« Chaque match se disputait dans un climat de fête. Sur le terrain on luttait pour la liberté, pour changer le pays. »
Socrates, Brésil
« Nous sommes particulièrement affectés par les événements qui marquent la Côte d’Ivoire et en appelons à la raison pour que cesse toute violence. Nous souhaitons faire cet appel solennel à l’apaisement dans notre pays pour éviter de nouvelles vies sacrifiées. »
Didier Drogba, Côte d’Ivoire
« Ils peuvent pas savoir le bien que ça me fait, le plaisir que c’est d’aider, aider ça m’fait du bien, la peur et le repli sur soi c’est pas bon pour le foie et l’estomac. »
Cédric Herrou, France
Chers amis, chers rêveurs, chers passionnés, chers anciens collègues de formation
chers courageux
chers chers citoyens
chers migrants tout-terrain, chers passe-frontières, chers hommes transversaux chers footballeurs professionnels
je vous appelle à prendre parti, à prendre votre courage à deux mains, à prendre part au monde, à ne pas seulement mouiller le maillot
à vous mouiller
vous, footballeurs, migrants économiques, voyageurs du ballon rond, arpenteur de la vaste terre
je vous appelle à prendre position
vous êtes aimés entendus écoutés admirés
vous avez des mots une bouche une langue
un pouvoir
*
J’ai été, l’espace d’une enfance et d’une adolescence, il y a quinze ans, l’un des vôtres, en devenir
j’ai arrêté
souvent je vous regarde et me dis
si j’étais à leur place
mais qu’est ce que j’ouvrirais ma gueule
il est trop tard
ce qu’il me reste, ce que j’ ai gagné, c’est ma plume
ce qu’il me reste
nos racines communes
je vous écris
pour vous enjoindre à délier vos bouches
à faire parler vos coeurs
à laisser votre conscience participer du collectif humain à prendre position
faire corps avec la société
honorer votre citoyenneté
« Avant d’être un professionnel, le joueur est un citoyen »¹
ainsi parlait le réjouissant Adilson Monteiro Alves directeur sportif des Corinthians au Brésil
dans les années 80
il continuait
« Le temps est révolu où l’étudiant devait étudier, le travailleur travailler et seul le politicien faire de la politique. Tout le monde doit avoir la possibilité de participer aux décisions concernant son destin. »
ne restez pas sur le banc du jeu démocratique il y a de quoi se lever
il y a urgence à agir
à entrer sur le terrain
quitter le poste de remplaçant éplucheur d’oranges présidentielles
même à l’autre bout du terrain il est bon d’être concerné par le cheminement du ballon
*
Une tragédie quotidienne un drame installé
un épuisement de la dignité avec ses pics d’apocalypses
nuits de marasmes en mer jours de rafles à terre
comme le dit l’écrivain Patrick Chamoiseau « Les forces réadmises de l’horreur »
nous traversent
des milliers d’humains meurent par la faute de nos démocraties par notre faute
par votre faute aussi
aujourd’hui
notre Etat les laisse se noyer
en enferme dans des pires que prisons « Centre de Rétention Administrative » en expulse certains
les forçant à courir le risque de se faire tuer
ou de vivre à contre-coeur
survivre à destin brisé
horizon amputé
notre Etat est criminel de ne pas aider
de ne pas accueillir de laisser mourir
criminel de rafler de trier
de déporter
ces mots sont durs
ils sont de l’étoffe du réel il faut les prononcer
il faut le dévoiler
des humains sont empêchés
niés
humiliés
épuisés
frappés
déshumanisés
dans des centres de torture psychologique d’auto-mutilation physique de suicides avortés
de suicides réussis
par pendaison
immolation par le feu
lacération des bras
des centres
tendrement appelés Centres de Rétention Administrative en France
ici
là
pas loin
à Sète
à Marseille à Vincennes à Toulouse à Nîmes etc.
etc.
etc.
centres cachés
centres qu’aucun panneau n’indique centres d’illégalité
qui bafouent nos règles démocratiques notre contrat collectif
et nos valeurs humaines
l’Etat oserait-il inscrire en grand sur le fronton
CENTRE DE RETENTION ADMINISTRATIVE ?
il le pourrait
tellement les mots choisis atténuent la réalité
magie du langage manipulateur
c’est qu’il doit même avoir peur d’inscrire ces mots atténuants la sincérité voudrait qu’il inscrive
ZONE DE SEQUESTRATION ET DE TRI D’HUMAINS ou ANTICHAMBRE DU RETOUR FORCÉ ET DU DESTIN BRISÉ ou
CENTRE DE DECOURAGEMENT A L’IMMIGRATION
ou CENTRE NATIONAL DE TORTURE PSYCHOLOGIQUE
beaucoup de tentatives de suicides
un tel attrapé alors que sa femme allait accoucher se frappe la tête contre le mur et avale des piles, un tel se taille les veines d’un bras entier,
beaucoup de grèves de la faim,
même des policiers de la police aux frontières se suicident,
tant la situation est grotesque, tragique, incompréhensible, invivable
un simple claquement de doigt du préfet et nos frères et soeurs sont enfermés 45 jours
bientôt
90 alors qu’ils n’ont commis aucun délit
ils sont enfermés
par incision préfectorale
quelques jours plus tard les voici renvoyés
3 ans d’errances
d’empêchements, de pertes de proches, de courage, d’amour, de sueur et de désir insultés, humiliés, bafoués par
3 heures d’avion
et ces campements de fortune dans les rues de Paris balayés, effacés, annihilés d’un coup de CRS affaires et tentes jetées à la poubelle
eux qui n’ont plus grand chose même ce plus grand chose leur est enlevé, déchiré, aspiré, broyé jusqu’où l’Etat ira-t-il dans l’indécence?
il pourrait faire tout autrement
il pourrait accueillir
il pourrait respecter la liberté, l’égalité et la fraternité il en a largement les moyens
il ne le fait pas
il sanctionne ceux qui aide pénalise la générosité condamne l’hospitalité
Cédric Herrou en témoigne lui qui accueille chez lui dans la Vallée de la Roya ses semblables passe-frontières à la rue
« on m’incrimine comme si j’avais fait de la contrebande »
et la police traque ces humains considérés illégaux et la police craque de devoir remplir cette tâche
le gouvernement sec et mortifère
persiste et signe
J-M G. Le Clézio dans sa petite enfance fut accueilli
lui aussi
lors de la seconde guerre mondiale
pas loin de chez Cédric Herrou dans la vallée de la Vésubie
à Roquebillère
« Nous étions dans ce village parce que, en tant que citoyens britanniques (...), nous étions sous la menace d’être déportés par les allemands vers un camp de concentration.
(...)
Si j’en parle c’est surtout pour dire l’honneur de la population des villages de la frontière dans les hautes-vallées de la Tinée et de la Vésubie, et maintenant soixante- dix ans plus tard, à Breil-sur-Roya. C’est l’honneur des habitants de ces lieux isolés, réputés âpres et un peu sauvages, d’avoir tenu tête à la machine administrative inhumaine et d’avoir ouvert leur coeur aux réfugiés, sans crainte des dénonciations et des représailles. »²
footballeurs
vous avez vous aussi le droit à l’honneur
votre parole peut ouvrir des refuges
ouvrir les coeurs
décrisper les peurs
et développer un imaginaire fertile de l’accueil
nous devons nous réveiller
nous devons réveiller les citoyens et le gouvernement
le rappeler à ses devoirs
ou demander sa destitution
*
Je me questionne sur la manière de faire pour stopper ce drame,
par quels moyens retrouver un état satisfaisant d’humanité et de relation à l’autre?
comment éviter au pays dans lequel je vis de sombrer dans le repli sur soi, la violence et l’égoïsme meurtrier?
je rends visite à des hommes enfermés au Centre de Rétention Administrative de Sète avec le collectif « Excradition Générale »
nous portons dans la rue la paroles des enfermés
nous informons de l’existence des CRA
nous collons des affiches
nous débattons avec les passants
nous avons monté une performance artistique de propos d’enfermés en CRA j’écris un livre
je produis et diffuse des textes
mais cela ne suffit pas
il faut aller plus vite
plus grand
plus large
c’est pour cela que je viens vers vous non je n’en veux pas à vos gros sous
c’est votre parole que je cherche votre dignité
votre empathie
votre portée médiatique peut jouer le rôle d’un fabuleux accélérateur de prise de conscience
elle peut être un levier gigantesque pour venir réellement en aide à ces humains migrants
vous constituez une puissante force de changement les gens vous écoutent
un seul de vos mots
et des coeurs se renversent
je vous demande donc bien plus que de l’argent
je vous demande
de prendre position prendre parti
du côté de l’humain
il serait aisé de se satisfaire du rôle d’esclaves riches à souhaits
de se laisser porter par les somnambulismes de la réussite
de se soumettre à la loi du marché footballistique et de taire à jamais toute espèce d’indignation
de combler le vide chaleureux d’une main tendue par les froides clés d’une BMW
on vous paye cher
et vous faites attention,
vous voulez atteindre l’horizon
et vous ne faites pas de remous,
on attend de vous que votre parole soit propre, désinfectée, aseptisée
et vous vous faites polis, bien pensants, transparents,
on attend de vous que vous jouiez beaucoup pour que le public vous voie beaucoup et qu’il donne beaucoup de sous
vous le faites encore et encore
je vous propose de sortir de la bulle de Hunger Games de quitter votre bâillonement
de faire chanter les geais qui grognent en vous
de déployer vos ailes
en somme de parler
s’il vous plaît
ne vous exonérez pas plus longtemps des malheurs de notre temps votre parole est importante
vous aussi êtes des migrants
privilégiés
portez-vous solidaires des autres
vous avez aujourd’hui une responsabilité elle est simple
écouter votre coeur
et ouvrir votre bouche
vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas
la traite négrière a duré des siècles l’humanité a mis du temps
à réagir
à se mobiliser à mettre un terme aux horreurs qui mangeaient le terrain ne soyons pas complices de cette nouvelle atrocité
ne tardons plus
relevons la voix
pour pouvoir se dire dans les yeux de l’autre
j’aurais tenté d’être à la hauteur de l’humain que j’aimerais être
parlez
contre le traitement réservé aux migrants sous-produits humains
voués
à mourir
dans l’indifférence
dans le cynisme
dans la mer Méditerranée
à être renvoyés
à l’endroit même qu’ils voulaient fuir nulle part
partout
loin de leurs désirs
loin de leurs souhaits
loin de leur volonté
parlez
vous avez une capacité à réunir utilisez-là
considérez l’impact que peut avoir le football sur la vie politique sur le monde
en 2018
George Weah
est élu Président du Libéria
lui qui nous faisait rêver en ligue des champions
les soirs de grandes étoiles et de football symphonique
en 2006 et 2010
Didier Drogba appelle au calme
lors de conflits armés en Côte d’Ivoire
toute l’équipe suit et arbore T-Shirt et banderole « Pour la paix en Côte d’Ivoire »
le pays s’apaise
en 1982 au Brésil Socrates et ses co-équipiers du SC Corinthians de Sao Paulo mettent en place un fonctionnement démocratique au sein de même de leur équipe et luttent contre la dictature militaire
ils appellent à la démocratie en floquant au dos de leur maillot
« le 15 allez voter »
puis plus tard
« Democratie Corinthiane » émaillé de gouttes de sang
ils tirent ensuite une banderole
« Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie »
ils deviennent un symbole
le peuple suit
trois ans plus tard la junte militaire chute
en 1958 douze joueurs algériens
qui évoluent dans le championnat français
dont deux internationaux
quittent la France juste avant la Coupe du monde
pour gagner clandestinement l’Algérie
et fonder l’équipe du Front de Libération Nationale (FLN) afin de lutter contre le colonialisme français
pour l’indépendance de l’Algérie
un communiqué du FLN sera publié
« nos frères ont manifesté leur joie de se retrouver parmi nous. Ils nous on expliqué longuement qu’au moment même où la France faisait, à leur peuple et à leur patrie, une guerre sans merci, ils refusaient d’apporter au sport français un concours dont l’importance est universellement appréciée »³
quatre ans plus tard l’Algérie est indépendante
et vous?
que faites-vous?
seriez-vous prêts à en faire de même par solidarité avec ces humains migrants déshumanisés, balayés, enfermés, renvoyés?
je vous demande de vous poser intimement cette question
que pouvez-vous faire?
que voulez-vous faire de votre pouvoir?
l’horreur n’est pas que dans les livres d’Histoire
elle est aussi dans nos mers et sur nos terres
dans nos villes et nos forêts
permise, accompagnée et orchestrée par le gouvernement français
à certaines périodes clés de l’histoire
des footballeurs ont su trouver en eux des jaillissements de dignité, d’humanité et de solidarité pour dire un mot, un souffle, un geste de l’immoral qui rôdait dans leur époque
ils ont contribué à l’alléger, la rendre plus respirable, la libérer, redonner espoir aux impuissances mornes et aux résignations
il est rare d’avoir un tel pouvoir d’écoute soyez en conscient
vous avez de l’or entre vos mains
l’occasion vous est donnée d’être plus que des footballeurs de haut-niveau et d’agir en toute responsabilité
à un niveau humain
pour le collectif
pour vos semblables méprisés et maltraités
parler
pour vos frères et soeurs humains
à la recherche de la tranquillité de la paix c’est tout c’est simple on leur refuse
comment mon pote Aurélien Colin aurait-il fait pour réaliser son rêve de footballeur professionnel si on lui avait interdit de traverser les frontières?
six pays, onze villes
avant d’accomplir son rêve
Versailles, Sedan, Amiens, Mallorque (Espagne), Gretna (Ecosse), Panserraikos (Grèce), Wrexham (Pays de Galles), Setubal (Portugal), Kansas City, Orlando City, et le Graal : New-York-City (Etats-Unis)
et s’il n’avait pu traverser l’Atlantique?
ou s’il avait du emprunter un zodiac avec Beckham, Benckenbauer, le Roi Pelé, Cantona et bien d’autres pour se rendre à New York?
s’ils étaient tous morts au large de Fécamp, dans un sordide bras de Manche, une nuit quelconque?
chaque semaine des centaines d’humains crèvent férocement dans l’oubli du gouffre Méditerrannée
nous qui le traversons si aisément en avion
footballeurs
grands voyageurs
nos frères et soeurs migrants crèvent dans la mer
on leur interdit de prendre nos avions et nos bateaux pour venir chez nous
ils payent 5000€
torturés, violés, exploités, esclavagisés - sombre répétition de l’histoire - enfermés alors que pour 500€
ils auraient eu un billet d’avion confortable
pour aller
où il leur plairait d’aller
nous sommes responsable de leur mort
en leur interdisant nos transports
tristes relents de la ségrégation raciale aux Etats-Unis d’Amérique
sièges interdits aux noirs - avions et bateaux interdits à certains étrangers aux pauvres
à ceux qui ont les mauvais papiers
la mauvaise origine
on les condamne aux pneumatiques qui prennent l’eau étoiles noyées dans le désert
miroirs fracassés dans les ressassements de nos lâchetés combien d’étoiles filées par le fond de notre passivité
je repense à Aurélien
si on lui avait pris ses empreintes dans le premier pays étranger où il posa les pieds il serait resté condamné à croupir à Mallorque quelques semaines ou toute une vie y a pire, c’est vrai...
ou alors imaginez qu’il fut renvoyé chez lui à Versailles là, pour le coup, c’eût été un vrai drame...
mais il en fut autrement, il a pu voyager, se chercher, se trouver
voilà ce à quoi nous ouvre le monde actuel, tâtonner, en liberté, sillonner une grande pluralité de paysages, avec nos forces, nos déceptions, nos problèmes, nos joies, chercher la voie, créer ensemble, avec nos incompréhensions, nos incohérences, nos grands écarts
on ne peut plus faire autrement qu’on le veuille ou non
le monde est ouvert
dans ce tout-monde irréductible
ne cautionnons pas
une fois de plus
la fabrication d’une sous-humanité aux droits amoindris
traitons nous comme des semblables riches de différences et d’enseignements ravissons-nous des mille nouvelles floraisons à venir de la bio-diversité humaine
« je veux juste vivre tranquille pas grand chose
une maison et une famille tranquille c’est tout
je demande rien de plus »
Monsieur M. séquestré au CRA de Sète
il cherche à vivre
veut arrêter de pratiquer le sport extrême de la survie
ouvrons les bras
ouvrons le chemin
ouvrons les yeux
portons assistance à ces personnes en danger ne torpillons pas leur pays d’origine
nos pays d'origines
vos pays d’origines
aujourd'hui
notre pays allume l’incendie de l’autre côté de la mer et ferme notre rive à double tour
les fuyards meurent entre deux inhumanités nous regardons le spectacle
les yeux fermés
le coeur transparent
le producteur étatique plein de cynisme et d’avidité monte un effrayant film à gros budget
grâce au financement participatif de notre déni crasseux
et flambent les cratères identitaires de l’extrême droite
exigeons de nos gouvernants que s’ouvrent les frontières
que ferment les Centres de Rétention Administrative
que notre République respecte les droits fondamentaux des migrants qu’ils aient un accueil digne
qu’elle prône un droit à l’hospitalité internationale
que des humains ne meurent pas aux extrémités de l’eau et de la neige
des fonds marins aux cieux neigeux
des spectres nous alertent
et ne cessent de chanter dans nos nuits vénéneuses que faites-vous?
*
Intenses frissons collectifs
virée physique dans les méandres abyssaux du dépassement sueur salée
réconfort apaisé
tous dans le même bateau intuition à vif
sensibilité à l’affût
une passe à l’aveugle
un extérieur du pied d’une précision chirurgicale
un contrôle de balle d’une longue et haute transversale le ballon reste collé au pied
silence
et ça repart
retournée dans les filets frappe sur la barre
poteau
sentir un appel
ne pas donner le ballon faire le choix juste
ne pas savoir d’où ça vient s’en remettre à son corps vibrer
ne pas compter ses efforts sentir ses limites
être épuisé
tout donner
se faire oublier aux vingt mètres disparaître
réapparaître
marquer
anticiper la passe
se jeter de toute son âme pour subtiliser la transmission frissonner
crier tous ensemble à la victoire éructer de joie
trembler au penalty
pleurer à la défaite
relever son pote au monde écroulé baignant l’herbe de sa tristesse sans limite éprouver l’injustice
s’émouvoir de l’adversaire qui vient réconforter un partenaire blessé
*
L’adversaire, parlons-en
l’adversaire n’est pas le migrant ni l’étranger
tant d’étrangers dans notre équipe
tant d’étrangers dans notre coeur
tant d’étrangers dans notre esprit
non l’adversaire n’est pas dans l’équipe d’en face
l’adversaire c’est nous
notre peur
notre couardise
nos défilements
l’adversaire est notre collaboration à cette machine à faire souffrir et mourir l’adversaire est dans notre coeur
les joueurs d’en face et j’en ai vu passer
je les aimais
sans eux comment aurais-je pu me surpasser?
prendre autant de plaisir?
réaliser ce magnifique double passement de jambe sur un terrain synthétique mouillé face au PSG?
les joueurs d’en face même quand ils voulaient nous frapper je ne leur en voulais pas
j’allais leur parler
je souhaitais ne pas couper le pont ne pas laisser le mur se dresser
ce corse de Bastia
pas content de mon tacle
vous rappelez-vous Mr Laurey ?
vous qui cherchiez, apeuré, à me séparer de mon adversaire? moi qui voulait faire la paix
discuter, échanger
vous qui alors que je retournais le voir à la fin du match m’empêchiez de le faire
au retour
en Corse
la guerre nous attendait
comme un sentiment d’injustice ne tient à rien...
à quelques peurs bien cimentées
à des automatismes qui aveuglent
à des impossibilités de dépassement
les joueurs d’en face je ne leur en voulais pas j’en voulais à mon équipe
de vouloir se battre
je m’énervais contre mon équipe
de vouloir se battre je les agrippais
les repoussais
ils se moquaient de moi dans les vestiaires dans les bastons
je séparais
je séparais encore
j'éloignais
les joueurs d’en face j’admirais leur technique et m’en nourrissais pour devenir meilleur, j’aimais les retrouver sur de nouveaux terrains, autre part, autrement
j’avais un rapport sensuel et amoureux avec les joueurs d’en face, je les trouvais beaux, je m’en émerveillais
et quand je les détestais parce qu’ils étaient trop forts pour moi qu’ils m’humiliaient en pleine détection à Saint-Etienne
t’en souviens-tu Hatem?
je m’en prenais à moi
je n’étais pas assez bon pour lui faire face
je n’étais pas assez bon pour ne pas m’énerver de cela et garder en tête que c’était un jeu que j’aimais ce jeu et ses joueurs
je me reprenais
pendant la mi-temps, j’avais accumulé et invoqué toutes les énergies du dépassement, cet adversaire m’avait remis en question, il avait attisé mon adversaire intérieur, l’avait titillé, transformé, anobli, je revenais sur le terrain meilleur, changé, frissonnant, brûlant, trépignant, chien fou, je me découvrais différent, autre, plus beau, devenu, grâce à lui
j’en voulais à mon équipe de croire qu’il fallait réellement se battre
je crois que l’on joue
pour faire la paix avec soi-même
on joue pour se dépasser
la rage, disait Eduardo Perez, la rage, entrez sur le terrain avec la rage moi qui aimais les chiens j’en devenais un
mais je ne m’y trompais pas
un chien joueur
un chien qui jouait à la rage la rage d’aimer
la rage de jouer
la rage du plaisir
un chien qui transformait sa rage en puissance de jeu en flammes
en beauté
en solidarité en frissons
on jouait avec les autres à devenir soi-même
je me souviens d’un matin où je sortais de chez moi avec une quinzaine de livres dans les bras
du sol trempé par la pluie de la nuit
de mon chien qui me sauta dessus heureux de me voir de mes livres tombés à terre
mouillés
de mon chien tout excité les piétinant de joie et de saleté me regardant la langue pendante et l’amour étincelant
je me souviens de ma colère
et du coup de pied violent que je lui donnai pour l’éloigner
de mon regret instantané
de mon chien
statique
me fixant
un boxer
boule de muscle sans plus aucune expression qui me dévisageait prêt à tout
d’un bond nerveux il me sauta dessus gueule au vent jeta ses pattes sur mes épaules et
me lécha le visage d’un amour surexcité
un chien d’amour vous dis-je un chien joueur
un chien qui pardonnait
j’en voulais à mon équipe de se battre avec les poings comme des chiens haineux et pas avec le jeu comme des chiens aimants
l’adversaire, le violent, l’idiot, le voleur, le terroriste était dans mon équipe
pas dans l’équipe d’en face
qui me poussait
m’aidait à devenir meilleur me traversait
me nourrissait
m’inspirait
pour être sur un terrain et jouer heureux
il faut des règles que tout le monde respecte
notre monde propose des règles différentes pour des sous catégories d’humains que sont les adversaires migrants
« les situations que fuient ces déshérités, ce sont les nations riches qui les ont créées, nous dit J-M G. Le Clézio dans Migrants, par la conquête violente des colonies, puis après l’indépendance en soutenant les tyrannies, et enfin au temps contemporain en fomentant des guerres à outrance, dans lesquelles la vie des uns ne vaut rien, quand la vie des autres est un précieux trésor »
c’est assez clair et
c’est pas du jeu
levez-vous footballeurs levez votre voix
que les migrants bénéficient des mêmes règles que nous qu’ils soient considérés comme des joueurs à part entière
ils sont nos frères et soeurs
de la grande communauté des vagabonds voyageurs
mercenaires
chercheurs d’or
errants chevaliers
amoureux de nouveaux paysages à découvrir encore et encore
ils sont
nos frères
nos soeurs
nos morts
nos noyés
nos hontes
nos amis
nos avenirs
nos chances de devenir nos inconnus
nos passants
ne fermons pas le coeur au monde qui accoure ou il nous ravagera
ne ravageons pas le monde ou il mangera notre coeur
ouvrons-le dans des règles communes
avec comme base
l’humain
et non l’économie, la finance
l’avidité de quelques uns
ne nous laissons pas déborder par les instincts meurtriers d’une poignée d’humains immatures et malheureux
au centre
à l’engagement
le jeu
le plaisir des transmissions des relais
des traversées
surtout pas le triste mur d’une défense bétonnée et barbelée qui affame
qui ruine
qui torture
qui séquestre dans les vestiaires l’équipe d’en face
*
Manuel d’activisme pour footballeur professionnel
Voici un petit manuel pensé et élaboré spécialement pour vous, footballeurs professionnels, suivez-le à la lettre ou détournez-le à souhaits, mais surtout, agissez, utilisez tous les moyens, fourmillez de nouvelles idées.
A vous de jouer.
1 - Le Basique
Un simple T-Shirt sous le maillot avec noté dessus
« Stop au déni d’humanité accueillons les migrants »
2 - Le Panache collectif
Une banderole sur le terrain
« Arrêtez le massacre en Méditerranée accueillons nos frères et nos soeurs »
3 - La Classe
Une interview et vous glissez
« Arrêtons de criminaliser et d’enfermer des hommes et des femmes qui demandent juste à vivre en paix, arrêtons de leur compliquer la vie, de les pousser à mourir en haut des montagnes, au fond de la mer ou dans un Centre de Rétention Administrative, je demande à l’Etat de réagir. Vraiment. Pas qu’en mots. En acte. Il ne suffit pas de dire, je vais marquer un but, il faut le marquer. Ni le spectateur, ni le coéquipier, encore moins l’adversaire, n’est dupe lorsque le ballon file dans les gradins et non dans les filets. »
4 - La Drogba
Détournez malicieusement les propos de Didier Drogba et déclarez au micro ou sur votre compte facebook
« Nous sommes particulièrement affectés par les événements qui marquent la France et en appelons à la raison pour que cesse toute violence à l’égard des migrants. Nous souhaitons faire cet appel solennel à l’apaisement dans notre pays pour éviter de nouvelles vies sacrifiées »
5 - L’Audace lyrique
Quand vient la Marseillaise entonnez plutôt
"Allons enfants de la partie
les grands déboires doivent cesser contre nous de la barbarie
le mouchoir blanc est levé
entendez-vous dans nos campagnes passer de silencieux migrants
ils viennent de par les océans rechercher la paix, pas la castagne
aux âmes citoyens
ouvrez vos maisons accueillons accueillons que nos toitures hébergent leurs chansons"
6 - La radicale
Faites grève refusez de jouer
7 - La Témérité joueuse et sensuelle
Avant d'entrer sur le terrain, faites une annonce
« nous allons jouer ce match mais nous refusons de marquer un but tant que le président n’aura pas fait l’annonce d’un accueil inconditionnel des migrants et de la régularisation de tous les sans-papiers»
lors du match
tâchez de conserver au maximum le ballon dans la surface adverse
de vous approcher au plus près du but
de faire durer le plaisir et le suspense comme Garrincha
qui après avoir dribblé le gardien de but
revenait en arrière pour le dribbler une nouvelle fois avant de marquer mais à la différence de Garrincha
ne faites pas l’erreur de marquer
frôlez sensuellement la ligne de but
le plus tendrement et langoureusement possible
puis faites machine arrière tout en restant au plus près de la surface érogène de réparation si toutefois l’opération fonctionne
que le président craque et accède à vos volontés
vous pourrez ainsi marquer au plus vite et remporter, avec panache, votre match, le championnat
voire même la coupe du monde.
*
footballeurs citoyens
ensemble jouons
au football
au collectif
à la démocratie
à la République
au monde
à l’hospitalité
à la solidarité
à la vie
à l’humain avec tous et toutes quelle que soit l’origine quel que soit le niveau social quel que soit le sexe jouons de bon coeur
faites entendre votre voix refusons la barbarie
1 - Une histoire populaire du football, Mickaël Correïa, éditions La Découverte 2018
2 - Migrants, in Osons la fraternité, les écrivains aux côtés des Migrants, publié sous la direction de Patrick Chamoiseau et Michel Le Bris, éditions Philippe Rey, 2018
3 - Une histoire populaire du football, Mickaël Correïa, éditions La Découverte 2018