piétinant le Parlement en usant de toutes les prérogatives que lui confère une Constitution issue d’un coup d’État, le moment est venu pour lui de briser les derniers foyers de résistance. Maintenir un semblant de « dialogue social » ne lui apparait même plus nécessaire : ce qu’il décide doit s’appliquer, point barre.
Une nouvelle défaite du mouvement social aurait des conséquences lourdes et durables. M. Macron se sentirait renforcé pour poursuivre la démolition de tout ce qui subsiste de services publics et de solidarité sociale dans ce pays au profit la sphère actionnariale dont il est le fondé de pouvoirs. La NUPES en sortirait affaiblie du fait de son impuissance au Parlement et très certainement divisée sur l’analyse des causes de cet échec. Quant aux confédérations syndicales qui, depuis 1995, n’ont arrêté aucune des vagues successives de destruction de la Sécurité Sociale et de précarisation du salariat (quand elles n’y ont pas contribué comme la CFDT), un nouvel échec signerait sans doute leur effacement pour les 15 à 20 ans à venir. En effet, pourquoi les salariés continueraient-ils d’accorder un quelconque crédit à des organisations qui auraient fait une fois de plus la démonstration de leur incapacité à défendre leurs intérêts et de leur impuissance face à un gouvernement de guerre de classe ?
C’est évidemment l’extrême-droite qui profiterait de ce désastre. Depuis 2017, M. Macron développe méthodiquement les outils dont elle n’aurait qu’à se servir : une police en roue libre dans les manifestations, l'empilement des lois liberticides, la stigmatisation des Musulmans, un traitement inhumain des réfugiés et maintenant des syndicats très affaiblis. Car le parti de Mme Le Pen, fondé par des pétainistes et un ancien Waffen-SS, partage avec le président de la République une communauté de vue sur les corps intermédiaires en général et les syndicats en particulier : il faut les briser car rien ne doit s’opposer à la volonté du Chef.